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MEMOIRES

D'OLTRE-TOMBE

TOME II

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CHATEAUBRIAIND

MÉMOIRES

D'OUTRE-TOMBE

NOUVELLE ÉDITI03S 4veo une Introduction, des Notes et des Appendices

PAR

Edmond BIRÉ

TOME II

PARIS LIBRAIRIE GARNIER FRÈRES

6, RUE DES SAINTS-PÈRES, 6

C I-

V.l

MEMOIRES

Z,IVRE VIIi

ie rais trouver ma mère. A Saint-Malo. Progrès de la Révolution. Mon mariage. Paris. Anciennes et nou Telles connaissances. L'abbé Barthélémy. Saint-Ange.

Théâtre. Changement et physionomie de Paris. Club des Cordeliers. Marat. Danton. Camille Desmoulins.

Fabre d'Eglantine. Opinion de M. de Walesherbes sur l'Emigration. Je joue et je perds. Aventure du fiacre.

M°»« Roland. Barère à l'Ermitage. Seconde fédéra- tion du 14 juillet. Préparatifs d'émigration. J 'émigré avec mon frère. Aventure de Saint-Louis. Nous pas- sons la frontière. Bruxelles. Dîner chez le baron de Bre- teuil. Rivarol. Départ pour l'armée des princes. Route.

Rencontre de l'armée prussienne. J'arrive à Trêves.

Armée des princes. Amphithéâtre romain. Atala. Les chemises de Henri IV. Vie de soldat. Dernière repré- sentation de l'ancienne France militaire. Commencement

du siège de Thionville. Le chevalier de la Baronnais.

Continuation du siège. Contraste. Saints dans les bois.

Bataille de Bouvines. Patrouille. Rencontre imprévue.

Effets d'un boulet et d'une bombe. Marché du camp.

Nuit aux faisceaux d'armes. Chiens hollandais. Souve- nir des Martyrs. Quelle était ma compagnie. Aux avant- postes. Eudore. Ulysse. Passage de la Moselle. Combat. Libba sourde et muette. Attaque sous Thion- ville. — Levée du siège. Entrée à Verdun. Maladie prussienne. Retraite. Petite vérole, Les Ardennes. Fourgons du prince de Ligne. Femmes de Namur. Je re-

1. Ce livre a été écrit à Londres d'avril à septembre i8?2. Il été revu ea février 1845 et ea décembre 1846.

IL 1

MEMOIRES D OUTRE-TOMBE

trouve mon frère à Bruxelles. Nos derniers adieux. Os- tende. Passage à Jersey. On me met à terre à Guerne- sey. La femme du pilote. Jersey. Mon oncle de Bedéo et sa famille. Description de l'île. L3 duc de Berry. Parents et amis disparus. Malheur de vieillir. Je passe en Angleterre. Dernière rencontre avec Gesril.

J'écrivis à mon frère, à Paris, le détail de ma tra- versée, lui expliquant les motifs de mon retour et le priant de me prêter la somme nécessaire pour payer mon passage. Mon frère me répondit qu'il venait d'en- voyer ma lettre à ma mère. Madame de Chateaubriand ne me fit pas attendre, elle me mit à même de me libérer et de quitter le Havre. Elle me mandait que Lucile était près d'elle avec mon oncle de Bedée et sa famille. Ces renseignements me décidèrent à me rendre à Saint-Malo, je pourrais consulter mon oncle sur la question de mon émigration prochaine.

Les révolutions, comme les fleuves, grossissent dans leur cours; je trouvai celle que j'avais laissée en France énormément élargie et débordant ses rivages ; ;e l'avais quittée avec Mirabeau sous la Constituante, je la retrouvai avec Darlon sous la Législative.

Le traité de Pilnitz, du 27 août 1791, avait été connu à Paris. Le 14 décembre i791,lorsque j'étais au milieu des tempêtes, le roi annonce qu'il avait écrit aux princes du corps germaniqr^ (notamment à l'électeur de Trêves) sur les armements d& i'Âîlemagne. Les frères de Louis XVI, le prince de Condé, M. de Ca- ionne, le vicomte de Mirabeau et M. de Laqueuille*

i. Jean-Claude-Marin- Victor, marquis de Laqueuille, à Châteaugay (Puy-de-Dôme) le 2 janvier 1742. Elu député de \t Doblesse de U sénéchaussée de Riom le 25 mars 1789, û %&

MÉMOIRES d'outre-tombe 3

furent presque aussitôt mis en accusation. Dès le 9 no- vembre, un précédent décret avait frappé les autres émigrés : c'était dans ces rangs déjà proscrits que j'accourais me placer; d'autres auraient peut-être re- culé, mais la menace du plus fort me fait toujours passer du côté du plus faible : l'orgueil de la victoire m'est insupportable.

En me rendant du Havre à Saint-Malo, j'eus lieu de remarquer les divisions et les malheurs de la France: les châteaux brûlés ou abandonnés; les propriétaires, à qui l'on avait envoyé des quenouilles, étaientpartis; les femmes vivaient réfugiées dans les villes. Les ha- meaux et les bourgades gémissaient sous la tyrannie des clubs affiliés au club central des Cordeliers, depuis réuni aux Jacobins. L'antagoniste de celui-ci, la Société monarchique ou des Feuillants, n'existait plus*; l'ignoble dénomination de sans-calotte était de-

démit de son mandat le 6 mai 1790, émigra, rejoignit l'armée des princes et commanda, sous le comte d'Artois, le corps delà noblesse d'Auvergne. Il fut décrété d'accusation le l^' jan- Tier 1792. Rentré en France sous le Consulat, il vécut dans la retraite jusqu'à sa mort, arrivée le 30 avril 1810.

1. Lp 16 juillet 1791, à propos de la pétition pour la déchéance rédigée par Laclos, une scission se produisit dans la Société des Amis de la Constitution, séante aux Jacobins. Barnave, D'jport, les Lametk et tous les autres membres de la sociéM qui faisaient partie de l'Assemblée constituante, à l'exception de Robespierre, Petion, Rœderer, Coroller, Buzot et Grégoire, abandonnèrent les Jacobins et fondèrent une société rivale, qui 86 réunit, elle aussi, rue Saint-Honoré, en face de la place de Louis-le-Grand (la place Vendôme), dans l'ancienne église des Feuillants. Les journaux jacobins crièrent haro sur ce club monarchioo-aristocratico-constitutionnel ; ils demandèrent que cette société turbulente et pestilentielle fût chassée de l'enceinte des Feuillants. Le 27 décembre 1791 , l'Assemblée législative décréta qu'aucune société politique ne pourrait être établie

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venue populaire; on n'appelait le roi que monsieur Veto ou mons Capet.

Je fus reçu tendrement de ma mère et de ma fa- mille, qui cependant déploraientrinopportunité de mon retour. Mon oncle, le comte de Bedée, se disposait à passer à Jersey avec sa femme, son fils et ses filles. Il s'agissait de me trouver de l'argent pour rejoindre les princes. Mon voyage d'Amérique avaitfait brèche à ma fortune ; mes propriétés étaient persque anéanties dans mon partage de cadet par la suppression des droits féodaux; les bénéfices simples qui me devaient échoir en vertu de mon affiliation à l'ordre de Malte étaient tombés avec les autres biens du clergé aux mains de la nation. Ce concours de circonstances décida de l'acte le plus grave de ma vie; on me maria, afin de me pro- curer le moyen de m'aller faire tuer au soutien d'une cause que je n'aimais pas.

Vivait retiré à Saint-Malo M. de Lavigne*, cheva- lier de Saint-Louis, ancien commandant de Lorient. Le comte d'Artois avait logé chez lui dans cette dernière ville lorsqu'il visita la Bretagne : charmé de son hôte, le prince lui promit de lui accorder tout ce qu'il demanderait dans la suite.

M de Lavigne eut deux fils : l'un d'eux' épousa

dans l'enceinte des ci-devants Feuillants et Capucins. Voir au tome II du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la Ter- reur- par Edmond Biré, le chapitre sur la Société des Feuil lants.

1. M. Buisson de la Vigne, ancien capitaine de vaisseau da la Compagnie des Indes. Il avait été anobli en 1776.

2. Alexis-Jacques Buisson de la Vigne, directeur de la Com- pagnie des Indes à Lorient, avait épousé dans cette ville, en 1770, Céleste Rapion de la Placelière, originaire de Saint- Malo.

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M"' de la Placelière. Deux filles, nées de ce mariage, restèrent en bas âge orphelines de père et de mère. L'ainée se maria au comte du Plessix-Parscau S capi- taine de vaisseau, fils et petit-fils d'amiraux, aujour- d'hui contre-amiral lui-même, cordon rouge et com- mandant des élèves de la marine à Brest; la cadette ^ demeurée chez son grand-père, avait dix-sept anj lorsque, à mon retour d'Amérique, j'arrivai à Saint- Malo. Elle était blanche, délicate, mince et fort jolie : elle laissait pendre, comme un enfant, de beaux che- veux blonds naturellement bouclés. On estimait sa fortune de cinq à six cent mille francs.

Mes sœurs se mirent en tête de me faire épouser M"» de Lavigne, qui s'était fort attachée à Lucile. L'affaire fut conduite à mon insu. A peine avais-je aperçu trois ou quatre fois M"^ de Lavigne ; je la re- connaissais de loin sur le Sillon à sa pelisse rose, sa robe blanche et sa chevelure blonde enflée du vent, lorsque sur la grève je me livrais aux caresses de ma vieille maîtresse, la mer. Je ne me sentais aucune qualité du mari. Toutes mes illusions étaient vivantes, rien n'était épuisé en moi; l'énergie même de mon existence avait doublé par mes courses. J'étais tour- menté de la muse. Lucile aimait M"^ de Lavigne, et voyait dans ce mariage l'indépendance de ma for- tune : « Faites donc! » dis-je. Chez moi l'homme pu-

1. Anne Buisson de la Vigne, née en 1772 et sœur aînée de M™e de Chateaubriand, avait épousé à Saint-Malo, le 29 mai 1789, Hervé-Louis-Joseph-Marie de Parscau, et non de Parseau, comme le portent toutes les éditions précédentes. Voir, à VAppendice, le n^ l : Le comte du Plessix de Parscau.

2. Céleste Buisson de la Vigne, née à Lorient en 1774. C'est elle qui sera M™« de Chateaubriand.

t MÉMOIRES d'outre-tombe

blic est inébranlable, l'homme privé est à la merci de quiconque se veut emparer de lui, et, pour éviter une tracasserie d'une heure, je me rendrais esclave pen- dant un siècle.

Le consentement de l'aïeul, de l'oncle paternel et des principaux parents fut facilement obtenu : restait à conquérir un oncle maternel, M. de Vauvert*, grand démocrate ; or, il s'opposa au mariage de sa nièce avec un aristocrate comme moi, qui ne l'étais pas du tout. On crut pouvoir passer outre, mais ma pieuse mère exigea que le mariage religieux fût fait par un prêtre non assermenté, ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en se- cret. M. de Vauvert le sut, et lâcha contre nous la ma- gistrature, sous prétexte de rapt, de violation de la loi, et arguant de la prétendue enfance dans laquelle le grand-père, M. de Lavigne, était tombé. M"' de La- vigne, devenue M"* de Chateaubriand, sans que j'eusse eu de communication avec elle, fut enlevée au nom de la justice et mise à Saint-Malo, au couvent de la Vic- toire, en attendant l'arrêt des tribunaux.

Il n'y avait ni rapt, ni violation de la loi, ni aven- ture, ni amour dans tout cela ; ce mariage n'avait que le mauvais côté du roman : la vérité. La cause fut plaidée, et le tribunal jugea l'union valide au civil. Les parents des deux familles étani d'accord, M. de Vauvert se désista de la poursuite. Le curé constitu- tionnel, largement payé, ne réclama plus contre la

1. Michel Bossinot de Vauvert, y)é le 21 décembre 1724 à Saint-Malo, il mourut le 16 septembre 1809. Il avait été sonseiller du roi et procureur à l'amirauté. Sa descendance est représentée aujourd'hui par la famiilr', Poulain du Reposoir. II était l'oncle i la mode de Bretagne dA M'>" Céleste Buisson la Vigne.

MÉMOIRES d'outre-tombe 7

première bénédiction nuptiale, et M""* de Chateau- briand sortit du couvent, oîi Lucile s'était enfermée avec elle'.

C'était une nouvelle connaissance que j'avais à faire, et elle m'apporta tout ce que je pouvais désirer. Je ne sais s'il a jamais existé une int'îlligence plus fine que celle de ma femme : elle devine la pensée et la parole à naître sur le front ou sur les lèvres de la personne avec qui elle cause : la tromper en rien est impossible. D'un esprit original et cultivé, écrivant de la manière la plus piquante, racontant à merveille, M™* de Cha- teaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ouvrages; elle craindrait d'y rencontrer des idées qui ne sont pas les siennes, ou de découvrir qu'on n'a pas assez d'enthousiasme pour ce que je vaux. Quoique juge passionné, elle est instruite et bon juge.

Les inconvénients de M™* de Chateaubriand, si elle en a, découlent de la surabondance de ses qualités; mes inconvénients très réels résultent de la stérilité des miennes. Il est aisé d'avoir de la résignation, de la patience, de l'obligeance générale, de la sérénité d'humeur, lorsqu'on ne prend à rien, qu'on s'ennuie de tout, qu'on répond au malheur comme au bonheur par un désespéré et désespérant: « Qu'est-ce que cela fait ? »

M™' de Chateaubriand est meilleure que moi, bien que d'un commerce moins facile. Ai-je été irrépro- chable envers elle? Ai-je reporté à ma compagne tous les sentiments qu'elle méritait et qui lui devaient ap-

1. Voir V Appendice no II : Le Mariage de Chateaubriand.

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partenir? S'en est-elle jamais plainte? Quel bonhenr a-t-elle goûté pour salaire d'une affection qui ne s'est jamais démentie? Elle a subi mes adversités ; elle a été plongée dans les cachots de la Terreur, les persécutions de l'empire, les disgrâces de la Restauration, elle n'a point trouvé dans les joies maternelles le contre-poids de ses chagrins. Privée d'enfants, qu'elle aurait eus peut- être dans une autre union, et qu'elle eût aimés avec folie ; n'ayant point ces honneurs et ces tendresses de la mère de famille qui consolent une femme de ses belles années, elle s'est avancée, stérile et solitaire, vers la vieillesse. Souvent séparée de moi, adverse aux lettres, l'orgueil de porter mon nom ne lui est point un dédommagement. Timide et tremblante pour moi seul, ses inquiétudes sans cesse renaissantes lui ôtent le sommeil et le temps de guérir ses maux : je suis sa permanente infirmité et la cause de ses rechutes. Pourrais-je comparerquelques impatiences qu'elle m'a données aux soucis que je lui ai causés? Pourrais-je opposer mes qualités telles quelles à ses vertus qui nourrissent le pauvre, qui ont élevé l'infirmerie de Marie-Thérèse en dépit de tous les obstacles ? Qu'est- ce que mes travaux auprès des œuvres de cette chré- tienne? Quand l'un et l'autre nous paraîtrons devant Dieu, c'est moi qui serai condamné.

Somme toute, lorsque je considère l'ensemble et l'imperfection de ma nature, est -ilcertain que le mariage ait gâté ma destinée ? J'aurais sans doute eu plus de loisir et de repos ; j'aurais été mieux accueilli de cer- taines sociétés et de certaines grandeurs de la terre; mais en politique, si M"» de Chateaubriand m'a contra- rié, elle ne m'a jamais arrêté, parce que là, comme en

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fait d'honneur, je ne juge que d'après mon sentiment. Aurais-je produit un plus grand nombre d'ouvrages si j'étais resté indépendant, et ces ouvrages eussent- ils été meilleurs? N'y a-t-il pas eu des circonstances, comme on le verra, oii, me mariant hors de France, j'aurais cessé d'écrire et renoncé à ma patrie? Si je ne me fusse pas marié, ma faiblesse ne m'aurait-elle pas livré en proie à quelque indigne créature? N'aurais-je pas gaspillé et sali mes heures comme lord Byron? Au- jourd'hui que je m'enfonce dans les années, toutes mes folies seraient passées; il ne m'en resterait que le vide et les regrets : vieux garçon sans estime, ou trompé ou détrompé, vieil oiseau répétant à qui ne l'écouterait pas ma chanson usée. La pleine licence de mes désirs n'aurait pas ajouté une corde de plus à ma lyre, un son plus ému à ma voix. La contrainte de mes sentiments, le mystère de mes pensées ont peut-être augmenté l'énergie de mes accents, animé mes ouvrages d'une fièvre interne, d'une flamme ca- chée, qui se fût dissipée à l'air libre de l'amour. Retenu par un lien indissoluble, j'ai acheté d'abord au prix d'un peu d'amertume les douceurs que je goûte au- jourd'hui. Je n'ai conservé des maux de mon existence que la partie inguérissable. Je dois donc une tendre et éternelle reconnaissance à ma femme, dont l'attache- ment a été aussi touchant que profonde! sincère. Elle a rendu ma vie plus grave, plus noble, plus honorable, en m'inspirant toujours le respect, sinon toujours la force des devoirs.

Je me mariai à la fin de mars 1792, et, le 20 avril, l'Assemblée législative déclara la guerre à François II,

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qui venait de succéder à son père Léopold; le 10 du même mois, on avait béatifié à Rome Benoît Labre : voilà deux mondes. La guerre précipita le reste de la noblesse hors de France. D'un côté, les persécutions redoublèrent; de l'autre, il ne fut plus permis aux loyalistes de rester à leurs foyers sans être réputés pol- trons ; il fallut m'acheminer vers le camp que j'étais venu chercher de si loin. Mon oncle de Bedée et sa famille s'embarquèrent pour J'^rsey, et moi je partis pour Paris avec ma femme et me.s sœurs Lucile et Julie. iNous avions fait arrêter un appartement, faubourg Saint-Germain, cul-de-sac Pérou, petit hôtel de Villette. je me hâtai de chercher ma première société. Je revis les gens de lettres avec lesquels j'avais eu quelques relations. Dans les nouveaux visages, j'aperçus ceux du savant abbé Barthélémy' et du poète Saint-Ange'.

1. L'abbé Barthélémy (1716-1795), garde des médailles et antiques du cabinet du roi, membre de l'Académie française et de l'Académie des inscriptions, auteur du Voyage du jextne Anachat'sis en Grèce vers le milieu du iv^ siècle avant Vère vulgaire. Il passa la plus grande pailie de sa vie auprès du duc et de la duchesse de Choiseul dans leur terre de Chanleloup.

2. Ange-François Fariau, dit de Saint- Ange (1747-1810), membre de l'Académie française. Sa traduction en vers des Métamorphoses d'Ovide lui avait valu une assez grande réputa- tion. Si le poète Saint-Ange n'avait guère d'esprit, il avait encore moins de modestie. Le très spirituel abbé de Féletz le laissait entendre, d'une façon bien pic^uante, dans le feuilleton il rendait compte de la réception du poète à, l'Académie : « C'est un grand écueil pour tout le monde, écrivait-il, de parler de soi, et il semblait que c'en était un plus grand encore pour M. de Saint-Ange. Tout le monde l'attendait là, et tout le monde a été surpris : il a bien attrapé les malins et les mauvais plaisants ; il a parlé de lui fort peu et très modestement. J'ai cinq cents témoins de ce que j'avauce ici ; certainement, de toutes les Métamorphoses que non i devons k M. de Saiut* Ange, ce n'est pas la moins étonnait»

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L'abbé a trop dessiné les gynécées d'Athènes d'après les salons de Chanteloup. Le traducteur d'Ovide n'était pas un homme sans talent; le talent est un don, une chose isolée ; il se peut rencontrer avec les autres facultés mentales, il peut en être séparé: Saint- Ange en fournissait la preuve; il se tenait à quatre pour n'être pas bête, mais il ne pouvait s'en empê- cher. Un homme dont j'admirais et dont j'admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre, man- quait d'esprit et malheureusement son caractère était au niveau de son esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les Études de la nature par la borne de l'intelligence et par le défaut d'élévation d'âme de l'écrivain*.

Rulhière était mort subitement, en 1791*, avant mon départ pour l'Amérique. J'ai vu depuis sa petite mai- son à Saint-Denis, avec la fontaine et la jolie statue de l'Amour, au pied de laquelle on lit ces vers :

1. Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), auteur des Etudes sur la Nature et de Paul et Virginie. Le jugement que porte ici Chateaubriand sur le caractère de Bernardin de Saint-Pierre est en complet désaccord avec l'opinion reçue qui fait de ce dernier un bonhomme très doux et d'une bienveil- lance universelle, sans autre défaut que d'être trop sensible. Qui a raison de Chateaubriand ou de la légende ? Il semble bien que ce soit l'auteur des Mémoires éC Outre-Tombe . Voici, en effet, ce que je lis dans l'excellente biographie de Bernardin de Saint-Pierre par M"« Arvède Barine : « Il était pensionné iécorê, bien traité par l'empereur. Le monde parisien le choyait et l'adulait... Il serait parfaitement hsureux s'il avait bon carac- tère. Mais il a mauvais caractère, plus que jamais. Il ne s'est jamais tant disputé... » Et plus loin : « Il n'est pas étonnant qu'il fût détesté de la plupart de ses fconfrères. Andrieux se sou- venait de M. de Saint -Pierre comme d'un hom,me dur,

méchant Ses ennemis lui rendaifjîit les coups avec usure et,

comme il était vindicatif, il mourut sans avoir fait la paix.

«. Le 30 janvier 1791.

12 MÉMOIRES d'outre-tombe

D'Egmont avec l'Amour visita cette rive :

Une image de sa beauté Se peignit un moment sur l'onde fugitive : D'Egmont a disparu ; l'Amour seul est resté.

Lorsque je quittai la France, les théâtres de Paria retentissaient encore du Réveil d'Êpiménide^ et de ce couplet :

J'aime la vertu guerrière De nos braves défenseurs, Mais d'un peuple sanguinaire Je déteste les fureurs. A l'Europe redoutables, Soyons libres à jamais. Mais soyons toujours aimables Et gardons l'esprit français.

A mon retour, il n'était plus question du Réveil cfÉ' piménide ; et si le couplet eût été chanté, on aurait fait un mauvais parti à l'auteur. Charles /Z avait prévalu. La vogue de cette pièce tenait principalementaux cir- constances; le tocsin, un peuple armé de poignards, la haine des rois et des prêtres, offraient une répéti- tion à huis clos de la tragédie qui se jouait publique- ment; Talma, débutant, continuait ses succès.

Tandis que la tragédie rougissait les rues, la berge- rie florissait au théâtre; il n'était question que d'in- nocents pasteurs etdevirgincdes pastourelles '.champs, ruisseaux, prairies, moutons, colombes, âge d'or sous le chaume, revivaient aux soupirs du pipeau devant les

i. Sur le Réveil d'Epiménide et sur son auteur Carbon de Flius, voir, au tome I, la note de la page 219.

MÉMOIRES D'OUïRE-TOMBE 13

roucoulants Tircis elles naïves tricoteuses qui sortaient du spectacle de la guillotine. Si Sanson en avait eu le temps, il aurait joué le rôle de Colin, et M"« Thé- roigne de Méricourt* celui de Babet. Les Convention- nels se piquaient d'être les plus bénins des hommes : bons pères, bons fils, bons maris, ils menaient pro- mener les petits enfants; ils leur servaient de nour- rices; ils pleuraient de tendresse à leurs simples jeux; ils prenaient doucement dans leurs bras ces petits agneaux, afin de leur montrer le dada des charrettes qui conduisaient les victimes au supplice. Ils chan- taient la nature, la paix, la pitié, la bienfaisance, la

1. Elle s'appelait de son vrai nom Théroigne Terwagne. Elle était née, en 1762, non à Méricourt, mais à Marcourt, village situé sur l'Ourthe, à proximité de la petite ville de Laroche. De 1789 à 1792, des journées d'octobre au 10 août, elle s'est ruée k tous les excès, à tous les crimes. Aux journées d'octobre, c'est elle qui mène à Versailles les mégères qui demandent « les boyaux » de la reine ; au 10 août, c'est elle qui égorge Suleau. Afi '^ Théroigne tenait, du reste, pour la Gironde contre la Montagne, pour Brissot contre Robespierre. Peu de jours avant le 31 mai, elle était aux Tuileries. Un peuple de femmes criait: « A bas les Brissotins I » Brissot passe. Il est hué, et des insultes on va passer aux coups. Théroigne s'élance pour le défendre. « Ahl tu es brissotinel crient les femmes, tu vas payer pour tous I » Et Théroigne est fouettée. On ne la revit plus. Elle était sortie folle des mains des flagelleuses. Un hôpital avait refermé ses portes sur elle. Sa raison était morte. De l'Hôtel-Dieu, elle fut transférée à la Salpêtrière, de la Salpêtrière aux Petites-Maisons, pour être ramenée à la Salpê- trière en 1807. La malheureuse survécut encore huit ans, « ravalée à la brute, ruminant des paroles sans suite : fortune, liberté, comité, révolution, décret, coquin, brûlée de feux, inondant de seaux d'eau la bauge de paille elle gîtait, brisant la glace des hivers pour boire dans le ruisseau à plat ventre, paissant ses excréments I » Elle mourut à l'infirmerie générale de la Salpêtrière le 8 juin 1815. {Portraits intimes du xviu' tiiole, par Edmond at Jules de Qoncoort, 1878.)

14 MÉMOIRES d'outre-tombe

candeur, les vertus domestiques; ces béats de phi- lanthropie faisaient couper le cou à leurs voisins avec une extrême sensibilité, pour le plus grand bonheur de l'espèce humaine.

Paris n'avait plus, en 1792, la physionomie de 1789 et de 1790; ce n'était plus la Révolution naissante, c'était un peuple marchant ivre à ses destins, au tra- vers des abîmes, par des voies égarées. L'apparence du peuple n'était plus tumultueuse, curieuse, empres- sée; elle était menaçante. On ne rencontrait dans les rues que des figures effrayées ou farouches, des gens qui se glissaient le long des maisons afin de n'être pas aperçus, ou qui rôdaient cherchant leur proie : des regards peureux et baissés se détournaient de vous, ou d'âpres regards se fixaient sur les vôtres pour vous deviner et vous percer.

La variété des costumes avait cessé; le vieux monde s'effaçait; on avait endossé la casaque uniforme du monde nouveau, casaque qui n'était alors que le der- nier vêtement des condamnés à venir. Les licences sociales manifestées au rajeunissement de la France, les libertés de 1789, ces libertés fantasques et déré- glées d'un ordre de choses qui se détruit et qui n'est pas encore l'anarchie, se nivelaient déjà sous le sceptre populaire : on sentait l'approche d'une jeune tyrannie plébéienne, féconde, il est vrai, et remplie d'espé- rances, mais aussi bien autrement formidable que le despotisme caduc de l'ancienne royauté : car le peuple souverain étant partout, quand il devient tyran, le tyran est partout; c'est la présence universelle d'un universel Tibère.

MÉMOIRES d'outre-tombe 13

Dans la population parisienne se mêlait une popu- lation étrangère de coupe-jarrets du midi; l'avant- garde des Marseillais, que Danton attirait pour la journée du 10 août et les massacres de septembre, se faisait connaître à ses haillons, à son teint bruni, à son air de lâcheté et de crime, mais de crime d'un autre soleil : in vultu vitium, au visage le vice.

A l'Assemblée législative, je ne reconnaissais per- sonne ; Mirabeau et les premières idoles de nos trou- bles, ou n'étaient plus, ou avaient perdu leurs autels. Pour renouer le fil historique brisé par ma course en Amérique, il faut reprendre les choses d'un peu plus haut.

VUE RÉTROSPECTIVE,

La fuite du roi, le 21 juin 1791, fît faire à la Révo- lution un pas immense. Ramené à Paris le 25 du même mois, il avait été détrôné une première fois, puisque l'Assemblée nationale déclara que ses décrets auraient force de loi sans qu'il fût besoin de la sanction ou de l'acceptation royale. Une haute cour de justice, devan- çant le tribunal révolutionnaire, était établie à Orléans. Dès cette époque madame Roland demandait la tête de la reine*, en attendant que la Révolution lui de-

1. M™e Roland avait demandé la tête de la reine dès les pre- miers jours de la Révolution. Le 26 juillet 1789, au lendemain des égorgements qui avaient accompagné et suivi la prise de la Bastille, elle écrivait de Lyon à son ami Bosc, le futur éditeur de ses Mémoires : « ...Je vous ai écrit des choses plus rigoureuse* que vous n'en avez faites; et cependant, si vous n'y prenez garde, vous n'aurez fait qu'une levée de boucliers... Vous vous occupez d'une municipalité, et vous laissez échapper des têtes qui vont conjurer de nouvelles horreurs. Votts n'êtes que de» (tnfants; votre enthousiasme est un fea de paille; et si r Assem- blée nationale ne fait pas en règle ^^ procès de deux têtes »J-

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mandât la sienne. L'attroupement du Champ de Mars* avait eu lieu contre le décret qui suspendait le roi de ses fonctions, au lieu de le mettre en jugement. L'acceptation de la Constitution, le 14 septembre, ne calma rien. Il s'était agi de déclarer la déchéance de Louis XVI ; si elle eût eu lieu, le crime du 21 janvier n'aurait pas été commis ; la position du peuple français changeait par rapport à la monarchie et vis-à-vis de la postérité. Les Constituants qui s'opposèrent à la déchéance crurent sauver la couronne, et ils la per- dirent; ceux qui croyaient la perdre en demandant la déchéance l'auraient sauvée. Presque toujours, en politique, le résultat est contraire à la prévision.

Le 30 du même mois de septembre 1791, l'Assem- blée constituante tint sa dernière séance; l'imprudent décret du 17 mai précédent, qui défendait la réélec- tion des membres sortants ^ engendra la Convention. Rien de plus dangereux, de plus insuffisant, de plus inapplicable aux affaires générales, que les résolutions

lustres ou qvie de généreux déciu^ ne les abattent, vous ête» tous f . . . » {Correspondance de M^' Roland, publiée à la suite de ses Mémoires.) Quand Louis XVI et Marie-Antoinette, le 25 juin 1791, sont ramenés de Varennes et rentrent aux Tuile- ries, humiliés, captifs, la joie déborde du cœur de M™» Roland: « Je ne sais plus me tenir chez moi, écrit-elle; je vais voir les braves gens de ma connaissance pour nous exciter aux grandes mesures. » « 11 me semble, écrit-elle encore, qu'il faudrait met- tre le mannequin royal en séquestre et faire le procès à sa femme. » Puis elle se ravise; elle veut qu'on fasse aussi le pro- cès à Louis XVI : « Faire le procès à Louis XVI, dit-elle, serait sans contredit la plus grande, la plus juste des mesures; mail vous êtes incapables de la prendre. »

1. Le 17 juillet 1791.

2. Le décret déclarant les membres de l'Assemblée nationale inéligibles à la prochaine législature fut rendu le 16 mai 1791 et non le 17.

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particulières à des individus ou à des corps, alors même qu'elles sont honorables.

Le décret du 29 septembre, pour le règlement des sociétés populaires, ne servit qu'à les rendre plus vio- lentes. Ce fut le dernier acte de l'Assemblée consti- tuante ; elle se sépara le lendemain, et laissa à la France une révolution.

ASSEMBLÉE LÉGretATITK. CLUBS.

L'Assemblée législative installée le 1" octobre 1791, roula dans le tourbillon qui allait balayer les vivants et les morts. Des troubleb ensanglantèrent les dépar- tements; à Caen, on se rassasia de massacres et l'on mangea le cœur de M. de Belsunce*

Le roi apposa son veto au décret contre les émigrés et à celui qui privait de tout traitement les ecclésias- tiques non assermentés. Ces actes légaux augmen- tèrent l'agitation. Petion était devenu maire de Paris ^ Les députés décrétèrent d'accusation, le 1" jan- vier 1792, les princes émigrés; le 2, ils fixèrent à ce

1. Le comte de Belsunce, major en second du régiment de Bourbon Infanterie. « A partir da 14 juillet, dit M. Taine, dans chaque ville, les magistrats se sentent à la merci d'une bande de sauvages, parfois d'une bande de cannibales. Ceux de Troyes viennent de torturer Huez (le maire de la viUe) à la manière des Hurons; ceux de Caen ont fait pis : le major de Belsunce, non moins innocent et garanti par la foi jurée, a été dépecé comme Lapérouse aux îles Fidji, et une femme & mangé son cœur. » La Révolution, tome I, p. 89.

2. Jérôme Petion de Villeneuve (1756-1794), député aux Etats- Généraux et membre de la Convention. Le 17 novembre 1791, il fut élu maire, en remplacement de Bailly, par 6,708 voix, alors que le nombre des électeurs était de 80,000. Il avait pour con- current La Fayette.

T. II. î»

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1" janvier le commencement de l'an iv de la liberté Vers le 13 février, les bonnets rouges se montrèrent dans les rues de Paris, et la municipalité fit fabriquer des piques. Le manifeste des émigrés parut le 1" mars. L'Autriche armait. Paris était divisé en sections, plus ou moins hostiles les unes aux autres * . Le 20 mars 1792, l'Assemblée législative adopta la mécanique sépulcrale sans laquelle les jugements de la Terreur n'auraient pu s'exécuter ; on l'essaya d'abord sur des morts, afin qu'elle apprît d'eux son œuvre. On peut parler de cet instrument comme d'un bourreau, puisque des per- sonnes, touchées de ses bons services, lui faisaient présent de sommes d'argent pour son entretien ^ L'in- vention de la machine à meurtre, au moment même elle était nécessaire au crime, est une preuve mé- morable de cette intelligence des faits coordonnés les uns aux autres, ou plutôt une preuve de l'action cachée de la Providence, quand elle veut changer la face des empires.

Le ministre Roland, à l'instigation des Girondins, avait été appelé au conseil du roi '. Le 20 avril, la guerre fut déclarée au roi de Hongrie et de Bohême. Marat publia VAmi du peuple, malgré le décret dont

1. Avant 1789, Paris était partagé en vingt-et-un quartiers. Le règlement fait par le roi, le 23 avril 1789, pour la convoca- tion des trois états de la ville de Paris, divisa cette ville en soixante arrondissements et districts, division qui subsista jus- qu'à la la loi du 27 juin 1790. A cette époque, l'Assemblée cons- tituante substitua aux soixante districts quarante-hmt sections.

2. Le 17 germinal an II (6 avril 1794), un citoyen se présenta à la barre de la Convention et offrit ime somme qu'il destinait, dit-il, aux frais d'entretien et de réparation de la guillotine, [Moniteur du 7 avril 1794).

3. Le 23 mars 1792.

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lui, Marat, était frappé. Le régiment Royal-Allemand et le régiment de Berchiny désertèrent. Isnard* par- lait de la perfidie de la cour, Gensonné et Brissot dé- nonçaient le comité autrichien ^ Une insurrection éclata à propos de la garde du roi, qui fut licen-

1. Maximin Isnard (1751-1825), député du Var à la Législa- tive, à la Convention et au Conseil des Cinq-Cents. Il fut, dans les deux premières de ces Assemblées, l'un des plus éloquents orateurs du parti de la Gironde. « L'homme du parti girondin, a écrit Charles Nodier, qui possédait au plus haut degré le don de ces inspirations violentes qui éclatent comme la foudre en explosions soudaines et terribles, c'était Isnard, génie violent, orageux, incompressible. » A la Législative, il s'était signalé par la véhémence de son langage contre les prêtres, il avait dit du haut de la tribune : « Contre eux, il ne faut pas de preuveil » A la Convention, il avait voté la mort du roi ; mais, avant même la chute de la République, sa conversion religieuse et politique était complète; il ne craignait pas de se dire hautement catho- lique et royaliste. On lit dans une publication intitulée Préser- vatif contre la Biographie nouvelle des contemporains, par le comte de Fortia-Piles (1822) : « Isnard a frémi de sa conduite révolutionnaire; ses crimes se sont représentés à ses yeux; le plus irrémédiable de tous, celui du 21 janvier, ne pouvait être effacé par un repentir ordinaire. Qu'a-t-il fait? En pleine santé, jouissant de toutes ses facultés, il s'est rendu en plein midi (et plus d'une fois) le jour anniversaire du crime, au lieu il a été consommé; il s'est agenouillé sur les pierres inondées du sang du roi martyr; il s'est prosterné à la vue de tous les passants, a baisé la terre sanctifiée par le supplice du juste, a mouillé de «es larmes les pavés qui lui retraçaient encore l'image de son auguste victime ; il a fait amende honorable et a imploré à haute Toix le pardon de Dieu et des hommes. »

2. Armand Gensonné, député de la Gironde à la Législative et à La Convention, à Bordeaux le 10 août 1758, exécuté k Paris le 31 octobre 1793. Jean-Pierre BiHssot de Warville, député de Paris à l'Assemblée législative et député d'Eure-et-Loir à la Convention, à Chartres le 14 janvier 1754, guillotiné le 31 octobre 1793. La dénonciation de Gensonné et de Brissot contre le prétendu comité autrichien eut lieu dans U séance iu 83 mai 1792.

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ciée'. Le 28 mai, l'Assemblée se forma en séances per- manentes. Le 20 juin, le château des Tuileries fut forcé par les masses des faubourgs Saint-Antoine et Saint- Marceau ; le prétexte était le refus de Louis XVI de sanctionner la proscription des prêtres ; le roi courut risque de vie. La patrie était déclarée en danger. On brûlait en effigie M. de La Fayette. Les fédérés de la seconde fédération arrivaient ; les Marseillais, attirés par Danton, étaient en marche: ils entrèrent dans Paris le 30 juillet, et furent logés par Petion aux Gor- deliers.

LES CORDELIERS.

Auprès de la tribune nationale, s'étaient élevées deux tribunes concurrentes : celle des Jacobins et celle des Cordeliers, la plus formidable alors, parce qu'elle donna des membres à la fameuse Commune de Paris, et qu'elle lui fournissait des moyens d'action. Si la formation de la Commune n'eût pas eu lieu, Paris, faute d'un point de concentration, se serait divisé, et les différentes mairies fussent devenues des pouvoirs rivaux.

Le club des Cordeliers était établi dans ce monas- tère, dont une amende en réparation d'un meurtre avait servi à bâtir l'église sous saint Louis, en 1259 ' ; elle devint, en 1590, le repaire des plus fameux ligueurs.

Il y a des lieux qui semblent être le laboratoire des factions : « Avis fut donné, dit L'Estoile (12 juil-

i. Le décret ordonnant la dissolution de la garde constitution- nelle du roi fut voté le 29 mai 1792. 2. EUe fut brûlée en 1580. Ch.

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« let 1593), au duc de Mayenne, de deux cents cor- «c deliers arrivés à Paris, se fournissant d'armes et « s'entendant avec les Seize, lesquels dans les Cor- « deliers de Paris tenaient tous les jours conseil... Ce « jour, les Seize, assemblés aux Cordeliers, se déchar- « gèrent de leurs armes. » Les ligueurs fanatiques avaient donc cédé à nos révolutionnaires philosophes le monastère des Cordeliers, comme une morgue.

Les tableaux, les images sculptées ou peintes, les voiles, les rideaux du couvent avaient été arrachés; la basilique, écorchée, ne présentait plus aux yeux que ses ossements et ses arêtes. Au chevet de l'église, le vent et la pluie entraient par les rosaces sans vi- traux, des établis de menuisier servaient de bureau au président, quand la séance se tenait dans l'église. Sur ces établis étaient déposés des bonnets rouges, dont chaque orateur se coiffait avant de monter à la tribune. Cette tribune consistait en quatre poutrelles arc-boutées, et traversées d'une planche dans leur X, comme un échafaud. Derrière le président, avec une statue de la Liberté, on voyait de prétendus instru- ments de l'ancienne justice, instruments suppléés par un seul, la machine à sang, comme les mécaniques compliquées sont remplacées par le bélier hydrau- lique. Le Club des Jacobins épurés emprunta quelques- unes de ces dispositions des Cordeliers.

ORATEURS.

Les orateurs, unis pour détruire, ne s'entendaient ni sur les chefs à choisir, ni sur les moyens à em- ployer; ils se traitaient de gueux, de filous, de voleurs.

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de massacreurs, à la cacophonie des sifflets et deâ hurlements de leurs différents groupes de diables. Les métaphores étaient prises du matériel des meur- tres, empruntées des objets les plus sales de tous les genres de voirie et de fumier, ou tirées des lieux con- sacrés aux prostitutions des hommes et des femmes. Les gestes rendaient les images sensibles ; tout était appelé par son nom, avec le cynisme des chiens, dans une pompe obscène et impie de jurements et de blas- phèmes. Détruire et produire, mort et génération, on ne démêlait que cela à travers l'argot sauvage dont les oreilles étaient assourdies. Les harangueurs, à la voix grêle ou tonnante, avaient d'autres interrupteurs que leurs opposants : les petites chouettes noires du cloître sans moines et du clocher sans cloches s'éjouis- saient aux fenêtres brisées, en espoir du butin ; elles interrompaient les discours. On les rappelait d'abord à Tordre par le tintamarre de l'impuissante sonnette ; mais ne cessant point leur criaillement, on leur tirait des coups de fusil pour leur faire faire silence : elles tombaient, palpitantes, blessées et fatidiques, au milieu du pandémonium. Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, pou- dreux, soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l'épaule ou les bras nus croisés.

Les plus difformes de la bande obtenaient de préfé- rence la parole. Les infirmités de l'âme et du corps ont joué un rôle dans nos troubles : l'amour-propre en souffrance a fait de grands révolutionnaires.

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MARAT ET SES AMIS.

D'après ces préséances de hideur, passait successi- vement, mêlée aux fantômes des Seize, une série de têtes de gorgones. L'ancien médecin des gardes du corps du comte d'Artois, l'embryon suisse Marat',les pieds nus dans des sabots ou des souliers ferrés, pé- rorait le premier, en vertu de ses incontestables droits. Nanti de l'office de fou à la cour du peuple, il s'écriait, avec une physionomie plate et ce demi-sourire d'une banalité de politesse que l'ancienne éducation mettait sur toutes les faces : « Peuple, il te faut couper deux cent soixante-dix mille têtes! » A ce Caligula de car- refour succédait le cordonnier athée, Chaumette ^ Celui-ci était suivi du procureur général de la lan- terne, Camille Desmoulins, Cicéron bègue, conseiller public de meurtres, épuisé de débauches, léger répu- blicain à calembours et à bons mots, diseur de gau- drioles de cimetière, lequel déclara qu'aux massacres de septembre, tout s'était passé avec ordre. Il consen- tait à devenir Spartiate, pourvu qu'on laissât la façon du brouet noir au restaurateur Méot *.

1. Jean-Paul Marat, membre de la Convention, à Boudry (Suisse) le 24 mai 1743, mort à Paris le 14 juillet 1793.

2. Pierre-Gaspard Chaumette, à Nevers le 24 mai 1763, guillotiné le 13 avril 1794. Fils d'un cordonnier, il n'exerça ja- mais lui-même cette profession. Son père lui avait fait commen- cer ses études, qu'il abandonna bientôt pour s'embarquer. Il fut successivement mousse, timonier, copiste et clerc de procu- reur. Il se faisait gloire d'être athée et déclarait « qu'il n'y avait d'autre Dieu que le peuple ».

3. Benott-Camille Desmoulins (1760-1794), député de Paris à U Convention. Méot, qui avait ses salons au Palais-Royal,

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Fouché, accouru de Juilly et de Nantes, étudiait le désastre sous ces docteurs : dans le cercle des bétes féroces attentives au bas de la chaire, il avait Tair d'une hyène habillée. Il haleinait les futures effluves du sang; il humait déjà l'encens des processions à ânes et à bourreaux, en attendant le jour où, chassé du club des Jacobins, comme voleur, athée, assassin, il serait choisi pour ministre *. Quand Marat était descendu de sa planche, ce Triboulet populaire deve- nait le jouet de ses maîtres : ils lui donnaient des Ha- sardes, lui marchaient sur les pieds, le bousculaient avec des huées, ce qui ne l'empêcha pas de devenir

était le meilleur restaurateur de Pari». L'abbé Delille l'a célébré au chant III de V Homme des Champs:

Leur appétit insulte à tout l'art des Méots.

Ses succulents dînera faisaient venir l'eau à la bouche de Ca- mille Desmoulins, qui s'écriait, dès les premiers temps de la Révolution: « Moi aussi, je veux célébrer la République... pourvu que les banquets se fassent chez Méot. » {Histoire poli- tique et littéraire de la Presse en France, par Eugène Hatin, tome V, p. 308).

1. Joseph Fouché, duc d'Otrante (1754-1820), membre de la Convention, membre du Sénat conservateur, représentant et pair des Cent-Jours, député de 1815 à 1816, ministre de la po- lice sous le Directoire, sous Napoléon et sous Louis XVIII. Après avoir été professeur à Juilly, il était principal du collège des Oratoriens à Nantes, lorsqu'il fut envoyé à la Convention par le département de la Loire-Inférieure. Chateaubriand lui trouvait l'air d'une hyène habillée; tout au moins avait-il l'air d'une fouine. On lit dans le Mémorial de Norvius (tome III, p. 318) : « J'avais vu souvent à Paris le duc d'Otrante, et en le revoyant à Rome la fin de 1813), je ne pus m'empêcher de rire, me rappelant qu'étant à dîner à Auteuil, chez M™» de Brienne, avec lui et la princesse de Vaudémont, celle-ci, en soi<- tant de table, le mena devant une des glaces du salon et, lui prenant familièrement le menton, s'écria : Mon Dieu! mon petit Fouché, comm,e vous avez l'air d'une fouine t

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le chef de la multitude, de monter à rhorloge de l'Hôtel de Ville, de sonner le tocsin d'un massacre général, et de triompher au tribunal révolutionnaire. Marat, comme le Péché de Milton, fut violé par la mort : Chénier fit son apothéose, David le peignit dans le bain rougi, on le compara au divin auteur de l'Évangile. On lui dédia cette prière: « Cœur de Jésus, « cœur de Marat; 6 sacré cœur de Jésus, ô sacré cœur « de Marat ! » Ce cœur de Marat eut pour ciboire une pyxide précieuse du garde-meuble '. On visitait dans un cénotaphe de gazon, élevé sur la place du Carrou-

1. Le dimanche 28 juillet 1793, une fête, à laquelle assistait une députation de vingt-quatre membres de la Convention na- tionale, fut célébrée dans le Jardin du Luxembourg, en l'honneur de Marat. Un reposoir, richement décoré, était dressé à l'entrée de la grande allée, du côté des parterres. Le cœur de Marat y avait été déposé; il était enfermé dans une urne magnifique, provenant du Garde-Meuble. La Société des Cordeliers avait été autorisée à y choisir un des plus beaux vases, « pour que les restes du plus implacable ennemi des rois fussent renfermés dans des bijoux attachés à leur couronne. » {Nouvelles politiques nationales et étrangères, n" 212, 3i juillet 1793.) Un orateur, monté sur une chaise, lut un discours, dont voici le début : « 0 eor Jésus! o cor Marat! Cœur sacré de Jésus! cœur sacré de Marat, vous avez les mêmes droits à nos hommages ! n Puis, comparant les travaux et les enseignements du Fils de Marie à ceux de ÏAm,i du peuple, l'orateur montra que les Cordeliers it les Jacobins étaient les apôtres du nouvel Evangile, que les Publicains revivaient dans les Boutiquiers et les Pharisiens dans les Aristocrates. « Jésus-Christ est un prophète, ajouta-t-il, et Marat est un Dieu! » Et il s'écriait en finissant : « Ce n'est pas tout; je puis dire ici que la compagne de Marat est parfai- tement semblable à Marie : celle-ci a sauvé l'enfant Jésus en Egypte ; l'autre a soustrait Marat au glaive do Lafayette, l'Hé- rode des temps nouveaux. » [Révolutions de Paris, 211, du 20 juillet au 3 août 1793.) Pour tous les détails de cette fête, voir, au tome III du Journal d'un bourgeois de Paris, par Edmond Biré, le chapitre intitulé : Cœur de MaratJ

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sel, le buste, la baignoire, la lampe et l'écritoire delà divinité. Puis le vent tourna ; l'immondice, versée de l'urne d'agate dans un autre vase, fut vidée àl'égout.

Les scènes des Cordeliers, dont je fus trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme mé- langé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies mâles, Camille Desmou- lins, Marat, Fabre d'Eglantine, organisa les assassi- nats de septembre. Billaud de Varennes « proposa de

1. Jacques - Nicolas Billaud- Varenne, à La Rochelle le 23 avril 1756. Député de Paris à la Convention nationale et membre du Comité de salut public, il ne cessa de pousser aux mesures les plus atroces. Condamné à la déportation le 1" avril 1795, il fut conduit à la Guyane et resta vingt ans à Sinna- mari. En 1816, ayant réussi à s'enfuir, il se réfugia à Port-au- Prince, dans la République de Haïti, dont le présjrient, Péthion, lui fit une pension, ne voulant pas se souvenir que Billaud avait été, en France, le plus ardent persécuteur de son homonyme, Petion de Villeneuve. Billaud, lorsqu'il avait ii,u;U3 i'Oratoire et le collège de Juilly, il avait été professeur laïque, dispensé, à ce titre, de porter le costume de l'ordre, étadt venu se fixer à Paris, et s'était fait inscrire, en 1785, sur le tableau des avocats au Parlement, sous le nom de Billaud de Varenne. Varenne était un petit village des crivii-ons ue La Rocneùe dans lequel son père possédait une ferme. C'est donc à tort que tous les his- toriens, et Chateaubriand avec eux, orthographient son nom : Billaud- Farennce, comme s'il eût tiré cette addition à son nom de la vUle Louis XVI fut arrêté le 21 juin 1791. A la veille de la Révolution, le futur membre du Comité de salut public ne négligea rien pour se glisser dans les rangs de la noblesse. Lors de son mariage, célébré dans l'église Saint-André-des-Arts le 12 septembre 1786, il signa bravement Billaud de Varenne. Bientôt même il ne tarda pas à faire disparaître, le plus qu'il le pouvait, le nom paternel, et à lui substituer dans sei relations

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mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu'on noyât tous les détenus ; Marat se déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les victimes: « Je me f... des prisonniers, » répondit-il'. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans les départements l'énor- mité perpétrée aux Carmes et à l'Abbaye.

Prenons garde à l'histoire : Sixte-Quint égala pour le salut des hommes le dévouement de Jacques Clé- ment au mystère de l'Incarnation, comme on compara Marat au sauveur du monde ; Charles IX écrivit aux gouverneurs des provinces d'imiter les massacres de la Saint-Barthélémy, comme Danton manda aux patriotes de copier les massacres de septembre. Les Jacobins étaient des plagiaires; ils le furent encore en immolant Louis XVI à l'instar de Charles P'.

mondaines le nom de M. de Varenne. Son historien, M. Alfred Bégis, a retrouvé un billet de lui, recopié par sa femme, qui ne savait pas assez l'orthographe, et ainsi conçu : « M™» de Va^ renne a l'honneur de saluer M. de Chaufontaine et de s'excuser de n'avoir pu faire ce qu'elle lui avait promis, etc. » Tout cela n'empêchera pas Billaud-Varenne de publier, en 1789, sans nom d'auteur, il est vrai, un ouvrage intitulé : Le dernier coup porté aux préjugés et à la superstition. (Voir Billaud-Varenne, mem- bre du Comité de salut public, Mémoires et Correspondance, accompagnés de notices biographiques sur Billaud-Varenne et Collot-d'Herbois, par M. Alfred Bégis, 1893.)

1. n Danton, importuné de la représentation malencontreuse (on venait de lui signaler les dangers que couraient les détenus), Danton s'écrie, avec sa voix beuglante et un geste approprié à l'expression : « Je me f... bien des prisonniers 1 qu'ils devien- nent ce qu'il pourront I » Et il passe son chemin avec humeur. C'était dans le second antichambre, en présence de vingt per- sonnes, qui frémirent d'entendre un si rude ministre de la jus- tice. » {Mém.oires de M^' Roland, éd. Faugëre, t. I, p. 103).

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Comme ses crimes se sont trouvés mêlés à un grand mouvement social, on s'est, très mal à propos, figuré que ces crimes avaient produit les grandeurs de la Ré- volution, dont ils n'étaient que les affreux pastiches : d'une belle nature souffrante, des esprits passionnés ou systématiques n'ont admiré que la convulsion.

Danton, plus franc que les Anglais, disait : « Nous « ne jugerons pas le roi, nous le tuerons. » Il disait aussi : « Ces prêtres, ces nobles ne sont point cou- rt pables, mais il faut qu'ils meurent, parce qu'ils « sont hors de place, entravent le mouvement des « choses et gênent l'avenir. » Ces paroles, sous un semblant d'horrible profondeur, n'ont aucune éten- due de génie : car elles supposent que l'innocence n'est rien, et que l'ordre moral peut être retranché de l'ordre politique sans le faire périr, ce qui est faux.

Danton n'avait pas la conviction des principes qu'il soutenait; il ne s'était affublé du manteau révolution- naire que pour arriver à la fortune. « Venez brailler « avec nous, conseillait-il à un jeune homme : quand « vous vous serez enrichi, vous ferez ce que vous « voudrez 1. » Il confessa que s'il ne s'était pas livré à la cour, c'est qu'elle n'avait pas voulu l'acheter assez cher : effronterie d'une intelligence qui se connaît et d'une corruption qui s'avoue à gueule bée.

1. C'est à M. Royer-Collard, alors secrétaire adjoint de la municipalité, que Danton adressa un jour ces paroles, comme ils sortaient ensemble de l'hôtel du Département. Danton était à ee moment substitut du procureur de la Commune. (Beaulieu, Essais sur les causes et les effets de la Révolution de France, t. III, p. 192). Voir aussi Jou)~nal d'un bourgeois de Paris petidant la Terreur, par Edmond Biré, tome II, p. 89.

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Inférieur, même en laideur, à Mirabeau dont il avait été l'agent, Danton fut supérieur à Robespierre, sans avoir, ainsi que lui, donné son nom à ses crimes. Il conservait le sens religieux : « Nous n'avons pas, » disait-il, « détruit la superstition pour établir l'athéisme. » Ses passions auraient pu être bonnes, par cela seul qu'elles étaient des passions. On doit faire la part du caractère dans les actions des hommes : les coupables à imagination comme Danton semblent, en raison même de l'exagération de leurs dits et déportements, plus pervers que les coupables de sang-froid, et, dans le fait, ils le sont moins. Cette remarque s'applique encore au peuple : pris collecti- vement, le peuple est un poète, auteur et acteur ardent de la pièce qu'il joue ou qu'on lui fait jouer. Ses excès ne sont pas tant l'instinct d'une cruauté native que le délire d'une foule enivrée de spectacles, surtout quand ils sont tragiques ; chose si vraie que, dans les horreurs populaires, il y a toujours quelque chose de superflu donné au tableau et à l'émotion.

Danton fut attrapé au traquenard qu'il avait tendu. Il ne lui servait de rien de lancer des boulettes de pain au nez de ses juges, de répondre avec courage et noblesse, de faire hésiter le tribunal, de mettre en péril et en frayeur la Convention, de raisonner logi- quement sur des forfaits par qui la puissance même de ses ennemis avait été créée, de s'écrier, saisi d'un stérile repentir : « C'est moi qui ai fait instituer ce « tribunal infâme : j'en demande pardon à Dieu et aux « hommes 1 » phrase qui plus d'une fois a été pillée. C'était avant d'être traduit »>» tribunal qu'il fallait en déclarer l'infamie.

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Il ne restait à Danton qu'à se montrer aussi impi- toyable à sa propre mort qu'il l'avait été à celle de ses victimes, qu'à dresser son front plus haut que le cou- telas suspendu : c'est ce qu'il fit. Du théâtre de la Terreur, ses pieds se collaient dans le sang épaissi de la veille, après avoir promené un regard de mépris et de domination sur la foule-, il dit au bourreau : H Tu montreras ma tète au pei^ple ; elle en vaut la « peine. » Le chef de Danton demeura aux mains de l'exécuteur, tandis que l'ombre acéphale alla se mêler aux ombres décapitées de ses victimes : c'était encore de r égalité.

Le diacre et le sous -diacre de Danton, Camille Desmoulins et Fabre d'Églantine*, périrent de la même manière que leur prêtre.

A l'époque l'on faisait des pensions à la guillo- tine, où l'on portait alternativement à la boutonnière de sa carmagnole, en guise de fleur, une petite guillo- tine en or 2, ou un petit morceau de cœur de guillotiné; à l'époque l'on vociférait : Vive l'enfer ! l'on célébrait les joyeuses orgies du sang, de l'acier et de la rage, l'on trinquait au néant, l'on dansait tout nu la danse des trépassés, pour n'avoir pas la peine de se déshabiller en allant les rejoindre ; à cette époque, il fallait, en fin de compte, arriver au dernier

1. Philippe-François-Nazaire Fabre d'Eglantine (1750-1794), comédien, poète comique et député de Paris à la Convention. Il fut guillotiné avec Danton et Camille Desmoulins, le 5 avril 1794.

2. Voir la Guillotine pendant la Révolution^ par G. Le- notre, p. 306 et suiv, et au tome V du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la Terreur^ par Edmond Biré, les deux cha« pitres sur la Gtiillotine.

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banquet, à la dernière facétie de la douleur. Desmou- lins fut convié au tribunal de Fouquier-Tinville : « Quel âge as-tu ? lui demanda le président. L'âge du sans-culotte Jésus, » répondit Camille, boufifonnant. Une obsession vengeresse forçait ces égorgeurs de chrétiens à confesser incessamment le nom du Christ. Il serait injuste d'oublier que Camille Desmoulins osa braver Robespierre, et racheter par son courage ses égarements. Il donna le signal de la réaction contre la Terreur. Une jeune et charmante femme, pleine d'énergie, en le rendant capable d'amour, le rendit capable de vertu et de sacrifice. L'indignation inspira l'éloquence à l'intrépide et grivoise ironie du tribun ; il assaillit d'.un grand air les échafauds qu'il avait aidé à élever*. Conformant sa conduite ses

1. Chateaubriand fait ici à Camille Desmoulins un excès d'hon- neur qu'il n'a point mérité, h'ex-procureur général de la lan- terne fonda le Vieux-Cordelier, non pour défendre les victi- mes de la Terreur, mais pour se défendre lui-même. Bien loin qu'il ose braver Robespierre, il le couvre à chaque page d'éloge» outrés. La mort de sa femme, la pauvre Lucile, fut admi- rable. Quant k M, dans un temps les femme elles-mèmei affrontaient fièrement l'échafaud, il fit preuve •« d'une insigne faiblesse ». Vainement Hérault de SécheUes s'approcha de lui, dans la cour de la Conciergerie, et lui dit : « Montrons que nous savons mourir 1 » Camille Desmoulins n'était plus en état de l'entendre; il pleurait comme une femme, et, l'instant d'après, il écumait de rage. Quand les valets du bourreau vou- lurent le faire monter sur la charrette, il engagea avec eux une lutte terrible, et c'est à demi nu, les vêtements en lambeaux, la chemise déchirée jusqu'à la ceinture, qu'il fallut l'attacher ■ur un des bancs du tombereau. (Des Essarts, procès fameux jugés depuis la Révolution, t. I, p. 184.) Un témoin oculaire, Beffroy de Reigny (le Cousin Jacques) dépeint ainsi Camille allant à l'échafaud : « Je le vis traverser l'espace du Palais à la place de Sang, ayant un air effaré, pailant à ses voisins avec beaucoup d'agitation, et porta^it ntr ton visage le rire convul-

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paroles, il ne consentit point à son supplice ; il se coi- leta avec l'exécuteur dans le tombereau et n'arriva au bord du dernier gouffre qu'à moitié déchiré.

Fabre d'Eglantine, auteur d'une pièce qui restera», montra, tout au rebours de Desmoulins, une insigne faiblesse. Jean Roseau, bourreau de Paris sous la Ligue, pendu pour avoir prêté son ministère aux assassins du président Brisson, ne se pouvait résoudre à la corde. Il paraît qu'on n'apprend pas k mourir en tuant les autres.

Les débats, aux Cordeliers, me constatèrent le fait d'une société dans le moment le plus rapide de sa transformation. J'avais vu l'Assemblée constituante commencer le meurtre de la royauté, en 1789 et 1790; je trouvai le cadavre encore tout chaud de la vieille monarchie, livré en 1792 aux boyaudiers législateurs : ils l'éventraient et le disséquaient dans les salles basses de leurs clubs, comme les hallebardiers dépe- cèrent et brûlèrent le corps du Balafré dans les combles du château de Blois.

sif d'un homme qui n'a plus sa tête à lui. » (Dictionnaire néologique des hommes et des choses, ou Notice alphabétique de hommes de la Révolution, par le Cousin Jacques, Paris, an VIII, tome II, p. 480.)

1. Le Philinte de Molière, ou la suite du Misanthrope, co- médie en cinq actes, en vers, représentée au Théâtre-Français le 22 février 1790, est la meilleure pièce de Fabre d'Eglantine; c'est une de nos bonnes comédie de second ordre. Le plan est simple et bien conçu; l'action, sans être compliquée ne langml pas ; toute l'intrigue se rapporte à une seule idée, très drama- tique et très morale, qui consiste à punir l'égoïsme par lui-même. Malheureusement, les vers sont durs et souvent incorrects. Ce qui restera surtout de Fabre d'Eglantine, c'est sa chanson ; « Il pleut, il pleut, bergère. » Pourquoi faut-il que l'auteur de cette jolie romance ait sur les mains le sang de Louis XVI et le sang de Septembre '

MÉMOIRES d'outre-tombe 3S

De tous les hommes que je rappelle, Danton, Marat, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine, Robespierre, pas un ne vit. Je les rencontrai un moment sur mon passage, entre une société naissante en Amérique et une société mourante en Europe ; entre les forêts du Nouveau-Monde et les solitudes de l'exil : je n'avais pas compté quelques mois sur le sol étranger, que ces amants de la mort s'étaient déjà épuisés avec elle. A la distance je suis maintenant de leur apparition, il me semble que, descendu aux enfers dans ma jeu- nesse, j'ai un souvenir confus des larves que j'entrevis errantes au bord du Cocyte : elles complètent les songes variés de ma vie, et viennent se faire inscrire sur mes tablettes d'outre-tombe.

Ce me fut une grande satisfaction de retrouver M. de Malesherbes et de lui parler de mes anciens pro- jets. Je rapportais les plans d'un second voyage qui devait durer neuf ans ; je n'avais à faire avant qu'un autre petit voyage en Allemagne : je courais à l'armée des princes, je revenais en courant pourfendre la Révo- lution ; le tout étant terminé en deux ou trois mois, je hissais ma voile et retournais au Nouveau Monde avec une révolution de moins et un mariage de plus.

Et cependant mon zèle surpassait ma foi ; je sentais que l'émigration était une sottise et une folie : « Pelaudé « à toutes mains, dit Montaigne, aux Gibelins j'estois « Guelfe, aux Guelfes Gibelin. » Mon peu de goût pour la monarchie absolue ne me laissait aucune illusion sur le parti que je prenais : je nourrissais des scrupu- les, et, bien que résolu de me sacrifier à l'honneur, je voulus avoir sur l'émigration l'opinion de M. de Males-

T. II. 3

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herbes. Je le trouvai très animé : 1p3 crimes continués sous ses yeux avaient fait disparaître la tolérance poli- tique de l'ami de Rousseau ; entre la cause des victimes et celle des bourreaux, il n'hésitait pas. Il croyait que tout valait mieux que l'ordre de choses alors existant ; il pensait, dans mon cas partiiculier, qu'un homme portant l'épée ne se pouvait dispenser de rejoindre les frères d'un roi opprimé et livré à ses ennemis. Il approu- vait mon retour d'Amérique et pressait mon frère de partir avec moi.

Je lui fis les objections ordinaires sur l'alliance des étrangers, sur les intérêts de la patrie, etc., etc. Il y répondit; des raisonnements généraux passant aux détails, il me cita des exemples embarrassants. Il me présenta les Guelfes et les Gibelins, s'appuyant des troupes de l'empereur ou du pape ; en Angleterre, les barons se soulevant contre Jean sans Terre. Enfin, de nos jours, il citait la République des États-Unis implo- rant le secours de la France. (* Ainsi, continuait M. de « Malesherbes, les hommes les plus dévoués à la liberté « et à la philosophie, les républicains et les protes- « tants, ne se sont jamais crus coupables en emprun- « tant une force qui pût donner la victoire à leur opi- « nion. Sans notre or, nos vaisseaux et nos soldats, « le Nouveau Monde serait-il aujourd'hui émancipé ? « Moi, Malesherbes. moi qui vous parle, n'ai-je pas « reçu, en 1776, Franklin, lequel venait renouer les « relations de Silas Deane * , et pourtant Franklin était-

1. Silas Deane, membre du premier Congrès américain, avait été, en 1776, envoyé à Paris par ses collègues, avec mission de rallier la Cour de France à la cause des insurgents. Ses négo- ciations n'ayant pas donné les résultats que l'on en espérait, on lui adjoignit Franklin, qui fut pins heureux et parvint à signer.

MEMOIRES d'outre TOMBE 'd5

V \\ un traître ? La liberté américaine était-elle moins « honorable parce qu'elle a été assistée par La Fayette « et conquise par des grenadiers français ? Tout gou- « vernement qui, au lieu d'offrir des garanties aux lois « fondamentales de la société, transgresse lui-même « les lois de l'équité, les règles de la justice, n'existe « plus et rend l'homme à l'état de nature. Il est licite « alors de se défendre comme on peut, de recourir aux « moyens qui semblent les plus propres à renverser la « tyrannie, à rétablir les droits de chacun et de tous. » Les principes du droit naturel, mis en avant par les plus grands publicistes, développés par un homme tel que M. de Malesherbes, et appuyés de nombreux exem- ples historiques, me frappèrent sans me convaincre: Je ne cédai réellement qu'au mouvement de mon âge, au point d'honneur. J'ajouterai à ces exemples de M. de Malesherbes des exemples récents : pendant la g-ûbrre d'Espagne, en 1823, le parti républicain fran- çais est allé servir sous le drapeau des Cortès, et ne s'est pas fait scrupule de porter les armes contre sa patrie ; les Polonais et les Italiens constitutionnels ont sollicité, en 1830 et 183i, les secours de la France, et les Portugais de la charia ont envahi leur patrie avec l'argent et les soldats de Lclranger. Nous avoiis doux p-oiJs et deux mesures : nous approuvons, pouf uue idée, un système, un intérêt, un homme, ce que nous blâmons pour une autre idée, un autre système, un autre intérêt, un autre homme*.

le 6 février 1778, avec le cabinet de Versailles, deux traités, l'on de commerce et de neutralité, l'autre d'alliance défensive. Silas Deane mourut à Paris, en 1789, dans la plus profondo misère. 1. Dans YEsaai sur les Révolutions, sou» ce titre : Un met sur

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Ces conversations entre moi et l'illustre défenseur du roi avaient lieu chez ma belle-sœur: elle venait d'ac- coucher d'un second fils, dont M. de Malesherbes fut parrain, et auquel il donna son nom, Christian. J'as- sistai au baptême de cet enfant, qui ne devait voir son père et sa mère qu'à l'âge la vie n'a point de souve- nir et apparaît de loin comme un songe immémorable. Les préparatifs de mon départ traînèrent. On avait cru me faire faire un riche mariage : il se trouva que la fortune de ma femme était en rentes sur le clergé ; la nation se chargea de les payer à sa façon. M™^ de Cha- teaubriand avait de plus, du consentement de ses tuteurs, prêté l'inscription d'une forte partie de ces rentes à sa sœur, la comtesse du Plessix-Parscau, émi- grée. L'argent manquait donc toujours ; il en fallut emprunter.

Un notaire nous procura dix mille francs : je les apportais en assignats chez moi, cul-de-sac Pérou,

les émigrés, Chateaubriand a écrit de belles et fortes pages, son talent s'annonce déjà tout entier. « Un bon étranger au coin de son feu, écrivait-il alors, dans un pays bien tranquille, sûr de se lever le matin comme il s'est couché le soir, en posses- sion de sa fortune, la porte bien fermée, des amis au-dedana et la sûreté au-dehors, prononce, en buvant un verre de vin, que les émigrés Français ont tort, et qu'on ne doit jamais quit- ter son pays : et ce bon étranger raisonne conséquemment. Il est à son aise, personne ne le persécute, il peut se promener il veut sans crainte d'être insulté, même assassiné, on n'incendi, point sa demeure, on ne le chasse point comme une bête féroce, lo tout parce qu'il s'appelle Jacques et non pas Pierre, et que son grand-père, qui mourut il y a quarante ans, avait le droit de s'asseoir dans tel banc d'une église, avec deux ou trois Arle- quins en livée, derrière lui. Certes, dis-je, cet étranger pense qu'on a tort de quitter son pays.

« C'est au mailheur à juger du malheur... » Tout ce chapitre est t lire. Essai sur Ut Révolutions, pages 428-434.

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lorsque je rencontrai, rue de Richelieu, un de mes anciens camarades au régiment de Navarre, le comte Achard'. II était grand joueur ; il me proposa d'aller aux salons de M... oîi nous pourrions causer : le diable me pousse : je monte, je joue, je perds tout, sauf quinze cents francs, avec lesquels, plein de remords et de confusion, je grimpe dans la première voiture venue. Je n'avais jamais joué : le jeu produisit sur moi une espèce d'enivrement douloureux; si cette passion m'eût atteint, elle m'aurait renversé la cervelle. L'esprit à moitié égaré, je quitte la voiture à Saint-Sulpice, et j'y oublie mon portefeuille renfermant l'écornure de mon trésor. Je cours chez moi et je raconte que j'ai laissé les dix mille francs dans un fiacre.

Je sors, je descends la rue Dauphine, je traverse la Pont-Neuf, non sans avoir l'envie de me jeter à l'eau ; je vais sur la place du Palais-Royal, oii j'avais pris le malencontreux cabas. J'interroge les Savoyards qui donnent à boire aux rosses, je dépeins mon équipage, on m'indique au hasard un numéro. Le commissaire de police du quartier m'apprend que ce numéro appar- tient à un loueur demeurant en haut du faubourg Saint-Denis, Je me rends à la maison de cet homme ; je demeure toute la nuit dans l'écurie, attendant le retour des fiacres : il en arrive successivement un grand nombre qui ne sont pas le mien ; enfin, à deux heures du matin, je vois entrer mon char. A peine eus-je le temps de reconnaître mes deux coursiers blancs, que les pauvres bêtes, éreintées, se laissèrent choir sur la

1 . VEtat militaire de la France pour 1787 indique, en effet, M. Achard comme sous-lieutenant au régiment de Navarre, Voir, au tome I des Mémoires la note de la .page 185t

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paille, roides, le ventre ballonné, les jambes tendues comme si elles étaient mortes.

Le cocher se souvint de m'avoir mené. Après moi, il avait chargé un citoyen qui s'était fait descendre aux Jacobins; après le citoyen, une dame qu'il avait con- duite rue de Cléry, 13 ; après cette dame, un mon- sieur qu'il avait déposé aux Récollets, rue Saint-Mar- tin. Je promets pour boire au cocher, et me voilà, sitôt que le jour fut venu, procédant à la découverte de mes quinze cents francs, comme à la recherche du passage du nord-ouest. Il me paraissait clair que le citoyen des Jacobins les avait confisqués du droit de sa souve- raineté. La demoiselle de la rue de Cléry affirma n'avoir rien vu dans le fiacre. J'arrive à la troisième station sans aucune espérance ; le cocher donne, tant bien que mal, le signalement du monsieur qu'il a voiture. Le portier s'écrie : « C'est le Père tel ! » Il me conduit, à travers les corridors et les appartements abandonnés, chez un récollet, resté seul pour inventorier les meu- bles de son couvent. Ce religieux, en redingote pou- dreuse, sur un amas de ruines, écoute le récit que je lui fais. « Êtes- vous, me dit-il, le chevalier de Chateau- briand ? Oui, répondis-je. Voilà votre portefeuille, répliqua-t-il ; je vous l'aurais porté après mon travail; j'y avais trouvé votre adresse. » Ce fut ce moine chassé et dépouillé, occupé à compter consciencieusement pour ses proscripteurs les reliques de son cloître, qui me rendit les quinze cents francs avec lesquels j'allais m'acheminer vers l'exil. Faute de cette petite somme, je n'aurais pas émigré : que serais-je devenu ? toute ma vie était changée. Si je faisais aujourd'hui un pas pour retrouver un million, je veux être pendu.

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Ceci se passait le 16 juin 1792.

Fidèle à mes instincts, j'étais revenu d'Amérique pour offrir mon épée à Louis XVI, non pour m'asso- cier à des intrigues de parti. Le licenciement de la nouvelle garde du roi, dans laquelle se trouvait Mu- rat* ; les ministères successifs de Roland^, deDumou- riez', de Duport du Tertre*, les petites conspirations

1. Joachim Murât, roi de Naples, le 25 mars 1767 à la Bastide-Fortunières, près de Cahors, fusillé à Pizzo (Calabre) le 13 octobre 1815. Destiné d'abord à l'Église, mais entraîné par un goût irrésistible pour le métier des armes, il s'engagea, le 23 février 1787, dans les chasseurs des Ardennes. Sa chaleur de tète l'ayant entraîné, dit-on, dans une mauvaise affaire, il dut quitter bientôt le régiment, et en 1791 on le retrouve dans son pays en congé, soit provisoire, soit définitif. A ce moment, en même temps que son compatriote Bessières, le futur duc d'Istrie, il fut désigné par le directoire de son département comme l'un des trois sujets que le Lot devait fournir à la garde constitutionnelle du roi. Il entra dans cette garde le 8 février et en sortit le 4 mars 1792. Tenant à justifier son départ devant le directoire du Lot, il accusa son lieutenant-colonel, M. Des- cours, d'avoir tenté de l'embaucher pour l'armée des princes. Sa dénonciation, renvoyée au Comité de surveillance de la Légis- lative, ne fut pas un des moindres griefs invoqués par Basipe pour obtenir de l'Assemblée le licenciement de la garde du roi. (Frédéric Masson, Napoléon et sa famille, tome I, p. 308.)

2. Jean-Marie Roland de la Platiére (1734-1793). Il fut deux fois ministre de l'intérieur, du 23 mars au 12 juin 1792, et du 10 août 1792 au 23 janvier 1793. Après le 31 mai, il avait se cacher d'abord chez son ami le naturaliste Bosc dans la vallée de Montmorency, puis à Rouen. Ayant appris dans sa retraite l'exécution de sa femme, il se rendit à Bourg-Baudouin, à quatr''- lieues de Rouen, et se perça le cœur à l'aide d'une canre ; épée (15 novembre 1793).

3. Charles-François Dumouriez (1739-1823). Il fut ministre des relations extérieures, du 17 mars au 16 juin 1792, et ministre de la guerre du 17 juin au 24 juillet.

4. Marguerite-Louis-François Duport-Dutertre (1754-1793) Il fut ministre de l'intérieur du 21 novembre 1790 au 22 mars 1792. Emprisonné après le 10 août, il fut guillotiné le même jour que

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de cour, ou les grands soulèvements populaires, m'inspiraient qu'ennui et mépris. J'entendais beau- coup parler de M"* Roland, que je ne vis point ; ses Mémoires prouvent qu'elle possédait une force d'esprit extraordinaire. On la disait fort agréable ; reste à savoir si elle l'était assez pour faire supporter à ce point le cynisme des vertus hors nature. Certes, la femme qui, au pied de la guillotine, demandait une plume et de l'encre afin d'écrire les derniers moments de son voyage, de consigner les découvertes qu'elle avait faites dans son trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution, une telle femme montre une préoc- cupation d'avenir, un dédain de la vie dont il y a peu d'exemples. M™* Roland avait du caractère plutôt que du génie : le premier peut donner le second, le second ne peut donner le premier*.

Barnave, le 28 novembre 1793. Sa femme se tua de désespoir, à coups de couteau, quelques jours après.

i. Marie-Jeanne Phlipon, dame Roland, née à Paris le 17 mars 1754, guillotinée le 8 novembre 1793. Tous les histo- riens ont raconté, comme Chateaubriand, qu'arrivée au pied de l'échafaud, elle avait demandé qu'il lui fût permis de jeter sur le papier les pensées extraordinaires qu'elle avait eues dans le trajet de la Conciergerie à la place de la Révolution ; tous ont répété que, se tournant vers la statue de la liberté, dressée en face de la guillotine, elle s'était écriée : « 0 liberté, que de crimes commis en ton nom 1 » Aucun écrit ni témoignage con- temporain ne parle de cette apostrophe à la liberté, ni de sa demande de consigner par écrit ses dernières pensées, non plus que de son colloque avec le bourreau pour obtenir d'être guil- lotinée la dernière, et pour épargner ainsi le spectacle de sa mort à son compagnon d'échafaud, le faible Lamarche. C'est seulement après la chute de Robespierre, à l'époque de la réaction thermidorienne, que Riouffe et les autres écrivains du parti de la Gironde ont mis dans la bouche de M™» Roland des paroles dont rien n'établit 1 authenticité. Sainte-Beuve, précisé- ment à l'occasion de la mort de M™" Roland, dit très bien, dans

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Gamier frères. Editeurs

MÉMOIRES d'outre-tombe 4i

Le 19 juin, j'étais allé à la vallée de Montmorency visiter l'Ermitage de J.-J. Rousseau: non que je me plusse au souvenir de M°" d'Épinay * et de cette société factice et dépravée ; mais je voulais dire adieu à la solitude d'un homme antipathique par ses mœurs à mes mœurs, bien que doué d'un talent dont les accents remuaient ma jeunesse. Le lendemain, 20 juin, j'étais encore à l'Ermitage ; j'y rencontrai deux hommes qui se promenaient comme moi dans ce lieu désert pen- dant le jour fatal de la monarchie, indifférents qu'ils étaient ou qu'ils seraient, pensais-je, aux affaires du monde : l'un était M. Maret*, de l'Empire, l'autre,

ses Nouveaux Lundis (tome VIII, p. 255) : « La légende tend «ans cesse à pousser dans ces émouvants récits, comme une herbe folle : il faut, à tout moment, l'en arracher. »

1. Louise-Florence-Pétronille Tardieu d'Esclavelles, femme de Denis-Joseph La Live d'Epinay , fermier général (1725- 1783). Liée d'amitié avec Jean-Jacques Rousseau, elle fit cons- truire pour lui, près de son parc de la Chevrette, dans la forêt de Montmorency, l'habitation restée célèbre sous le nom de l'Ermitage. Ses Mémoires, parus en 1818, sont parmi les plus curieux que nous ait laissés le xviii» siècle.

2. Bernard-Hugues Maret, duc de Bassano (1763-1839). Il était avocat au Parlement de Bourgogne, quand il vint en 1788 k Paris, pour acheter une charge au conseil du roi. Les événe- iiients modifièrent sa résolution. Au mois de septembre 1789, il l'ùiîua le Bulletin de C Assemblée nationale, destiné à donner 'j'iiaque jour un résume des séance?. Panckoucke, peu après, lui proposa d'exécuter ce travail, pJus étendu et plus complet, pour le Moniteur ; ce fut l'origine du Journal officiel. Après le 18 brumaire, il devint secrétaire général des consuls. Sous l'Empire, il fut ministre des affaires étrangères du 17 avril 1811 au 19 novembre 1813. Pair de France sous Louis-Philippe, il fut en 1834 ministre et président du conseil pendant trois jours. Napoléon l'avait créé duc de Bassano le 15 août 1809. Talley- rand, précisément cette année-là, disait du nouveau duc : « Je ne connais pas de plus grande bête au monde que M. Maret, si ce n'est le duc de Bassano. »

42 MÉMOIRES d'outre-tombe

M. Barère, de la République. Le gentil Barère' était venu, loin du bruit, dans sa philosophie sentimentale, conter des fleurettes révolutionnaires à l'ombre de Julie. Le troubadour de la guillotine, sur le rapport duquel la Convention décréta que la Terreur était à l'ordre du jour, échappa à cette Terreur en se cachant dans le panier aux tètes ; du fond du baquet de sang, sous léchafaud, on l'entendait seulôment croasser la mort! Barère était de l'espèce de ces tigres qu'Oppien fait naître du souffle léger du vent : velocis Zephyrx proies.

Ginguené, Ghamfort, mes anciens amis les gens de lettres, étaient charmés de la journée du 20 juin. La Harpe, continuant ses leçons au Lycée, criait d'une voix de Stentor : w Insensés ! vous répondiez à toutes ft les représentations du peuple : Les baïonnettes I les « baïonnettes ! Eh bien I les voilà les baïonnettes I » Quoique mon voyage en Amérique m'eût rendu un per- sonnage moins insignifiant, je ne pouvais m'élever à une si grande hauteur de principes et d'éloquence. Fontanes courait des dangers par ses anciennes liai- sons avec la Société monarchique. Mon frère faisait partie d'un club d'enragés. Les Prussiens marchaient en vertu d'une convention des cabinets de Vienne et de

1. Bertrand Barère de Vieuzac (1755-1841), député à la Constituante, membre de la Convention, député au Conseil des Cinq-Cents, représentant à la Chambre des Cent-Jours. Toutes nos révolutions pendant un demi-siècle, le 10 août et le 31 mai, le 9 thermidor et le 18 brumaire, 1814, 1815 et 1830, ont fourni à Barère des occasions d'apostasies successives. Après avoir été. sous la Terreur, un des pourvoyeurs de l'échafaud, sou» Bonaparte U s'est fait, moyennant salaire, mouchard et déla- teur. Ce misérable homme, aj^ès avoir été un valet de guillo- tine, a été un valet de police.

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Berlin ; déjà une affaire assez chaude avait eu lieu entre les Français et les Autrichiens, du côté de Mens. Il était plus que temps de prendre une détermination. Mon frère et moi, nous nous procurâmes de faux passe-ports pour Lille : nous étions deux marchands de vin, gardes nationaux de Paris, dont nous portions l'uniforme, nous proposant de soumissionner les four- nitures de l'armée. Le valet de chambre de mon frère, Louis Poullain, appelé Saint-Louis, voyageait sous son propre nom ; bien que de Lamballe, en Basse-Breta- gne, il allait voir ses parents en Flandre. Le jour de notre émigration fut fixé au 15 de juillet, lendemain de la seconde fédération. Nous passâmes le 14 dans les J irdins de Tivoli, avec la famille de Rosambo, mes sœurs et ma femme. Tivoli appartenait à M. Boutin, dont la fille avait épousé M. de Malesherbes*. Vers la fin de la journée, nous vîmes errer à la débandade bon nombre de fédérés, sur les chapeaux desquels on avait écrit à la craie : « Petion, ou la mortl » Tivoli, point de départ de mon exil, devait devenir un rendez-vous de jeux et de fêtes ^. Nos parents se séparèrent de nous

1. Tivoli appartenait bien à M. Boutin, trésorier de la marine, mais ce n'était point à la fille de cet opulent financier que s'était marié M. de Malesherbes. Il avait épousé, par contrat du 4 février 1749, Françoise-Thérèse Grimod, fille de Gaspard Grimod, seigneur de la Reynière, fermier général, et de Marie- Madeleine Mazade, sa seconde femme. M™» de Malesherbes fut la tante de Alexandre-Balthazar-Laurent Grimod de la Rey- nière, l'auteur de VAlmanach des Goumnands, à qui son père, lui-même gourmand fameux, n'avait pas donné pour rien le pré- nom de Balthazar.

2. Le jardin que Boutin avait créé dans le milieu de la rue de Clichy, en plein quartier de finance, et auquel avait donné le nom de Tivoli, était le plus merveilleux que l'on eût encore vu : « Nous sommes allés avant déjeuner, dit la baronne

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sans tristesse ; ils étaient persuadés que nous faisions un voyage d'agrément. Mes quinze cents francs retrou- vés semblaient un trésor suffisant pour me ramener triomphant à Paris.

Le 15 juillet, à six heures du matin, nous montâmes en diligence : nous avions arrêté nos places dans le cabriolet, auprès du conducteur: le valet de chambre, que nous étions censés ne pas connaître, s'enfourna dans le carrosse avec les autres voyageurs. Saint-Louis était somnambule ; il allait la nuit chercher son maître dans Paris, les yeux ouverts, mais parfaitement en- dormi. Il déshabillait mon frère, le mettait au lit, tou- jours dormant, répondant à tout ce qu'on lui disait pendant ses attaques : « Je sais, je sais, » ne s'éveil- lant que quand on lui jetait de l'eau froide au visage: homme d'une quarantaine d'années, haut de près de six pieds, et aussi laid qu'il était grand. Ce pauvre

d'Oberkirch dans ses Mémoires, visiter le jardin de M, Boutin, que le populaire a qualifié de Folie-Boutin et qui est bien une folie. 11 y a dépensé, ou plutôt enfoui plusieurs millions. C'est un lieu de plaisirs ravissants, les surprises s'y trouvent à chaque pas ; les grottes, les bosquets, les statues, un charmant pavillon meublé avec un luxe de prince. Il faut être roi ou financier pour se créer des fantaisies semblables. Nous y prîmes d'excellent lait et des fruits dans de la vaisselle d'or. » Boutin était riche : il fut guillotiné le 22 juillet 1794. Ses biens furent confisqués. Son parc de la rue de Clichy fut détruit de fond en comble, les ombrages anéantis, les pelouses retournées. On épargna uniquement une faible partie de la propriété, dont on fit une promenade à la mode sous son appellation de Tivoli, promenade se donnèrent maintes fêtes et qui, par son nom, éveille encore tant de souvenirs dans nos esprits, mais dont aujourd'hui il ne reste plus que ce qu'en ont dit les livres et les journaux du temps. {La Vie privée des Financier» am xvui* siècle, par H. Thirion, p. 276.)

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garçon, très respectueux, n'avait jamais servi d'autre maître que mon frère; il fut tout troublé lorsqu'au souper il lui fallut s'asseoir à table avec nous. Les voya- geurs, fort patriotes, pariant d'accrocher les aristo- crates à la lanterne, augmentaient sa frayeur. L'idée qu'au bout de tout cela, il serait obligé de passer à travers l'armée autrichienne, pour s'aller battre à l'armée des princes, acheva de déranger son cerveau. Il but beaucoup et remonta dans la diligence; nous rentrâmes dans le coupé.

Au milieu de la nuit, nous entendons les voyageurs crier, la tête à la portière : « Arrêtez, postillon, arrê- tez 1 » On arrête, la portière de la diligence s'ouvre, et aussitôt des voix de femmes et d'hommes : « Descen- « dez, citoyen, descendez 1 on n'y tient pas, descen- « dez, cochon I c'est un brigand ! descendez, descen- « dez 1 » Nous descendons aussi, nous voyons Saint- Louis bousculé, jeté en bas du coche, se relevant, pro- menant ses yeux ouverts et endormis autour de lui, se mettant à fuir à toutes jambes, sans chapeau, du côté de Paris. Nous ne le pouvions réclamer, car nous nous serions trahis ; il le fallait abandonner à sa desti- née. Pris et appréhendé au premier village, il déclara qu'il était le domestique de M. le comte de Chateau- briand, et qu'il demeurait à Paris, rue de Bondy. La maréchaussée le conduisit de brigade en brigade chez le président de Rosambo ; les dépositions de ce mal- heureux homme servirent à prouver notre émigra- tion, et à envoyer mon frère et ma belle-sœur à l'échafaud.

Le lendemain, au déjeuner de la diligence, il fallut écouter vingt fois toute l'histoire : « Cet homme avait

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« rimagination troublée; il rêvait tout haut; il disait des « choses étranges ; c'était sans doute un conspirateur, « un assassin qui fuyait la justice. » Les citoyennes bien élevées rougissaient en agitant de grands éven- tails de papier vert à la Constitution. Nous recon- nûmes aisément dans ces récits les effets du somnam- bulisme, de la peur et du vin.

Arrivés à Lille, nous cherchâmes la personne qui nous devait mener au delà de la frontière. L'émigra- tion avait ses agents de salut qui devinrent, par le résultat, des agents de perdition. Le parti monar- chique était encore puissant, la question non décidée; les faibles et les poltrons servaient, en attendant l'événement.

Nous sortîmes de Lille avant la fermeture des portes : nous nous arrêtâmes dans une maison écar- tée, et nous ne nous mîmes en route qu'à dix heures du soir, lorsque la nuit fut tout à fait close ; nous ne portions rien avec nous; nous avions une petite canne à la main ; il n'y avait pas plus d'un an que je suivais ainsi mon Hollandais dans les forêts américaines.

Nous traversâmes des blés parmi lesquels serpen- taient des sentiers à peine tracés. Les patrouilles fran- çaises et autrichiennes battaient la campagne : nous pouvions tomber dans les unes et dans les autres, ou nous trouver sous le pistolet d'une vedette. Nous en- trevîmes de loin des cavaliers isolés, immobiles et l'arme au poing; nous ouïmes des pas de chevaux dans des chemins creux ; en mettant l'oreille à terre, nous entendîmes le bruit régulier d'une marche d'in- fanterie. Après trois heures d'une route tantôt faite en courant, tantôt lentement sur la pointe du pied,

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nous arrivâmes au carrefour d'un bois quelques rossignols chantaient en tardivité. Une compagnie de hulans qui se tenait derrière une haie fondit sur nous le sabre haut. Nous criâmes : « Officiers qui vont rejoindre les princes 1 » Nous demandâmes à être con- duits à Tournay, déclarant être en mesure de nous faire reconnaître. Le commandant du poste nous plaça entre ses cavaliers et nous emmena.

Quand le jour fut venu, les hulans aperçurent nos uniformes de gardes nationaux sous nos redingotes, et insultèrent les couleurs que la France allait faire porter à l'Europe vassale.

Dans le Tournaisis, royaume primitif des Franks, Clovis résida pendant les premières années de son règne; il partit de Tournay avec ses compagnons, appelé qu'il était à la conquête des Gaules : « Les armes attirent à elles tous les droits, «dit Tacite. Dans cette ville d'où sortit en 486 le premier roi de la pre- mière race, pour fonder sa longue et puissante mo- narchie, j'ai passé en 1792 pour aller rejoindre les princes de la troisième race sur le sol étranger, et j'y repassai en 1815, lorsque le dernier roi des Français abandonnait le royaume du premier roi des Francks : omnia migrant.

Arrivé à Tournay, je laissai mon frère se débattre avec les autorités, et sous la garde d'un soldat je visitai la cathédrale. Jadis Odon d'Orléans, écolâtre de cette cathédrale, assis pendant la nuit devant le portail de l'église, enseignait à ses disciples le cours des astres, leur montrant du doigt la voix lactée et les étoiles. J'aurais mieux aimé trouver à Tournay ce naïf astro- nome du xi' siècle que des Pandours. Je me plais à

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ces temps les chroniques m'apprennent, sous l'an 1049, qu'en Normandie un homme avait été méta- morphosé en âne : c'est ce qui pensa m'arriver à moi- même, comme on l'a vu, chez les demoiselles Coup- part, mes maîtresses de lecture. Hildebert, en 1114. a remarqué une fille des oreilles de laquelle sortaient des épis de blé : c'était peut être Gérés. La Meuse, que j'allais bientôt traverser, fut suspendue en l'air l'an- née 1118, témoin Guillaume de Nangis et Albéric. Rigord assure que l'an 1194, entre Compiègne et Clermont en Beauvoisis, il tomba une grêle entre- mêlée de corbeaux qui portaient des charbons et mettaient le feu. Si la tempête, comme nous l'assure Gervais de Tilbury, ne pouvait éteindre une chandelle sur la fenêtre du prieuré de Saint-Michel de Camissa, par lui nous savons aussi qu'il y avait dans le diocèse d'Uzès une belle et pure fontaine, laquelle changeait de place lorsqu'on y jetait quelque chose de sale : les consciences d'aujourd'hui ne se dérangent pas pour si peu. Lecteur, je ne perds pas de temps ; je bavarde avec toi pour te faire prendre patience en attendant mon frère qui négocie : le voici; il revient après s'être expliqué, à la satisfaction du commandant autrichien. il nous est permis de nous rendre à Bruxelles, exil acheté par trop de soin.

Bruxelles était le quartier général de la haute émi- gration : les femmes les plus élégantes de Paris et les hommes les plus à la mode, ceux qui ne pouvaient marcher que comme aides de camp, attendaient dans les plaisirs le moment de la victoire. Ils avaient de beaux uniformes tout neufs : ils paradaient de tûute la rigueur

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de leur légèreté. Des sommes considérables qui les auraient pu faire vivre pendant quelques années, ils les mangèrent en quelques jours : ce n'était pas la peine d'économiser, puisqu'on serait incessamment à Paris... Ces brillants chevaliers se préparaient par les succès de l'amour à la gloire, au rebours de l'ancienne che- valerie. Ils nous regardaient dédaigneusement chemi- ner à pied, le sac sur le dos, nous, petits gentils- hommes de province, ou pauvres officiers devenus soldats. Ces Hercules filaient aux pieds de leurs Om- phales les quenouilles qu'ils nous avaient envoyées et que nous leur remettions en passant, nous conten- tant de nos épées.

Je trouvai à Bruxelles mon petit bagage, arrivé en fraude avant moi : il consistait dans mon uniforme du régiment de Navarre, dans un peu de linge et dans mes précieuses paperasses, dont je ne pouvais me sépa- rer.

Je fus invité à dîner avec mon frère chez le baron de Breteuil* ; j'y rencontrai la baronne de Montmo- rency, alors jeune et belle, et qui meurt en ce moment; des évêques martyrs, à soutane de moire et à croix

1. Louis-Auguste Le Tonnelier, baron de Breteuil (1733- Îb07j. Après avoir été, de 1760 à 1783, ambassadeur en Russie et en Suède, à Naples et à Vienne, il fut, à sa rentrée en France, nommé ministre d'Etat et de la maison du roi, avec le gouvernement de Paris. Démissionnaire en 1788, il n'en con- serva pas moins la confiance du roi et de la reine. Au moment du renvoi de Necker, il fut mis, comme « chef du conseil général des finances » à la tête du ministère éphémère du 12 juillet 1789, dit « ministère des Cent-Heures ». Il ne tarda pas à émigrer, séjourna successivement à Soleure, à Bruxelles et à Hambourg, rentra en France sous le Consulat et mourut à Paris If 2 novembre 1807.

T. Il 4

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d'or; de jeunes magistrats transformés en colonels hongrois, et Rivarol» que je n'ai vu qu'une seule fois dans ma vie. On ne l'avait point nommé ; je fus frappé du langage d'un homme qui pérorait seul et se faisait écouter avec quelque droit comme un oracle. L'esprit de Rivarol nuisait à son talent, sa parole à sa plume. Il disait, à propos des révolutions : « Le pre- « mier coup porte sur le Dieu, le second ne frappe « plus qu'un marbre insensible. » J'avais repris l'ha- bit d'un mesquin sous-lieutenant d'infanterie ; je devais partir en sortant du dîner et mon havresac était derrière la porte. J'étais encore bronzé par le soleil d'Amérique et l'air de la mer ; je portais les cheveux plats et noirs. Ma figure et mon silence gênaient Rivarol ; le baron de Breteuil, s'apercevant de sa curiosité inquiète, le satisfit : « D'où vient votre « frère le chevalier? «dit-il à mon frère. Je répondis: « De Niagara. » Rivarol s'écria : « De la cataracte ! » Je me tus. Il hasarda un commencement de question:

1. Antoine de Rivarol (1753-1801). Ironiste étincelant dam les Actes des Apôtres, il a donné en 1789, au Journal Poli- tique-National de l'abbé Sabatier des articles, ou plutôt des Tableaux d'histoire, qui lui ont valu d'être appelé par Burke « le Tacite de la Révolution ». Il émigra le 10 juin 1792, un mois avant Chateaubriand, et résida d'abord à Bruxelles. C'est qu'il publia une Lettre au duc de Brunswick, une Lettre à la noblesse française et la Vie politique et privée du général La Fayette, dont il rappelait ironiquement le sommeil au 6 octobre, en lui donnant le nom de « général Morphée ». Chateaubriand a peut-être un peu arrangé les choses en se donnant à lui-même le dernier mot, dans le récit de son échange de paroles avec Rivarol. Il n'était pas si facile que cela de toucher celui qui avait si bien mérité et qui justifiait en toute rencontre son surnom de Saint-Georges de l'épi- gramme.

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« Monsieur va...? l'on se bat, » interrompis-je. On se leva de table.

Cette émigration fate m'était odieuse ; j'avais hâte de voir mes pairs, des émigrés comme moi à six cents livres de rente. Nous étions bienstupides, sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent, et si nous eussions obtenu des succès, ce n'est pas nous qui aurions profité de la victoire.

Mon frère resta à Bruxelles, auprès du baron de Montboissier* dont il devint l'aide de camp; je partis seul pour Coblentz.

Rien de plus historique que le chemin queje suivis; il rappelait partout quelques souvenirs ou quelques grandeurs de la France. Je traversai Liège, une de ces républiques municipales qui tant de fois se soule- vèrent contre leurs évêques ou contre les comtes de Flandre. Louis XI, allié des Liégeois, fut obligé d'assister au sac de leur ville, pour échapper à sa ridicule prison de Péronne.

J'allais rejoindre et faire partie de ces hommes de guerre qui mettent leur gloire à de pareilles choses. En 1792, les relations entre Liège et la France étaient plus paisibles : l'abbé de Saint-Hubert était obligé d'envoyer tous les ans deux chiens de chasse aux suc- cesseurs du roi Dagobert.

A Aix-la-Chapelle, autre don, mais de la part de la France :1e drap mortuaire qui servait à l'enterrement d'un monarque très chrétien était envoyé au tombeau

1. Le baron de Montboissier, gendre de Malesherbes, était Toncle par alliance du frère de Chateaubriand. Sur le baron de Montboissier, voir an tome I des Mémoireë, U note 1 de la page 232.

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de Charlemagne, comme un drapeau-lige au fief domi- nant. Nos rois prêtaient ainsi foi et hommage, en prenant possession de l'héritage de l'Éternité; ils juraient, entre les genoux de la mort, leur dame, qu'ils lui seraient fidèles, après lui avoir donné le baiser féodal sur la bouche, Du reste, c'était la seule suzeraineté dont la France se reconnût vassale. La cathédrale d'Aix-la-ChapeUe fût bâtie par Karl le Grand et consacrée par Léon III. Deux prélats ayant manqué à la cérémonie, ils furent remplacés par deux évéques de Maëstricht, depuis longtemps décédés, et qui ressuscitèrent exprès. Charlemagne, ayant perdu une belle maîtresse, pressait son corps dans ses bras et ne s'en voulait point séparer. On attribua cette passion à un charme : la jeune morte examinée, une petite perle se trouva sous sa langue. La perle fut jetée dans un marais; Charlemagne, amoureux fou de ce marais, ordonna de le combler : il y bâtit un palais et une église, pour passer sa vie dans l'un et sa mort dans l'autre. Les autorités sont ici l'archevêque Tur- pin et Pétrarque.

A. Cologne, j'admirai la cathédrale : si elle était achevée, ce serait le plus beau monument gothique de l'Europe. Les moines étaient les peintres, les sculpteurs, les architectes et les maçons de leurs basi- liques; ils se glorifiaient du titre de maître maçon, zcemeniarius .

Il est curieux d'entendre aujourd'hui d'ignorants philosophes et des démocrates bavards crier contre les religieux, comme si ces prolétaires enfroqués, ces ordres mendiants à qui nous devons presque tout, avaient été des gentilshommes.

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Cologne me remit en mémoire Caligula et saint Bruno* : j'ai vu le reste des digues du premier à Baies, et la cellule abandonnée du second à la Grande-Char treuse.

Je remontai le Rhin jusqu'à Coblentz {Confluentia). L'armée des princes n'y était plus. Je traversai ces royaumes vides, inania régna ; je vis cette belle vallée du Rhin, le Tempe des muses barbares, des cheva- liers apparaissaient autour des ruines de leurs châ- teaux, où l'on entend la nuit des bruits d'armes, quand la guerre doit survenir.

Entre Coblentz et Trêves, je tombai dans l'armée prussienne : je filais le long de la colonne, lorsque, arrivé à la hauteur des gardes, je m'aperçus qu'ils marchaient en bataille avec du canon en ligne ; le roi* et le duc de Brunswick* occupaient le centre du carré, composé des vieux grenadiers de Frédéric. Mon uni- forme blanc attira les yeux du roi : il me fit appeler ; le duc de Brunswick et lui mirent le chapeau à la

1. Caligula était fils d'Agrippine , laquelle avait agrandi Cologne : d'où le nom romain de la ville : Colonia agrippina. Saint Bruno, fondateur de l'ordre des Chartreux, était à Cologne vers 1030. Après avoir été revêtu de plusieurs dignités ecclésiastiques et avoir refusé l'archevêché de Reims (1080), il se retira avec six de ses compagnons dans un désert voisin de Grenoble, aujourd'hui appelé la Chartreuse il084), et y fonda un monastère.

2. Frédéric-Guillaume II, neveu du grand Frédéric, auquel il avait succédé en 1786. Il mourut en 1797.

3. Charles-Guillaume-Ferdinand, duc de Bntnswick-Litne- bourg (1735-1806), général au service de la Prusse. Il comman- dait en chef les armées coalisées contre la France en 1792. Ayant repris un commandement en 1805, il fut battu à léna et mortellement blessé d'un coup de feu près d'Auerstaedt (14 oc- tobre 1806).

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main, et saluèrent l'ancienne armée française dans ma personne. Ils me demandèrent mon nom, celui de rûon régiment, le lieu j'allais rejoindre les princes. Cet accueil militaire me toucha : je répondis avec émotion qu'ayant appris en Amérique le malheur de mon roi, j'étais revenu pour verser mon sang à son service. Les officiers et généraux qui environnaient Frédéric-Guillaume firent un mouvement approbatif, et le monarque prussien me dit : « Monsieur, on « reconnaît toujours les sentiments de la noblesse « française. » Il ôta de nouveau son chapeau, resta découvert et arrêté, jusqu'à ce que j'eugse disparu derrière la masse des grenadiers. On crie maintenant contre les émigrés; ce sont des tigres qui déchiraient le sein de leur mère; à l'époque dont je parle, on s'en tenait aux vieux exemples, et l'honneur comptait autant que la patrie. En 1792, la fidélité au serment passait encore pour un devoir; aujourd'hui, elle est devenue si rare qu'elle est regardée comme une vertu.

Une scène étrange, qui s'était déjà répétée pouf d'autres que moi, faillit me faire rebrousser chemin. On ne voulait pas m'admettreà Trêves, l'armée des princes était parvenue : « J'étais un de ces hommes « qui attendent l'événement pour se décider; il y « avait trois ans que j'aurais être au cantonne- « ment ; j'arrivais quand la victoire était assurée. On « n'avait pas besoin de moi ; on n'avait que trop de « ces braves après combat. Tous les jours, des esca- « drons de cavalerie désertaient ; l'artillerie même « passait en masse, et, si cela continuait, on ne sau- « rait que faire de ces gens-là. »

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Prodigieuse illusion des partis I

Je rencontrai mon cousin Armand de Chateau- briand : il me prit sous sa protection, assembla les Bretons et plaida ma cause. On me fit venir ; je m'ex- pliquai : je dis que j'arrivais de l'Amérique pour avoir l'honneur de servir avec mes camarades ; que la cam- pagne était ouverte, non commencée, de sorte que j'étais encore à temps pour le premier feu ; qu'au surplus, je me retirerais si on l'exigeait, mais après avoir obtenu raison d'une insulte non méritée. L'aflFaire s'arrangea : comme j'étais bon enfant, les rangs s'ouvrirent pour me recevoir et je n'eus plus que l'embarras du choix.

L'armée des princes était composée de gentils- hommes, classés par provinces et servant en qualité de simples soldats : la noblesse remontait à son origine et à l'origine de la monarchie, au moment même oii cette noblesse et cette monarchie finissaient, comme un vieillard retourne à l'enfance. Il y avait en outre des brigades d'officiers émigrés de divers régiments, également redevenus soldats : de ce nombre étaient mes camarades de Navarre, conduits par leur colonel, le marquis de Mortemart. Je fus bien tenté de m'en- rôler avec La Martinière*, dût-il encore être amou- reux; mais le patriotisme armoricain l'emporta. Je m'engageai dans la septième compagnie bretonne, que commandait M. de Goyon-Miniac*. La noblesse

1. Sur le marquis de Mortemart et sur La Martinière, voir, au tome I des Mémoires, les notes 3 de la page 185 et 1 de la page 186.

2. Au siècle précédent, on écrivait indifféremment Goyon on Gouyon ; mais icr le vrai nom est Gouyon, celui de Goyon

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de ma province avait fourni sept compagnies ; on en comptait une huitième de jeunes gens du tiers état : l'uniforme gris de fer de cette dernière compagnie différait de celui des sept autres, couleur bleu de roi avec retroussis à l'hermine. Des hommes attachés à -u même cause et exposés aux mêmes dangers perpé- tuaient leurs inégalités politiques par des signalements odieux : les vrais héros étaient les soldats plébéiens, puisque aucun intérêt personnel ne se mêlait à leur sacrifice. Dénombrement de notre petite armée : Infanterie de soldats nobles et d'officiers; quatre compagnies de déserteurs, habillés des difierents uni- formes des régiments dont ils provenaient; une com- pagnie d'artillerie ; quelques officiers du génie, avec quelques canons, obusiers et mortiers de divers cali- bres (l'artillerie et le génie, qui embrassèrent presque en entier la cause de la Révolution, en firent le succès au dehors). Une très-belle cavalerie de carabiniers allemands, de mousquetaires sous les ordres du vieux comte de Montmorin, d'officiers de la marine de Brest, de Rochefort et de Toulon, appuyait notre infanterie. L'émigration générale de ces derniers officiers replon- gea la France maritime dans cette faiblesse dont Louis X\ I l'avait retirée. Jamais, depuis Duquesne et Tourville, nos escadres ne s'étaient montrées avec plus

appartenant à une famille d'une autre origine, les Goyon 1 Abbaye et des Harlières, dont faisait partie le général comte de Goyon, qui a commandé de 1856 à 1862 le corps d'occupa- tion à Rome. La compagnie bretonne, dans laquelle s'était engagé Chateaubriand, avait pour chef Pierre-Louis- Alexandre de Gouyon de Miniac, à Plancoët vers 1754, décédé k Rennes le 26 juin 1818.

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de gloire. Mes camarades étaient dans la joie : moi j'avais les larmes aux yeux quand je voyais passer ces dragons de l'Océan, qui ne conduisaient plus les vais- seaux avec lesquels ils humilièrent les Anglais et délivrèrent l'Amérique. Au lieu d'aller chercher des continents nouveaux pour les léguer à la France, ces compagnies de La Pérouse s'enfonçaient dans les boues de l'Allemagne. Ils montaient le cheval consa- cré à Neptune ; mais ils avaient changé d'élément, et la terre n'était pas à eux. En vain leur commandant portait à leur tête le pavillon déchiré de la Belle-Poule, sainte relique du drapeau blanc, aux lambeaux duquel pendait encore l'honneur, mais d'où était tombée la victoire.

Nous avions des tentes ; du reste, nous manquions de tout. Nos fusils, de manufacture allemande, armes de rebut, d'une pesanteur effrayante, nous cassaient l'épaule, et souvent n'étaient pas en état de tirer. J'ai fait toute la campagne avec un de ces mousquets dont le chien ne s'abattait pas.

Nous demeurâmes deux jours à Trêves. Ce me fut un grand plaisir de voir des ruines romaines, après avoir vu les ruines sans nom de l'Ohio, de visiter cette ville si souvent saccagée, dont Salvien disait : « Fugitifs de Trêves, vous voulez des spectacles, vous « redemandez aux empereurs les jeux du cirque : « pour quel état, je vous prie, pour quel peuple, pour « quelle ville? » Theatra igitur quœritis, circum a principibus postulatis? cui, quxso, statut, cui populo ^ cui civitati ?

Fugitifs de France, était le peuple pour qui nous YOttlions rétablir les monuments de saint Louis?

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Je m'asseyais, avec mon fusil, au milieu des ruines ; je tirais de mon havresac le manuscrit de mon voyage en Amérique; j'en déposais les pages séparées sur rherbe autour de moi ; je relisais et corrigeais une description de forêt, un passage d'Atala, dans les décombres d'un amphithéâtre romain, me préparant ainsi à conquérir la France. Puis, je serrais mon trésor dont le poids, mêlé à celui de mes chemises, de ma capote, de mon bidon de fer-blanc, de ma bouteille clissée et de mor petit Homère, me faisait cracher le sang.

J'essayais de fourrer Atala avec mes inutiles car- touches dans ma giberne ; mes camarades se mo- quaient de moi, et arrachaient les feuilles qui débor- daient des deux côtés du couvercle de cuir. La Provi- dence vint à mon secours : une nuit, ayant couché dans un grenier à foin, je ne trouvai plus mes che- mises dans mon sac à mon réveil ; on avait laissé les paperasses. Je bénis Dieu : cet accident, en assurant ma gloire, me sauva la vie, car les soixante livres qui gisaient entre mes deux épaules m'auraient rendu poitrinaire. « Combien ai-je de chemises? disait Henri IV à son valet de chambre. Une douzaine, sire, encore y en a-t-il de déchirées. Et de mou- choirs, est-ce pas huit que j'ai? H n'y en a pour cette heure que cinq. » Le Béarnais gagna la bataille d'Ivry sans chemises ; je n'ai pu rendre son royaume à ses enfants en perdant les miennes.

L'ordre arriva de marcher sur Thion ville. Nous fai- sions cinq à six lieues par jour. Le temps était affreux; nous cheminions au milieu de la pluie et de la fange.

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en chantant: 0 Richard! 6 mon roi! Pauvre JacquesU Arrivés à l'endroit du campement, n'ayant ni fourgons ni vivres, nous allions avec des ânes, qui suivaient la colonne comme une caravane arabe, chercher de quoi manger dans les fermes et les villages. Nous payions très-scrupuleusement : je subis néanmoins une faction correctionnelle pour avoir pris, sans y penser, deux poires dans le jardin d'un château. Un grand clocher, une grande rivière et un grand seigneur, dit le pro- verbe, sont de mauvais voisins.

Nous plantions au hasard nos tentes, dont nous étions sans cesse obligés de battre la toile afin d'en élargir les fils et d'empêcher l'eau de la traverser. Nous étions dix soldats par tente ; chacun à son tour était chargé du soin de la cuisine : celui-ci allait à la viande, celui-là au pain, celui-là au bois, celui-là à la paille. Je faisais la soupe à merveille ; j'en recevais de grands compliments, surtout quand je mêlais à la ra- tatouille du lait et des choux, à la mode de Bretagne. J'avais appris chez les Iroquois à braver la fumée r 4e sorte que je me comportais bien autour de vaon feu de branches vertes et mouillées. Cette vie de soldat est très amusante ; je me croyais encore parmi les Indiens. En mangeant notre gamelle sous ia tente,

1. 0 Richard! ô mon roi! et Pauvre Jacques! étaient deux romances différentes. La première avait été ï>-spularisée par l'opéra-comique de Sedaine et de Grétry, Ricnard-Cœur-de- Lion; les paroles et la musique de la seconde étaient de madame la marquise de Travanet, née de Bombelles, dame de madama Elisabeth. En voici le premier couplet ;

Pauvre Jacques, quand j'étais près de toi.

Je ne sentais pas tua <nisère : Mais à présent que tu vis loin de mcM,

Je manque de tout sur la terre.

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mes camarades me demandaient des histoires de mes voyages ; ils me les payaient en beaux contes ; nous mentions tous comme un caporal au cabaret avec un conscrit qui paye Técot.

Une chose me fatiguait, c'était de laver mon linge ; il le fallait, et souvent : car les obligeants voleurs ne m'avaient laissé qu'une chemise empruntée à mon cousin Armand, et celle que je portais sur moi. Lors- que je savonnais mes chausses, mes mouchoirs et ma chemise au bord d'un ruisseau, la tête en bas et les reins en l'air, il me prenait des étourdissements ; le mouvement des bras me causait une douleur insup- portable à la poitrine. J'étais obligé de m'asseoir parmi les prèles et les cressons, et, au milieu du mou- vement de la guerre, je m'amusais à voir couler l'eau paisible. Lope de Vega fait laver le bandeau de l'Amour par une bergère ; cette bergère m'eût été bien utile pour un petit turban de toile de bouleau que j'avais reçu de mes Floridiennes.

Une armée est ordinairement composée de soldats à peu près du même âge, de la même taille, de la même force. Bien différente était la nôtre, assemblage confus d'hommes faits, de vieillards, d'enfants des- cendus de leurs colombiers, jargonnant normand, breton, picard, auvergnat, gascon, provençal, langue- docien. Un père servait avec ses fils, un beau-père avec son gendre, un oncle avec ses neveux, un frère avec un frère, un cousin avec un cousin. Cet arrière- ban, tout ridicule qu'il paraissait, avait quelque chose d'honorable et de touchant, parce qu'il était animé de convictions sincères ; il ofiFrait le spectacle de la vieille monarchie et donnait une dernière représentation

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d'un monde qui passait. J'ai vu de vieux gentils- hommes, à mine sévère, à poil gris, tiabit déchiré, sac sur le dos, fusil en bandoulière, se traînant avec ut bâton et soutenus sous le bras par un de leurs fils j'ai vu M. de Boishue*, le père de mon camarade massacré aux États de Rennes auprès ae moi, marcher seul et triste, pieds nus dans la boue, portant ses sou- liers à la pointe de sa baïonnette, de peur de les user ; j'ai vu de jeunes blessés couchés sous un arbre, et un aumônier en redingote et en étole, à genoux à leur chevet, les envoyant à saint Louis dont ils s'étaient efforcés de défendre les héritiers. Toute cette troupe pauvre, ne recevant pas un sou des princes, faisait la guerre à ses dépens, tandis que les décrets achevaient de la dépouiller et jetaient nos femmes et nos mères dans les cachots.

Les vieillards d'autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d'aujourd'hui : si, en demeu- rant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d'eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l'étaient pas à la société. Main- tenant, un traînard dans ce monde a non-seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments^ rien ne ressemble à ce qu'il a connu. Il est d'une race différente de l'espèce humain3 au milieu de laquelle il achève ses jours.

Ft pourtant, France du xix* siècle, apprenez à esti-

1. Jean-Baptiste-René de Guenenneuc. comte de Boishue, ma- rié à Sylvie-Gabrielle de Bruc. Son iis fut tué ï Bennes le 27 jan- Ti'.r 1789. Voir, au tome l de? MéWi^ircs, ]a note de it Ij^a^" 265.

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mer cette vieille France qui vous valait. Vous devien- drez vieille à votre tour et l'on vous accusera, comme on nous accusait, de tenir à des idées surannées. Ce sont vos pères que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous êtes sortie de leur sang. S'ils n'eussent été généreusement fidèles aux antiques mœurs, vous n'auriez pas puisé dans cette fidélité native l'énergie qui a fait votre gloire dans les mœurs nouvelles ; ce n'est, entre les deux Frances, qu'une transformation de vertu.

Auprès de notre camp indigent et obscur, en existait un autre brillant et riche. A l'état-major, on ne voyait que fourgons remplis de comestibles ; on n'apercevait que cuisiniers, valets, aides de camp. Rien ne repré- sentait mieux la cour et la province, la monarchie expirante à Versailles et la monarchie mourante dans les bruyères de Du Guesclin. Les aides de camp nous étaient devenus odieux ; quand il y avait quelque affaire devant Thionvilie, nous criions : « En avant, les aides de camp I » comme les patriotes criai^aL: « En avant, les officiers I »

J'éprouvai un saisissement de cœur lorsque arrivés par un jour sombre en vue des bois qui bordaient l'ho- rizon, on nous dit que ces bois étaient en France. Pas- ser en armes la frontière de mon pays me fit un effet que je ne puis rendre: j'eus comme une espèce de révé- lation de l'avenir, d'autantqueje ne partageais aucune des illusions de mes camarades, ni relativement à la cause qu'ils soutenaient, ni pour le triomphe dont ils se berçaient; j'étais là, comme Falkland' dans l'armée

1. Lucius Garej/, ricomte de Falklcmd (1610-1643), membre

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 63

de Charles I". Il n'y avait pas un chevalier de la Man- che, malade, écloppé, coiffé d'un bonnet de nuit sous son castor à trois cornes, qui ne se crût très-fermement capable de mettre en fuite, à lui tout seul, cinquante jeunes vigoureux patriotes. Ce respectable et plaisant orgueil, source de prodiges à une autre époque, ne m'avait pas atteint : je ne me sentais pas aussi con- vaincu de la force de mon invincible bras.

Nous surgîmes invaincus à Thionville, le 1" septem- bre ; car, chemin faisant, nous ne rencontrâmes per- sonne. La cavalerie campa à droite, l'infanterie à gau- che du grand chemin qui conduisait à la ville du côté de l'Allemagne. De l'assiette du camp on ne découvrait pas la forteresse ; mais à six cents pas en avant, on arrivait à la crête d'une colline d'où l'œil plongeait dans la vallée de la Moselle. Les cavaliers de la marine liaient la droite de notre infanterie au corps autrichien du prince de Waldeck', et la gauche de la même infan- terie se couvrait des dix-huit cents chevaux de la Mai- son-Rouge et de Roy al- Allemand. Nous nous retran- châmes sur le front par un fossé, le long duquel étaient rangés les faisceaux d'armes. Les huit compagnies bre- tonnes occupaient deux rues transversales du camp, et au-dessous de nous s'alignait la compagnie des officiers de Navarre, mes camarades.

Ces travaux, qui durèrent trois jours, étant achevés, Monsieur et le comte d'Artois arrivèrent ; ils firent la

du Parlement et secrétaire d'Etat de Charles I*'. Après s'être d'abord prononcé en faveur de la rébellion, il épousa chaude- ment la cause royale; il fut tué à la bataille de Newbury.

2. Chrétien-Auguste, prince de PTaZdecA (1744-1798). Il perdit an bras au siège de Thionville.

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reconnaissance de la place, qu'on somma en vain, quoi- que Wimpfen ' la semblât vouloir rendre. Comme le grand Condé, nous n'avions pas gagné la bataille de Rocroi, ainsi nous ne pûmes nous emparer de Thion- ville ; mais nous ne fûmes pas battus sous ses murs, comme Feuquières^. On se logea sur la voie publique, dans la tête d'un village servant de faubourg à la ville, en dehors de l'ouvrage à cornes qui défendait le pont de la Moselle. On se fusilla de maison en maison ; notre poste se maintint en possession de celles qu'il avait prises. Je n'assistai point à cette première affaire ; Armand, mon cousin, s'y trouva et s'y comporta bien. Pendant qu'on se battait dans ce village, ma compa- gnie était commandée pour une batterie à établir au bord d'un bois qui coiffait le sommet d'une colline. Sur la déclivité de cette colline, des vignes descendaient

1. Louis-Félix, baron de Wimpfen (1744-1814) était maréchal de camp lorsqu'il fut élu député aux Etats-Généraux par la no- blesse du bailliage de Caen. Nommé commandant de Thionville, lors de l'entrée des Prussiens en France, il défendit intrépide- ment cette place pendant cinquante-cinq jours, jusqu'au moment il fut dégagé par la victoire de Valmy. Après la révolution du 31 mai, il mit, quoique royaliste, son épée au service des dé- putés girondins réfugiés à Caen; mais les beaux parleurs de la Gironde, après une bataille pour rire qui reçut le nom de bataille sans larmes, se refusèrent à pousser plus .'oin l'aventure. Wimp- fen réussit à se cacher pendant le règne de la Terreur. Le gou- vernement consulaire lui rendit son grade de général de division, et l'Empereur le nomma inspecteur des haras. Il fut créé baron en 1809. Le général de Wimpfen a laissé des Mém,oires.

2. Manassès de P<is, marquis de Feuquières (1590-1639), lieu- tenant général sous Louis XIII. Il contribua puissamment à la prise de La Rochelle, et chargé, en 1633, d'une mission diploma- tique, il réussit à resserrer l'alliance entre la France, la Suède et les princes protestants de l'Allemagne. Ayant mis, en 1639, le •iège devant Thionville, il y fut blessé et pris, et mourut quel- ques mois après de ses blessures.

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Garnier frérp.s 7A^i'

MÉMOIRES d'outre-tombe 65

jusqu'à la plaine adhérente aux /or tifîcations extérieu- res de Thionville.

L'ingénieur qui nous dirigeait nous fit élever un cavalier gazonné, destiné à nos canons; nous filâmes un boyau parallèle, à ciel ouvert, pour nous mettre au- dessous du boulet. Ces terrasses allaient lentement, car nous étions tous, officiers jeunes et vieux, peu accou- tumés à remuer la pelle et la pioche. Nous manquions de brouettes, et nous portions la terre dans nos habits, qui nous servaient de sacs. Le feu d'une lunette s'ou- vrit sur nous; il nous incommodait d'autant plus, que nous ne pouvions riposter : deux pièces de huit et un obusier à la Cohorn, qui n'avait pas la portée, étaient toute notre artillerie. Le premier obus que nous lançâ- mes tomba en dehors des glacis ; il excita les huées de la garnison. Peu de jours après, il nous arriva des canons et des canonniers autrichiens. Cent hommes d'infanterie et un piquet de cavalerie de la marine furent, toutes les vingt-quatre heures, relevés à cette batterie. Les assiégés se disposèrent à l'attaquer ; on remarquait avec le télescope du mouvement sur les remparts, A l'entrée de la nuit, on vit une colonne sor- tir par une poterne et gagner la lunette à l'abri du chemin couvert. Ma compagnie fut pommandée de ren- fort.

A la pointe du jour, cinq ou six cents patriotes engagèrent l'action dans le village, sur le grand che- min, au-dessus de la ville ; puis, tournant à gauche, ils vinrent à travers les vignes prendre notre batterie en flanc. La marine chargea bravement, mais elle fut culbutée et nous découvrit. Nous étions trop mal armés pour croiser le feu ; nous marchâmes la baïonnette en

T. II. 5

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avant. Les assaillants se retirèrent je ne sais pourquoi ; s'ils eussent tenu, ils nous enlevaient.

Nous eûmes plusieurs blessés et quelques morts, entre autres le chevalier de La Baronnais \ capitaine d'une des compagnies bretonnes. Je lui portai malheur : la balle qui lui ôta la vie fit ricochet sur le canon de mon fusil et le frappa d'une telle roideur, qu'elle lui perça les deux tempes ; sa cervelle me sauta au visage. Inutile et noble victime d'une cause perdue I Quand le maréchal d'Aubeterre tint les États de Bretagne, il passa chez M, de La Baronnais le père, pauvre gentil- homme, demeurant à Dinard, près de Saint-Malo; le maréchal, qui l'avait supplié de n'inviter personne, aperçut en entrant une table de vingt-cinq couverts, et gronda amicalement son hôte. « Monseigneur, lui dit M. de La Baronnais, je n'ai à dîner que mes enfants. » M. de La Baronnais avait vingt-deux garçons et une fille, tous de la même mère. La Révolution a fauché, avant la maturité, cette riche moisson du père de famille.

Le corps autrichien de Waldeck commença d'opérer. L'attaque devint plus vive de notre côté. C'était un beau spectacle la nuit: des pots-à-feu illuminaient les

1. Le chevalier de la Baronnais était l'un des nombreux fils de François-Pierre Collas, seigneur de la Baronnais, et de Renée de Kergu, mariés à Ruca, en 1750, et établis, vers 1757, dacs la paroisse de Saint-Enogat. Ils avaient déjà cinq enfants, et de 1757 à 1778 ils en eurent quinze autres, vingt en tout. Chateau- briand ne s'éloigne donc pas beaucoup de la vérité, lorsqu il leur en attribue vingt-trois. Seulement, quand U leur donna vingt-deux garçons et une fille, il fait un peu trop petite la part du sexe faible. Il y avait, chez les la Baronnais, huit filles contrt douze garçons.

MEMOIRES d'outre-tombe 61

ouvrages de la place, couverts de soldats ; des lueurs subites frappaient les nuages ou le zénith bleu lors- qu'on mettait le feu aux canons, et les bombes, se croi- sant en l'air, décrivaient une parabole de lumière. Dans les intervalles des détonations, on entendait des roulements de tambour, des éclats de musique mili- taire, et la voix des factionnaires sur les remparts de Thionville et à nos postes; mialheureusement, ils criaient en français dans les deux camps : « Sentinel- les, prenez garde à vous I »

Si les combats avaient lieu à l'aube, il arrivait que l'hymne de l'alouette succédait au bruit delà mousque- terie, tandis que les canons, qui ne tiraient plus, nous regardaient bouche béante silencieusement par les embrasures. Le chant de l'oiseau, en rappelant les sou- venirs de la vie pastorale, semblait faire un reproche aux hommes. Il en était de même lorsque je rencon- trais quelques tués parmi des champs de luzerne en fleurs, ou au bord d'un courant d'eau qui baignait la chevelure de ces morts. Dans les bois, à quelques pas des violences de la guerre, je trouvais de petites sta- tues des saints et de la Vierge. Un chevrier, un pâtre, un mendiant portant besace, agenouillés devant ces pacificateurs, disaient leur chapelet au bruit lointain d(u canon. Toute une commune vint une fois avec son pasteur offrir des bouquets au patron d'une paroisse voisine, dont l'image demeurait dans une futaie, en face d'une fontaine. Le curé était aveugle ; soldat de la milice de Dieu, il avait perdu la vue dans les bonnes œuvres, comme un grenadier sur le camp de bataille. Le vicaire donnait la communion pour son curé, parce que celui-ci n'aurait pu déposer la sainte hostie sur

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les lèvres des communiants. Pendant cette cérémonie, et du sein de la nuit, il bénissait la lumière !

Nos pères croyaient que les patrons des hameaux, Jean le Silentiaire, Dominique YEncuirassé, Jacques Vlntercis, Paul le Simple, Basle Y Ermite, et tant d'au- tres, n'étaient point étrangers au triomphe des armes par qui les moissons sont protégées. Le jour même de la bataille de Bouvines, des voleurs s'introduisirent, à Auxerre, dans un couvent sous l'invocation de saint Germain, et dérobèrent les vases sacrés. Le sacristain se présente devant la châsse du bienheureux évêque, et lui dit en gémissant: « Germain, étais-tu lorsque « ces brigands ont osé violer ton sanctuaire ? » Une yoix sortant de la châsse répondit : « J'étais auprès de « Cisoing, non loin du pont de Bouvines ; avec d'au- « très saints, j'aidais les Français et leur roi, à « qui une victoire éclatante a été donnée par notre « secours :

« Cui fuit auxilio Victoria prœstita nostro. »

Nous faisions des battues dans la plaine, et nous les poussions jusqu'aux hameaux sous les premiers retran- chements de Thionville. Le village du grand chemin trans-Moselle était sans cesse pris et repris. Je me tiOQvai deux fois à ces assauts. Lf;s patriotes nous trai- taient d'ennemi* de la liberté, à' aristocrates, de satel- lites de Capet ; nous les appelions brigands, coupe-tê- tes, traîtres et révolutionnaires . On s'arrêtait quelquefois, et un duel avait lieu au milieu des combattants deve- nus témoins impartiaux ; singulier caractère français que les passions mêmes ne peuvent étouffer l

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Un jour, j'étais de patrouille dans une vigne, j'avais à vingt pas de moi un vieux gentilhomme chasseur qui frappait avec le bout de son fusil sur les ceps, comme pour débusquer un lièvre, puis il regardait vivement autour de lui, dans l'espoir de voir partir un patriote; chacun était avec ses mœurs.

Un autre jour, j'allai visiter le camp autrichien : entre ce camp et celui de la cavalerie de la marine, se déployait le rideau d'un bois contre lequel la place dirigeait mal à propos son feu ; la ville tirait trop, elle nous croyait plus nombreux que nous l'étions, ce qui explique les pompeux bulletins du commandant de Thionville. Comme je traversais ce bois, j'aperçois quelque chose qui remuait dans les herbes ; je m'ap- proche : un homme étendu de tout son long, le nez en terre, ne présentait qu'un large dos. Je le crus blessé : je le pris par le chignon du cou, et lui soulevai à deim la tête. Il ouvre des yeux effarés, se redresse un peu en s'appuyant sur ses mains ; j'éclate de rire : c'était mon cousin Moreau 1 Je ne l'avais pas vu depuis notre visite à M""* de Chastenay.

Couché sur le ventre à la descente d'une bombe, il lui avait été impossible de se relever. J'eus toutes les peines du monde à le mettre debout ; sa bedaine était triplée. Il m'apprit qu'il servait dans les vivres et qu'il allait proposer des bœufs au prince de Waldeck. Au reste, il portait un chapelet ; Hugues Métel parle d'un loup qui résolut d'embrasser l'état monastique ; mais, n'ayant pu s'habituer au maigre, il se fit chanoine».

1. Hugue3 Métel, écrivain ecclésiastique du xii» siècle (1080- 1157). Il se vantait de composer jusqu'à mille vers en se tenant sur UB pied, stans pede in uno. Chateaubriand f&it ici allusion

70 MEMoraES d'outre-tombe

En rentrant au camp, un officier du génie passa près de moi, menant son cheval par la bride; un boulet atteint la bête à l'endroit le plus étroit de 1 encolure et la coupe net ; la tête et le cou restent pendus à la main du cavalier qu'ils entraînent à terre de leur poids. J'avais vu une bombe tomber au milieu d'un cercle d'officiers de marine qui mangeaient assis en rond : la gamelle disparut; les officiers culbutés et ensablés criaient comme le vieux capitaine de vaisseau : « Feu de tribord, feu de bâbord, feu partout! feu dans ma perruque I »

Ces coups singuliers semblent appartenir à Thion- ville: en 1558, François de Guise mit le siège devant cette place. Le maréchal Strozzi y fut tué parlant dans la tranchée audit sieur de Guise qui lui tenait lors la main sur l'épaule.

Il s'était formé derrière notre camp une espèce de marché. Les paysans avaient amené des quartauts de vin blanc de Moselle, qui demeurèrent sur les voitu- res : les chevaux dételés mangeaient attachés à un bout des charrettes, tandis qu'on buvait à l'autre bout. Des fouées brillaient çà et là. On faisait frire des saucisses dans des poêlons, bouillir des gaudes dans des bas- sines, sauter des crêpes sur des plaques de fonte, enfler des pancakes sur des paniers. On vendait des galettes anisées, des pains de seigle d'un sou, des gâ-

à un apologue qui se trouve en tête des Poésies de Métel et qui est intitulé : D'un loup qui se fit hermite. C'est la meilleure pièce de Métel, à moins qu'U ne faille l'attribuer, comme le veulent plusieurs éradits, à Marbode, évêque de Rennes, son contemporain.

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teaax de maïs, des pommes vertes, des œufs rouges et bfancs, des pipes et du tabac, sous un arbre aux branches duquel pendaient des capotes de gros drap, marchandées par les passants. Des villageoises, à cali- fourchon sur un escabeau portatif, trayaient des vaches, chacun présentant sa tasse à la laitière et attendant son tour. On voyait rôder devant les four- neaux les vivandiers en blouse, les militaires en uni- forme. Des cantinières allaient criant en allemand et en français. Des groupes se tenaient debout, d'autres assis à des tables de sapin plantées de travers sur uh sol raboteux. On s'abritait à l'aventure sous une toile d'emballage ou sous des rameaux coupés dans la forêt, comme à Pâques fleuries. Je crois aussi qu'il y avait des noces dans les fourgons couverts, en souve- nir des rois franks. Les patriotes auraient pu facile- ment, à l'exemple de Majorien, enlever le chariot de la mariée : Rapit esseda victor, nubentemque nurum. (Sidoine Apollinaire.) On chantait, on riait, on fumait. Cette scène était extrêmement gaie la nuit, entre les feux qui l'éclairaient à terre et les étoiles qui brillaient au-dessus.

Quand je n'étais ni de garde aux batteries ni de service à la tente, j'aimais à souper à la foire. recommençaient les histoires du camp; mais, animées de rogomme et de chère-lie, elles étaient beaucoup plus belles.

Un de nos camarades, capitaine à brevet, dont le nom s'est perdu pour moi dans celui de Dinarzade que nous lui avions donné, était célèbre par ses contes ; il eût été plus correct de dire Shéhérazade, mais nous n'y regardions pas de si près. Aussitôt que nous le

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voyions, nous courions à lui, nous nous le aisputions: c'était à qui l'aurait à son écot. Taille courte, cuisses longues, figure avalée, moustaches tristes, yeux fai- sant la virgule à l'angle extérieur, voix creuse, grande épée à fourreau café au lait, prestance de poète militaire, entre le suicide et le luron, Dinarzade goguenard sérieux, nb' riait jamais et on ne le pou- vait regarder sans rire. Il était le témoin obligé de tous les duels et l'amoureux de toutes les dames de comptoir. Il prenait au tragique tout ce qu'il disait et n'interrompait sa narration que pour boire à même d'une bouteille, rallumer sa pipe ou avaler une saucisse.

Une nuit qu'il pleuvinait, nous faisions cercle au robinet d'un tonneau penché vers nous sur une char- rette dont les brancards étaient en l'air. Une chan- delle collée à la futaille nous éclairait; un morceau de serpillière, tendu du bout des brancards à deux poteaux, nous servait de toit. Dinarzade, son épée de guingois à la façon de Frédéric II, debout entre une roue de la voiture et la croupe d'un cheval, racontait une histoire à notre grande satisfaction. Les cantinières qui nous apportaient la pitance restaient avec nous pour écouter notre Arabe. La troupe attentive des bacchantes et des silènes qui for- maient le chœur accompagnait le récit des marques de sa surprise, de son approbation ou de son impro-- bation.

« Messieurs, dit le ramenteur, vous avez tous « connu le chevalier Vert,, qui vivait au temps au roi « Jean? » Et chacun de répondre : « Oui, oui. » Dlcar- «ade engloutit, en se brûlant, une crêpe roulée

MÉMOIRES d'outre-tombe ^3

« Ce chevalier Vert, messieurs, vous le savez, puis « que vous l'avez vu, était fort beau : quand le venl « rebroussait ses cheveux roux sur son casque, cela « ressemblait à un tortis de filasse autour d'un turban « vert. »

L'assemblée : « Bravo ! »

« Par une soirée de mai, il sonna du cor au pont- « levis d'un château de Picardie, ou d'Auvergne, « n'importe. Dans ce château demeurait la Dame des « grandes compagnies. Elle reçut bien le chevalier, le « fit désarmer, conduire au bain et se vint asseoir « avec lui à une table magnifique ; mais elle ne man- « gea point, et les pages-servants étaient muets. »

L'assemblée : « Oh I oh I »

« La dame, messieurs, était grande, plate, maigre « et disloquée comme la femme du major; d'ailleurs « beaucoup de physionomie et l'air coquet. Lorsqu'elle « riait et montrait ses dents longues sous son nez « court, on ne savait plus oii l'on en était. Elle devint « amoureuse du chevalier et le chevalier amoureux «ie « la dame, bien qu'il en eût peur. »

Dinarzade vida la cendre de sa pipe sur la jante de la roue et voulut recharger son brûle-gueule ; on le força de continuer :

a Le chevalier Vert, tout anéanti, se résolut de « quitter le château; mais, avant de partir, il requiert « de la châtelaine l'explication de plusieurs choses « étranges; il lui faisait en même temps une offre « loyale de mariage, si toutefois elle n'était pas sor- ti cière. »

La rapière de Dinarzade était plantée droite et roide entre ses genoux. Assis et penchés en avant.

75 MEMOIRES d'outre-tombe

nous faisions au-dessous de lui, avec nos pipes, une guirlande de flammèches comme l'anneau de Satiîrne. Tout à coup Dinarzade s'écria comme hors de lui :

a Or, messieurs, la Dame des grandes compagnies, a c'était la Mort 1 »

Et le capitaine, rompant les rangs et s' écriant: « La « mort ! la mort 1 » mit en fuite les cantinières. La séance fut levée : le brouhaha fut grand et les rires prolongés. Nous nous rapprochâmes de Thionville, au bruit du canon de la place

Le siège continuait, ou plutôt il n'y avait pas de siège, car on n'ouvrait point la tranchée et les troupes manquaient pour investir régulièrement la place. On comptait sur des intelligences, et Ton attendait la nou- velle des succès de l'armée prussienne ou de celle de Clerfayt*, avec laquelle se trouvait le corps français du duc de Bourbon 2. Nos petites ressources s'épuisaient;

1. François-Sébastien-Cliarles-Joseph de Croùe, comte de Cler- faijt (1733-1798), s'était distingué pendant la guerre de Sept ans. Mis en 1792 à la tête du corps d'armée que l'Autriche joignait aux Prussiens, il prit Stenay et le défilé de la Croix-aux-Bois, assista aux batailles de Valmy et de Jemmapes, dirigea la retraite avec beaucoup de talent à cette dernière bataille, surprit les Français à Altenhoven, fit débloquer Maëstricht, eut la plus grande part dans le succès des coalisés à Nerwinde, à Quiévrain et à Furnes (1793). Pendant la campagne de 1794, U dut céder le terrain à Pichegru. Créé feld-maréchal l'année suivante, il entra dans Mayence (28 octobre 1795), après avoir battu isolément trois corps d'armée français envoyés contre lui. Une disgrâce Inexplicable fut le prix de ces éclatants triomphes : la cour de Vienne, au mois de janvier 1796, le remplaça par le prince Charles .

2. L'armée des émigrés, en 1792, était fractionnée en trois lOTps, Le premier (dix mille hommes), formé avec les émigrés, âe Coblentz, était commandé par les maréchaux de Broéllie et

MÉMOIRES d'outre-tombe 15

Paris semblait s'éloigner. Le mauvais temps ne cessait; nous étions inondés au milieu de nos travaux; je m'é- veillais quelquefois dans un fossé avec de l'eau jus- qu'au cou : le lendemain j'étais perclus.

Parmi mes compatriotes, j'avais rencontré Ferron de La Sigonnière*, mon ancien camarade de classe à Dinan. Nous dormions mal sous notre pavillon ; nos têtes, dépassant la toile, recevaient la pluie de cette espèce de gouttière. Je me levais et j'allais avec Per- ron me promener devant les faisceaux, car toutes nos nuits n'étaient pas aussi gaies que celles de Dinar- zade. Nous marchions en silence, écoutant la voix des sentinelles, regardant la lumière des rues de nos tentes, de même que nous avions vu autrefois au col- lège les lampions de nos corridors. Nous causions du passé et et de l'avenir, des fautes que l'on avait com- mises, de celles que l'on commettrait ; nous déplo- rions l'aveuglement des princes, qui croyaient reve- nir dans leur patrie avec une poignée de serviteurs, et raffermir par le bras de l'étranger la couronne sur la tête de leur frère. Je me souviens d'avoir dit à mon camarade, dans ces conversations, que la France vou-

Castries. Le second (cinq mille hommes) était sous les ordres du prince de Condé. Le troisième corps, sous les ordres du duc de Bourbon, comprenait quatre à cinq mille émigrés cantonnés dans les Pays-Bas autrichiens. Les émigrés de Bretagne faisaient partie de ce troisième corps. [Histoire de V armée de Condé, par René Bittard des Portes, p. 27.)

1. François-Prudent-Malo Ferron de la Sigonnière, dans la paroisse de Saint-Samson, près de Dinan, le 6 juin 1768. Il était l'un des quatorze enfants de François-Henri-Malo Ferron de la Sigonnière, marié, le 4 mai 1762, à Anne-Gillette-Pran- çoise Anger des Vaux. Le camarade de Chateaubriand est mort au château de la Mettrie, en Saint-Samson, le 14 mai 1815.

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drait imiter l'Angleterre, que le roi périrait sur l'échafaud, et que, vraisemblablement, notre expédi- tion devant Thionville serait un des principaux chefs d'accusation contre Louis XVI. Ferron fut frappé de ma prédiction : c'est la première de ma vie. Depuis ce temps j'en ai fait bien d'autres tout aussi vraies, tout aussi peu écoulées; l'accident était-il arrivé, on se mettait à l'abri, et l'on m'abandonnait aux prises avec le malheur que j'avais prévu. Quand les Hollandais essuient un coup de vent en haute mer, ils se re- tirent dans l'intérieur du navire, ferment les écou- tilles et boivent du punch, laissant un chien sur le pont pour aboyer à la tempête; le danger passé, on renvoie Fidèle à sa niche au fond de la cale, et le capitaine revient jouir du beau temps sur le gaillard. J'ai été le chien hollandais du vaisseau de la légiti- mité.

Les souvenirs de ma vie militaire se sont gravés dans ma pensée ; ce sont eux que j'ai retracés au sixième livre des Martyrs^.

1. En plus d'un endroit de ce sixième livre, en effet, c'est Cha- teaubriand qui parle sous le nom d'Eudore, particulièrement dans celte page sur les veilles nocturnes du camp : « Epuisé par les travaux de la journée, je n'avais durant la nuit que quelques heures pour délasser mes membres fatigués. Souvent il m'arri- vait, pendant ce court repos, d'oublier ma nouvelle fortune; et lorsque aux premières blancheurs de l'aube les trompettes du camp venaient à sonner l'air de Diane, j'étais étonné d'ouvrir les yeux au milieu des bois. Il y a pourtant un charme h. ce ré- veil du guerrier échappé aux périls de la nuit. Je n'ai jamais entendu sans une certaine joie belliqueuse la fanfare du clairon, répétée par l'écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux qui saluaient l'aurore. J'aimais à voir le camp plongé aans le sommeil, les tentes encore fermées d'où sortaieni quel- ques soldats k moitié vêtus, le centurion qui se promenait de-

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Barbare de l'Armorique au camp des princes, je portais Homère avec mon épée; je préférais ma patrie, la pauvre, la petite lie ^'Aaron*, aux cent villes de la Crète. Je disais comme Télémaque : « L'âpre « pays qui ne nourrit que des chèvres m'est plus « agréable que ceux l'on élève des chevaux ^ » Mes paroles auraient fait rire le candide Ménélas, àyaOos Msv^Xao;.

Le bruit se répandit qu'enfin on allait en venir à une action ; le prince de Waldeck devait tenter un assaut, tandis que, traversant la rivière, nous ferions diversion par une fausse attaque sur la place du côté de la France.

Cinq compagnies bretonnes, la mienne comprise, la compagnie des officiers de Picardie et de Navarre, le régiment des volontaires, composé de jeunes paysans lorrains et de déserteurs des divers régiments, furent commandés de service. Nous devions être sou- tenus de Royal-Allemand, des escadrons des mous- quetaires et des différents corps de dragons qui cou- vant les faisceaux d'armes en balançant son cep de vigne, la sentineDe immobile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé dans l'attitude du silence, le cavalier qui traversait le fleuve coloré des feux du matin, le victimaire qui puisait l'eau du sa- crifice, et souvent un berger appuyé sur sa houlette, qui regar- dait boire son troupeau. »

1. La petite île d'Aaron est la presqu'île est située le rocher de Saint-Malo.

2. Odyssée, livre IV, vers 606. Ce vers dit seulement : a Brouté par les chèvres, et qui ne saurait suffire à la nourriture des che- vaux. » C'est M™« Dacier qui, la première, a fait honneur à Té- lémaque de ce do\ix sentiment de la patrie, qui ne se trouve point dans le texte grec. (Voy. Marcellus, Chateaubriand et ton tempi, p. 89.)

78 MÉMOIRES d'outre-tombe

vraieat notre gauche : mon frère se trouvait dans cette cavalerie avec le baron de Montboissier qui avait épousé une fille de M. de Malesherbes, sœur de madame de Rosambo, et par conséquent tante de ma belle-sœur. Nous escortions trois compagnies d'artil- lerie autrichienne avec des pièces de gros calibre et une batterie de trois mortiers.

Nous partîmes à six heures du soir; à dix, nous passâmes la Moselle, au-dessus de Thionville, sur des pontons de cuivre :

amœna fluenta Subterlabentis tacito rumore Mosellœ (Ausonk.)

Au lever du jour, nous étions en bataille sur la rive gauche, la grosse cavalerie s'échelonnant aux ailes, la légère en tête. A notre second mouvement, nous nous formâmes en colonne et nous commençâmes de défiler.

Vers neuf heures, nous entendîmes à notre gauche le feu d'une décharge. Un officier de carabiniers, accourant à bride abattue, vint nous apprendre qu'un détachement de l'armée de Kellermann ' était près de

1. François-Victor Kellermann (1735-1820), d'une famille noble d'origine saxonne, établie à Strasbourg au xvi* siècle. 11 était maréchal de camp en 1788. Appelé, en 1792, au commandement de l'armée de la Moselle, il battit les Prussiens à Valmy, de concert avec Dumouriez. Il n'en fut pas moins destitué le 18 octobre 1793, et envoyé à l'Abbaye, il resta treize mois enfermé. Mis en liberté après le 9 thermidor, et investi du com- mandement de l'armée des Alpes, il arrêta en Provence, avee 47,000 hommes, la marche des Autrichiens, forts de 150,000 hom- mes. Le 20 mai 1804, il fut créé maréchal d'Empire, et, le 3 juin 1808, duc de Valmy. Louis XVIII le fit pair de France, le 4 juin 1814. Il se tint à l'écart pendant les Cent-Jours, quoique com-

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nous joindre et que l'action était déjà engagée entre les tirailleurs. Le cheval de cet officier avait été frappé d'une balle au chanfrein; il se cabrait en jetant l'écume par la bouche et le sang par les naseaux : ce carabinier, le sabre à la main sur ce cheval blessé, était superbe. Le corps sorti de Metz manœuvrait pour nous prendre en flanc : il avait des pièces de cam- pagne dont le tir entama le régiment de nos volon- taires. J'entendis les exclamations de quelques recrues touchées du boulet ; les derniers cris de la jeunesse arrachée toute vivante de la vie me firent une pro- fonde pitié : je pensai aux pauvres mères.

Les tambours battirent la charge, et nous allâmes en désordre à l'ennemi. On s'approcha de si près que la fumée n'empêchait pas de voir ce qu'il y a de ter- rible dans le visage d'un homme prêt à verser votre sang. Les patriotes n'avaient point encore acquis cet aplomb que donne la longue habitude des combats et de la victoire : leurs mouvements étaient mous, ils tâtonnaient ; cinquante grenadiers de la vieille garde auraient passé sur le ventre d'une masse hétérogène de vieux et jeunes nobles indisciplinés ; mille à douze cents fantassins s'étonnèrent de quelques coups de canon de la grosse artillerie autrichienne ; ils se retirèrent; notre cavalerie les poursuivit pendant deux lieues.

Une sourde et muette allemande, appelée Libbe ou Libba, s'était attachée à mon cousin Armand et l'avait suivi. Je la trouvai assise sur l'herbe qui ensanglan- tait sa robe : son coude était posé sur ses genoux plies

pris dans la promotion des pairs du 2 juin 1815, et reprit, à la seconde Restauration, sa place à la Chambre haute, Cha teaubriand et lui se retrouvèrent.

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et relevés ; sa main passée sous ses cheveux blonds épars appuyait sa tête. Elle pleurait en regardant trois ou q.uatre tués, nouveaux sourds et muets gisant autour d'elle. EUe n'avait point ouï les coups de la foudre dont elle voyait l'effet et n'entendait point les soupirs qui s'échappaient de ses lèvres quand elle regardait Armand ; elle n'avait jamais entendu le son de la voix de celui qu'elle aimait et n'entendrait point le premier cri de l'enfant qu'elle portait dans son sein; si le sépulcre ne renfermait que le silence, elle ne s'apercevrait pas d'y être descendue.

Au surplus, les champs de carnage sont partout; au cimetière de l'Est, à Paris, vingt-sept mille tom- beaux, deux cent trente mille corps, vous appren- dront quelle bataille la mort livre jour et nuit à votre porte.

Après une halte assez longue, nous reprîmes notre route, et nous arrivâmes à l'entrée de la nuit sous les murs de Thionville.

Les tambours ne battaient point; le commandement se faisait à voix basse. La cavalerie, afin de repousser toute sortie se glissa le long des chemins et des haies jusqu'à la porte que nous devions canonner. L'artil- lerie autrichienne, protégée par notre infanterie, prit position à vingt-cinq toises des ouvrages avancés, derrière des gabions épaulés à la hâte. A une heure du matin, le 6 septembre, une fusée lancée du camp du prince de Waldeck, de l'autre côté de la place, donna le signal. Le prince commença un feu nourri auquel la ville répondit vigoureusement. Nous tirâmes aussitôt.

Les assiégés, ne croyant pas que nous eussions des

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troupes de ce côté et n'ayant pas prévu celte insulte, n'avaient rien aux remparts du midi ; nous ne per- dîmes pas pour attendre : la garnison arma une double batterie, qui perça nos épaulements et démonta deux de nos pièces. Le ciel était en feu ; nous étions ense- velis dans des torrents de fumée. Il m'arriva d'être un petit Alexandre : exténué de fatigue, je m'endormis profondément presque sous les roues des affûts oii j'étais de garde. Un obus, crevé à six pouces de terre, m'envoya un éclat à la cuisse droite. Reveillé du coup, mais ne sentant point la douleur, je ne m'aperçus de ma blessure qu'à mon sang. J'entourai ma cuisse avec mon mouchoir. A l'affaire de la plaine, deux balles avaient frappé mon havresac pendant un mou- vement de conversion. Atala, en fille dévouée, se plaça entre son père et le plomb ennemi; il lui restait à soutenir le feu de l'abbé Morellet*.

A quatre heures du matin, le tir du prince de Waldeck cessa; nous crûmes la ville rendue; mais les portes ne s'ouvrirent point, et il nous fallut songer à la retraite. Nous rentrâmes dans nos positions, après une marche accablante de trois jours.

Le prince de Waldeck s'était approché jusqu'au bord des fossés qu'il avait essayé de franchir, espé- rant une reddition au moyen de l'attaque simultanée : on supposait toujours des divisions dans la ville, et l'on se flattait que le parti royaliste apporterait les clefs aux princes. Les Autrichiens, ayant tiré à bar- bette, perdirent un monde considérable ; le prince de

1. André Morellet (1727-1819), membre de l'Académie fran- çaise. Nous le retrouverons quand Chateaubriand publiera &oo roman d'Atala.

T. u.

ô

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Waldeck eut un bras emporté. Tandis que quelques gouttes de sang coulaient sous les murs de Thionville, le sang coulait à torrents dans les prisons de Paris : ma femme et mes sœurs étaient plus en danger que moi.

Nous levâmes le siège de Thionville et nous partîmes pour Verdun, rendu le 2 septembre aux alliés. Longwy, patrie de François de Mercy, était tombé le 23 août. De toutes parts des festons et des couronnes attes- taient le passage de Frédéric-Guillaume.

Je remarquai, au milieu des paisibles trophées, l'aigle de Prusse attachée sur les fortifications de Vauban : elle n'y devait pas rester longtemps ; quant aux fleurs, elles allaient bientôt voir se faner comme elles les innocentes créatures qui les avaient cueillies. Un des meurtres les plus atroces de la Terreur fut celui des jeunes filles de Verdun.

« Quatorze jeunes filles de Verdun, dit RioufiFe, « d'une candeur sans exemple, et qui avaient l'air de « jeunes vierges parées pour une fête publique, furent « menées ensemble à l'échafaud. Elles disparurent « tout à coup et furent moissonnées dans leur prin- « temps ; la Cour des femmes avait l'air, le lendemain « de leur mort, d'un parterre dégarni de ses fleurs « par un orage. Je n'ai jamais vu parmi nous de « désespoir pareil à celui qu'excita cette barbarie *. »

1. Mémoires d'un détenu, pour servir à l'histoire de la tyran- nie de Robespierre, par Honoré Rioirffe. Publiés peu de temps iç>rès le 9 thermidor, ces Mémoires, produisirent une immense sen- lation. Honoré-Jean Riouffe était à Rouen, le 1" avril 1764. ^près avoir été secrétaire, puis président du Tribunat, il admi- -ïistra succeasivement, sous l'Empire, les préfectures de la Côte>

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Verdun est célèbre par ses sacrifices de femmes. Au dire de Grégoire de Tours, Deuteric, voulant dérober sa fille aux poursuites de Théodebert, la plaça dans un tombereau attelé de deux bœufs indomptés et la fit précipiter dans la Meuse. L'instigateur du massacre des jeunes filles de Verdun fut le poétereau régicide Pons de Verdun*, acharné contre sa ville natale. Ce que VAlmanach des Muses a fourni d'agents de la Ter- reur est incroyable; la vanité des médiocrités en souffrance produisit autant de révolutionnaires que l'orgueil blessé des culs-de-jatte et des avortons : révolte analogue des infirmités de l'esprit et de celles du corps. Pons attacha à ses épigrammes émoussées la pointe d'un poignard. Fidèle apparemment aux tra- ditions de la Grèce, le poète ne voulait offrir à ses dieux que le sang des vierges : car la Convention dé- créta, sur son rapport, qu'aucune femme enceinte ne pouvait être mise en jugement^. Il fit aussi annuler la sentence qui condamnait à mort madame de Bon-

d'Or et delà Meurthe. Créé baron, le 9 mars 1810, il succomba, le 30 novembre 1813, à Nancy, aux atteintes du typhus, qui s'était déclaré dans cette ville par suite de l'entassement des ma- lades, après les revers de la campagne de Russie.

1. Philippe-Laurent Pons, dit Pons de Verdun, à Verdun, le 17 février 1759, mort à Paris, le 7 mai 1844. Avant la Révolu- tion, il était un des fournisseurs attitrés de YAlmanach de* Muses. Député de la Meuse à la Convention, cet homme sensi- ble vota la mort du roi et applaudit à l'exécution de Marie-An- toinette, « cette femme scélérate, qui allait enfin expier ses for- faits. » (Séance de la Convention du 15 octobre l'793). Député au Conseil des Cinq-Cents, il se rallia au coup d'Etat de Bona- parte, et devint, sous l'Empire, avocat général près le tribunal de Cassation.

2. Ce fut seulement après le 9 thermidor, que Pons de Ver- dun fit cette motion. Le décret voté sur son rapport est du 17 septembre 1794.

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champs*, veuve du célèbre général vendéen. Hélas I nous autres royalistes à la suite des princes, nous arrivâmes aux revers de la Vendée, sans avoir passé par sa gloire.

Nous n'avions pas à Verdun, pour passer le temps, « cette fameuse comtesse de Saint-Balmont, qui, après « avoir quitté les habits de femme, montait à cheval « et servait elle-même d'escorte aux dames qui l'ac- « compagnaient et qu'elle avait laissées dans son car- « rosse*... » Nous n'étions pas passionnés pour le vieux gaulois, et nous ne nous écrivions pas des billets en langage d'Amadis. (Arnauld.)

La maladie des Prussiens se communiqua à notre petite armée; j'en fus atteint. Notre cavalerie était allée rejoindre Frédéric-Guillaume à Valmy. Nous ignorions ce qui se passait, et nous attendions d'heure en heure Tordre de nous porter en avant ; nous reçû- mes celui de battre en retraite.

Extrêmement affaibli, et ma gênante blessure ne me permettant de marcher qu'avec douleur, je me traînai comme je pus à la suite de ma compagnie, qui

1. Séance de la Convention du 18 janvier 1795.

2. Alberte-Barbe à'Ercecoùrt, dame de Saint-Balmon, née en 1608, au château de Neuville, près de Verdun. Pendant la guerre de Trente ans, alors que les armées françaises et allemandes dé- vastaient la Lorraine et que son mari avait pris du service dans l'armée impéricde, restée seule à Neuville, elle prit le harnais de guerre, et, à. la tête de ses vassaux, défendit sa demeure, escorta des convois, poursuivit les maraudeurs. La paix de Westphalie lui ayant fait des loisirs, elle les consacra aux lettres et fit imprimer, en 1650, une tragédie, les Jumeaux martyrs. Après la mort de son mari, elle se retira à. Bar-le-Duc, chez les religieuses de Sainte-Claire, et mourut dans leur couvent en 1660.

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bientôt se débanda. Jean Balue *, fils d'un meunier de Verdun, partit fort jeune de chez son père avec un moine qui le chargea de sa besace. En sortant de Verdun, la colline du gué selon Saumaise {ver dunum), je portais la besace de la monarchie, mais je ne suis devenu ni contrôleur des finances, ni évêque, ni car- dinal.

Si, dans les romans que j'ai écrits, j'ai touché à ma propre histoire, dans les histoires que j'ai racontées j'ai placé des souvenirs de l'histoire vivante dont j'avais fait partie. Ainsi, dans la vie du duc de Berry, j'ai retracé quelques-unes des scènes qui s'étaient passées sous mes yeux :

« Quand on licencie une armée, elle retourne dans « ses foyers; mais les soldats de l'armée de Condé « avaient-ils des foyers ? les devait guider le bâton « qu'on leur permettait à peine de couper dans les « bois de l'Allemagne, après avoir déposé le mousquet « qu'ils avaient pris pour la défense de leur roi?

« Il fallut se séparer. Les frères d'armes se dirent un

« dernier adieu, et prirent divers chemins sur la terre.

« Tous allèrent, avant de partir, saluer leur père et

« leur capitaine, le vieux Condé en cheveux blancs :

« le patriarche de la gloire donna sa bénédiction à

« ses enfants, pleura sur sa tribu dispersée, et vit

« tomber les tentes de son camp avec la douleur d'un

« homme qui voit s'écrouler les toits paternels *. »

1. Jean La Balue (1421-1491), cardinal et ministre d'État sous Louis XI.

2. Mémoires, lettres et pièces authentiques touchant la vie et la mort de S. A. R. Ch.-F. d'Artois, fils de France, due de Berry^ par le vicomte de Chateaubriand, livre second, chapitre VIII.

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Moins de vingt ans après, le chef de la nouvelle armée française, Bonaparte, prit aussi congé de ses compagnons ; tant les hommes et les empires passent vite ! tant la renommée la plus extraordinaire ne sauve pas du destin le plus commun !

Nous quittâmes Verdun. Les pluies avaient défoncé les chemins; on rencontrait partout caissons, affûts, canons embourbés, chariots renversés, vivandières avec leurs enfants sur leur dos, soldats expirants ou expirés dans la boue. En traversant une terre labou- rée, j'y restai enfoncé jusqu'aux genoux ; Ferron et un autre de mes camarades m'en arrachèrent malgré moi : je les priais de me laisser là; je préférais mourir.

Le capitaine de ma compagnie, M. de Goyon-Miniac, me délivra le 16 octobre, au camp près de Longwy, un certificat fort honorable. A Arlon, nous aperçûmes sur la grande route une file de chariots attelés : les chevaux, les uns debout, les autres agenouillés, les autres appuyés sur le nez, étaient morts, et leurs ca- davres se tenaient roidis entre les brancards : on eût dit des ombres d'une bataille bivouaquant au bord du Styx. Ferron me demanda ce que je comptais faire, je lui répondis : « Si je puis parvenir à Ostende, je « m'embarquerai pour Jersey je trouverai mon « oncle de Bedée ; de là, je serai à même de rejoindre M les royalistes de Bretagne. »

La fièvre me minait; je ne me soutenais qu'avec peine sur ma cuisse enflée. Je me sentis saisi d'un autre mal. Après vingt-quatre heures de vomisse- ments, une ébullition me couvrit le corps et le visage ; une petite vérole confluente se déclara ; elle rentrait et sortait alternativement selon les impressions de

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l'air. Arrangé de la sorte, je commençai à pied un voyage de deux cents lieues, riche que j'étais de dix- huit livres tournois ; tout cela pour la plus grande gloire de la monarchie. Ferron, qui m'avait prêté mes six petits écus de trois francs, étant attendu à Luxem- bourg, me quitta.

En sortant d'Arlon, une charrette de paysan méprit pour la somme de quatre sous, et me déposa à cinq lieues de sur un tas de pierres. Ayant sautillé quel- ques pas à l'aide de ma béquille, je lavai le linge de mon éraflure devenue plaie, dans une source qui ruis- selait au bord du chemin, ce qui me fît grand bien. La petite vérole était complètement sortie, et je me sentais soulagé. Je n'avais point abandonné mon sac, dont les bretelles me coupaient les épaules.

Je passai une première nuit dans une grange, et ne mangeai point. La femme du paysan, propriétaire de la grange, refusa le loyer de ma couchée ; elle m'ap- porta, au lever du jour, une grande écuelle de café au lait avec de la miche noire que je trouvai excellente. Je me remis en route tout gaillard, bien que je tom- basse souvent. Je fus rejoins par quatre ou cinq de mes camarades qui prirent mon sac ; ils étaient aussi fort malades. Nous rencontrâmes des villageois , de charrettes en charrettes, nous gagnâmes pendant cinq jours assez de chemin dans les Ardennes pour attein- dre Attert, Flamizoul et Bellevue. Le sixième jour, je me trouvai seul. Ma petite vérole blanchissait et s'apla- tissait.

Après avoir marché deux lieues, qui me coûtèrent six heures de temps, j'aperçus une famille de bohé-

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miens campée, avec deux chèvres et un âne, derrière un fossé, autour d'un feu de brandes. A peine arrivais- je, je me laissai choir, et les singulières créatures s'empressèrent de me secourir. Une jeune femme en haillons, vive, brune, mutine, chantait, sautait, tour- nait, en tenant de biais son enfant sur son sein, comme la vielle dont elle aurait animé sa danse, puis elle s'asseyait sur ses talons tout contre moi, me regar- dait curieusement à la lueur du feu, prenait ma main mourante pour me dire ma bonne aventure, en me demandant un petit sou; c'était trop cher. Il était dif- ficile d'avoir plus de science, de gentillesse et de misère que ma sibylle des Ardennes. Je ne sais quand les nomades dont j'aurais été un digne fils me quittè- rent; lorsque, à l'aube, je sortis de mon engourdis- sement, je ne les trouvai plus. Ma bonne aventurière s'en était allée avec le secret de mon avenir. En échange de mon petit sou, elle avait déposé à mon chevet une pomme qui servit à me rafraîchir la bouche. Je me secouai comme Jeannot Lapin parmi le thym et la rosée; mais je ne pouvais ni brouter, ni trotter, ni faire beaucoup de tours. Je me levai néanmoins dans l'intention de faire ma cour à Vaurore : elle était bien belle, et j'étais bien laid ; son visage rose annon- çait sa bonne santé; elle se portait mieux que le pauvre Géphale ' de l'Armorique. Quoique jeunes tous deux, nous étions de vieux amis, et je me figurai que ce matin-là ses pleurs étaient pour moi.

1. Nous sommes maintenant si brouillés avec la mythologie, qu'il n'est peut-être pas inutile de rappeler que Céphale était un prince de Thessalie, si remarquablement beau que l'Aurore, un beau matin, sentit pour lui les feux d'un désir insensé.

HOTTE ïïîJU lEIMSE^

Garnier frères. Editeurs

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Je m'enfonçai dans la forêt, je n'étais pas trop triste ; la solitude m'avait rendu à ma nature. Je chantonnais la romance de l'infortuné Cazotte :

Tout au beau milieu des Ardennes, Est un château sur le haut d'un rocher*, etc., etc.

N'était-ce point dans le donjon de ce château des fantômes que le roi d'Espagne, Philippe II, fit enfer- mer mon compatriote, le capitaine La Noue, qui eut pour grand'mère une Chateaubriand? Philippe con- sentait à relâcher l'illustre prisonnier, si celui-ci con- sentait à se laisser crever les yeux ; La Noue fut au moment d'accepter la proposition, tant il avait soif de retrouver sa chère Bretagne ^ Hélas 1 j'étais possédé du même désir, et pour m'ôter la vue je n'avais besoin

1. C'est le début de la célèbre romance de Cazotte, la Veillée de la Bonne femme ou le Réveil d" Enguerrand.

2. François de La Noue, dit Bras-de-fer, célèbre capitaine calviniste, en 1531, au manoir de La Noue-Briord, près de Bourgneuf (Loire-Inférieure). En 1578, les Etats-Généraux des Pays-Bas, résolus à s'affranchir de la domination de Philippe II, le firent général en chef de leur armée, à la tête de laquelle il se montra le digne adversaire du duc de Parme, l'un des plus habiles généraux du roi d'Espagne. Tombé dans une embuscade aux environs de Lille, il fut enfermé pendant cinq ans dans les forteresses de Limbourg et de Charlemont. Offre lui fut faite de sa liberté, mais « pour donner suffisante caution de ne porter jamais les armes contre le roy cathohque, il fallait qu'il se laissât crever les yeux ». Mortellement blessé au siège de LambaUe, il expira quelques jours après à Moncontour il avait été transporté (4 août 1591). Henri IV, auprès duquel il avait combattu à Arques et à Ivry, fut profondément affligé de sa mort : « C'estait, dit-il, un grand homme de guerre et encort un plus grand homme de bien. On ne peut assez regretter qu'an si petit château ait fait périr un capitaine qui valait mieux que toute une province. »

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que du mal dont il avait plu à Dieu de m'affliger. Je ne rencontrai pas sire Enguerrand venant d' Espagne^ , mais de pauvres traîne-malheur, de petits marchands forains qui avaient, comme moi, toute leur fortune sur le dos. Un bûcheron, avec des genouillères de feutre, entrait dans le bois : il aurait me prendre pour une branche morte et m'abattre. Quelques cor- neilles, quelques alouettes, quelques bruants, espèce de gros pinsons, trottaient sur le chemin ou posaient immobiles sur le cordon de pierres, attentifs à Témou- chet qui planait circulairement dans le ciel. De fois à autre, j'entendais le son de la trompe du porcher gar- dant ses truies et leurs petits à la glandée. Je me reposai à la hutte roulante d'un berger ; je n'y trouvai pour maître que chaton qui me fit mille gracieuses caresses. Le berger se tenait au loin, debout, au centre d'un parcours, ses chiens assis à différentes distances autour des moutons ; le jour, ce pâtre cueil- lait des simples, c'était un médecin et un sorcier; la nuit, il regardait les étoiles, c'était un berger chaldéen.

Je stationnai, une demi-lieue plus haut, dans ud viandis de cerfs : des chasseurs passaient à l'extré- mité. Une fontaine sourdait à mes pieds ; au fond de cette fontaine, dans cette même forêt, Roland inamo- rato, non pas furioso, aperçut un palais de cristal rempli de dames et de chevaliers. Si le paladin, qui rejoignit les brillantes naïades, avait du. moins laissé

1. C'est toujours la romance de Gazette, dont le troisième cou- plet commence ainsi :

Sire EngTierrand venant d'Espagne, Passant par là, cuidait se délasser.^

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Bride-d'Or au bord de la source ; si Shakespeare m'eût envoyé Rosalinde et le Duc exilé*, ils m'auraient été bien secourables.

Ayant repris haleine, je continuai ma route. Mes idées affaiblies flottaient dans un vague non sans charme ; mes anciens fantômes, ayant à peine la con- sistance d'ombres aux trois quarts effacées, m'entou- raient pour me dire adieu. Je n'avais plus la force des souvenirs; je voyais dans un lointain indéterminé, et mêlées à des images inconnues, les formes aériennes de mes parents et de mes amis. Quand je m'asseyais contre une borne du chemin, je croyais apercevoir des visages me souriant au seuil des distantes cabanes, dans la fumée bleue échappée du toit des chaumières, dans la cime des arbres, dans le transparent des nuées, dans les gerbes lumineuses du soleil traînant ses rayons sur les bruyères comme un râteau d'or. Ces apparitions étaient celles des Muses qui venaient assister à la mort du poète : ma tombe, creusée avec les montants de leurs lyres sous un chêne des Arden- nes, aurait assez bien convenu au soldat et au voya- geur. Quelques gelinottes, fourvoyées dans le gîte des lièvres sous des troènes, faisaient seules, avec des in- sectes, quelques murmures autour de moi ; vies aussi légères, aussi ignorées que ma vie. Je ne pouvais plus marcher ; je me sentais extrêmement mal ; la petite vérole rentrait et m'étouffait.

Vers la fin du jour, je m'étendis sur le dos à terre, dans un fossé, la tête soutenue par le sac d'Atala, ma

1. Rosalinde et le Duc exilé sont les principaux personnages de l'une des pièces de Shakespeare, Comme il vous plaira, dont plusieurs scènes se passent dans les Ardennes.

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béquille à mes côtés, les yeux attachés sur le soleil, dont les regards s'éteignaient avec les miens. Je saluai de toute la douceur de ma pensée l'astre qui avait éclairé ma première jeunesse dans mes landes pater- nelles : nous nous couchions ensemble, lui pour se ever plus glorieux, moi, selon toutes les vraisem blances, pour ne me réveiller jamais. Je m'évanouis dans un sentiment de religion : le dernier bruit que j'entendis était la chute d'une feuille et le sifflement d'un bouvreuil.

Il paraît que je demeurai à peu près deux heures en défaillance. Les fourgons du prince de Ligne vinrent à passer: un des conducteurs, s'étant arrêté pour cou per un scion de bouleau, trébucha sur moi sans me voir: il me crut mort et me poussa du pied; je donnai un signe de vie. Le conducteur appela ses camarades, et, par un instinct de pitié, ils me jetèrent sur un cha- riot. Les cahots me ressuscitèrent ; je pus parler à mes sauveurs ; je leur dis que j'étais un soldat de l'armée des princes, que s'ils voulaient me mener jusqu'à Bruxelles, oil ils allaient, je les récompenserais de leur peine. « Bien, camarade, me répondit l'un d'eux, mai il faudra que tu descendes à Namur, car il nous est défendu de nous charger de personne. Nous te repren- drons de l'autre côté de la viUe. » Je demandai à boire ; j'avalai quelques gouttes d'eau-de-vie qui firent repa- raître en dehors les symptômes de mon mal et débar- rassèrent un moment ma poitrine : la nature m'avait doué d'une force extraordinaire.

Nous arrivâmes vers dix heures du matin dans les faubourgs de Namur. Je mis pied à terre et suivis de

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loin les chariots ; je les perdis bientôt de vue. A l'en- trée de la ville, on m'arrêta. Tandis qu'on examinait mes papiers, je m'assis sous la porte. Les soldats de garde, à la vue de mon uniforme, m'offrirent un chif- fon de pain de munition, et le caporal me présenta, dans un godet de verre bleu, du brandevin au poivre. Je faisais quelques façons pour boire à la coupe de l'hospitalité militaire: « Prends doncl » s'écria-t-il en colère, en accompagnant son injonction d'un Sacrament der teufel (sacrement du diable) I

Ma traversée de Namur fut pénible : j'allais, m'ap- puyant contre les maisons. La première femme qui m'aperçut sortit de sa boutique, me donna le bras avec un air de compatissance, et m'aida à me traîner; je la remerciai et elle répondit: « Non, non, soldat. » Bien- tôt d'autres femmes accoururent, apportèrent du pain, du vin, des fruits, du lait, du bouillon, de vieilles nip- pes, des couvertures. «Il est blessé », disaient les unes dans leur patois français-brabançon ; « il a la petite vérole », s'écriaient les autres, et elles écartaient leurs enfants. « Mais, jeune homme, vous ne pourrez mar- cher ; vous allez mourir ; restez à l'hôpital. » Elles me voulaientconduireàl'hôpital, elles se relayaientde porte en porte, et me conduisirent ainsi jusqu'à celle de la ville, en dehors de laquelle je retrouvai les fourgons. On a vu une paysanne me secourir, on verra une autre femme me recueillir à Guernesey. Femmes qui m'avez assisté dans ma détresse, si vous vivez encore, que Dieu soit en aide à vos vieux jours et à vos douleurs I Si vous avez quitté la vie, que vos enfants aient en partage le bonheur que le ciel m'a longtemps re- fusé I

94 MÉMOIRES d'outre-tombe

Les femmes de Namur m'aidèrent à monter dans le fourgon, me recommandèrent au conducteur et me forcèrent d'accepter une couverture de laine. Je m'aper- çus qu'elles me traitaient avec une sorte de respect et de déférence : il y a dans la nature du Français quel- que chose de supérieur et de délicat que les autres peuples reconnaissent.

Les gens du prince de Ligne me déposèrent encore sur le chemin à l'entrée de Bruxelles et refusèrent mon dernier écu.

A Bruxelles, aucun hôtelier ne me voulut recevoir. Le Juif errant, Oreste populaire que la complainte conduit dans cette ville :

Quand il fut dans la ville De Bruxelle en Brabant,

y fut mieux accueilli que moi, car il avait toujours cinq sous dans sa poche. Je frappais, on ouvrait ; en m'apercevant, on disait : « Passez ! passez ! » et l'on me fermait la porte au nez. On me chassa d'un café. Mes cheveux pendaient sur mon visage masqué par ma barbe et mes moustaches ; j'avais la cuisse entou- rée d'un torchis de foin ; par-dessus mon uniforme en loques, je portais la couverture de laine des Namu- riennes, nouée à mon cou en guise de manteau. Le mendiant de Y Odyssée était plus insolent, mais n'était pas si pauvre que moi.

Je m'étais présenté d'abord inutilement à l'hôtel que j'avais habita vec mon frère: je fis une seconde tenta- tive: comme j'ipprochais de la porte, j'aperçus le comte de Chateaubriand, descendant de voiture avec

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le baron de Montboissier. Il fut effrayé de mon spectre. On chercha une chambre hors de l'hôtel, car le maître refusa absolument de m'admettre. Un perruquier offrait un bouge convenable à mes misères. Mon frère m'amena un chirurgien et un médecin. Il avait reçu des lettres de Paris ; M. de Malesherbes l'invitait à rentrer en France. Il m'apprit la journée du 10 août, les massacres de septembre et les nouvelles politiques dont je ne savais pas un mot. Il approuva mon des- sein de passer dans l'île de Jersey, et m'avança vingt- cinq louis. Mes regards affaiblis me permettaient à peine de distinguer les traits de mon frère ; je croyais que ces ténèbres émanaient de moi, et c'étaient les ombres que l'Éternité répandait autour de lui : sans le savoir, nous nous voyions pour la dernière fois. Tous, tant que nous sommes, nous n'avons à nous que la minute présente ; celle qui la sait est à Dieu : il y a toujours deux chances pour ne pas retrouver l'ami que l'on quitte : notre mort ou la sienne. Combien d'hom- mes n'ont jamais remonté l'escalier qu'ils avaient descendu I

La mort nous touche plus avant qu'après le trépas d'un ami : c'est une partie de nous qui se détache, un monde de souvenirs d'enfance, d'intimités de famille, d'affections et d'intérêts communs, qui se dissout. Mon frère me précéda dans le sein de ma mère ; il habita le premier ces mêmes et saintes entrailles dont je sor- tis après lui; il s'assit avant moi au foyer paternel; il m'attendit plusieurs années pour me recevoir, me donner mon nom en Jésus-Christ et s'unir à toute ma jeunesse. Mon sang, mêlé à son sang dans la vase révo- lutionnaire, aurait eu la même saveur, comme un lait

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fourni par le pâturage de la même montagne. Mais si les hommes ont fait tomber la tête de mon aîné, de mon parrain, avant l'heure, les ans n'épargneront pas la mienne: déjà mon front se dépouille; je sens un Ugolin, le temps, penc'hé sur moi, qui me ronge le crâne :

...corne '1 pan per famé si manduca.

Le docteur ne revenait pas de son étonnement : il regardait cette petite vérole sortante et rentrante qui ne me tuait pas, qui n'arrivait à aucune de ses crises naturelles, comme un phénomène dont la médecine n'offrait pas d'exemple. La gangrène s'était mise à ma blessure ; on la pansa avec du quinquina. Ces premiers secours obtenus, je m'obstinai à partir pour Ostende. Bruxelles m'était odieux, je brûlais d'en sortir ; il se remplissait de nouveau de ces héros de la domesticité, revenus de Verdun en calèche, et que je n'ai pas revus dans ce même Bruxelles lorsque j'ai suivi le roi pen- dant les Cent-Jours.

J'arrivai doucement à Ostende par les canaux : j'y trouvai quelques Bretons, mes compagnons d'armes. Nous nolisâmes une barque pontée et nous dévalâmes la Manche. Nous couchions dans la cale, sur les galets qui servaient de lest. La vigueur de mon tempérament était enfin épuisée. Je ne pouvais plus parler ; les mouvements d'une grosse mer achevèrent de m'abat- tre. Je humais à peine quelques gouttes d'eau et de citron, et, quand le mauvais temps nous força de relâ- cher à Guernesey, on crut que j'allais expirer; un prê- tre émigré me Lut les prières des agonisants. Le capi-

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taine, ne voulant pas que je mourusse à son bord, ordonna de me descendre sur le quai : on m'assit au soleil, le dos appuyé contre un mur, la tête tournée vers la pleine mer, en face de cette île d'Aurigny, oîi, huit mois auparavant, j'avais vu la mort sous une autre forme.

J'étais apparemment voué à la pitié. La femme d'ua pilote anglais vint à passer; elle fut émue, appela sod mari qui, aidé de deux ou trois matelots, me trans- porta dans une maison de pêcheur, moi, l'ami des vagues; on me coucha sur un bon lit, dans des draps bien blancs. La jeune marinière prit tous les soins pos- sibles de l'étranger: je lui dois la vie. Le lendemain,. on me rembarqua. Mon hôtesse pleurait presque en se séparant de son malade; les femmes ont un instinct céleste pour le malheur. Ma blonde et belle gardienne, qui ressemblait à une figure des anciennes gravures anglaises, pressait mes mains bouffies et brûlantes dans ses fraîches et longues mains ; j'avais honte d'ap- procher tant de disgrâces de tant de charmes.

Nous mîmes à la voile, et nous abordâmes la pointe occidentale de Jersey. Un de mes compagnons, M. du Tilleul, se rendit à Saint-Hélier, auprès de mon oncle. M. de Bedée le renvoya rae chercher le lendemain avec une voiture. Nous traversâmes l'île entière: tout expi- rant que je me sentais, je fus charmé de ses bocages: mais je n'en disais que des radoteries, étant tombé dans le délire.

Je demeurai quatre mois entre la vie et la mort. Mon oncle, sa femme, son fils et ses trois filles se relevaient à mon chevet. J'occupais un appartement dans une des maisons que l'on commençait h bâtir \e

T. II. 7

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long du port : les fenêtres de ma chambre descen- daient à fleur de plancher, et du fond de mon lit j'apercevais la mer. Le médecin, M. Delattre, avait défendu de me parler de choses sérieuses et surtout de politique. Dans les derniers jours de janvier 1793, voyant entrer chez moi mon oncle en grand deuil, je tremblai, car je crus que nous avions perdu quelqu'un de notre famille : il m'apprit la mort de Louis XVI. Je n'en fus pas étonné: je l'avais prévue. Je m'informai des nouvelles de mes parents ; mes sœurs et ma femme étaient revenues en Bretagne après les mas- sacres de septembre; elles avaient eu beaucoup de peine à sortir de Paris. Mon frère, de retour en France, s'était retiré à Malesherbes.

Je commençais à me lever ; la petite vérole était passée ; mais je souffrais de la poitrine et il me restait une faiblesse que j'ai gardée longtemps.

Jersey, la Cxsarea de l'itinéraire d'Ântonin, est demeurée sujette de la couronne d'Angleterre depuis la mort de Robert, duc de Normandie ; nous avons voulu plusieurs fois la prendre, mais toujours sans succès. Cette île est un débris de notre primitive his- toire : les saints venant d'Hibernie et d'Albion dans la Bretagne-Armorique se reposaient à Jersey.

Saint-Hélier, solitaire, demeurait dans les rochers de Césarée ; les Vandales le massacrèrent. On retrouve à Jersey un échan'jllon des vieux Normands; on croit entendre parler Guillaume le Bâtard ou l'auteur du Roman de Rou.

L'île est féconde ; elle a deux villes et douze paroisses ; ello est couverte de maisons de campagne et de troupeaux. Le vent de l'Océan, aui semble

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démentir sa rudesse, donne à Jersey du miel exquis, de la crème d'une douceur extraordinaire et du beurre d'un jaune foncé, qui sent la violette. Bernardin de Saint-Pierre présume que le pommier nous vient de Jersey ; il se trompe : nous tenons la pomme et la poire de la Grèce, comme nous devons la pêche à la Perse, le citron à la Médie, la prune à la Syrie, la cerise à Césaronte, la châtaigne à Castane, le coing à Cydon et la grenade à Chypre.

J'eus un grand plaisir à sortir aux premiers jours de mai. Le printemps conserve à Jersey toute sa jeu- nesse ; il pourrait encore s'appeler primevère comme autrefois, nom qu'en devenant vieux il a laissé à sa fille, la première fleur dont il se couronne.

Ici je vous transcrirai deux pages de la vie du duc de Berry; c'est toujours vous raconter la mienne:

« Après vingt-deux ans de combats, la barrière « d'airain qui fermait la France fut forcée : l'heure de « la Restauration approchait; nos princes quittèrent « leurs retraites. Chacun d'eux se rendit sur différents « points des frontières, comme ces voyageurs qui '< cherchent, au péril de leur vie, à pénétrer dans un « pays dont on raconte des merveilles. Monsieur partit « pour la Suisse; monseigneur le duc d'Angoulême « pour l'Espagne et son frère pour Jersey. Dans cette " île, quelques juges de Charles I" moururent « ignorés de la terre, monseigneur le duc de Berry « retrouva des royalistes français, vieillis dans l'exil « et oubliés pour leurs vertus, comme jadis les régi- « cides anglais pour leur crime. Il rencontra de vieux « prêtres, désormais consacrés à la solitude ; il réalisa « avec eux la fiction du poète qui fait aborder ua

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« Bourbon dans l'île de Jersey, après un orage. Tel « confesseur et martyr pouvait dire à l'héritier de « Henri IV, comme l'ermite de Jersey à ce grand roi :

Loin de la cour alors, dans cette grotte obscure.

De ma religion je viens pleui-er l'injure. (Henriade.)

« Monseigneur le duc de Berry passa quelques mois « à Jersey ; la mer, les vents, la politique, l'y enchaî- « nèrent. Tout s'opposait à son impatience ; il se vit « au moment de renoncer à son entreprise, et de u s'embarquer pour Bordeaux. Une lettre de lui à « madame la maréchale Moreau nous retrace vive- « ment ses occupations sur son rocher :

« 8 février 1814.

« Me voici donc comme Tantale, en vue de cette « malheureuse France qui a tant de peine à briser ses « fers. Vous dont l'âme est si belle, si française, jugez « de tout ce que j'éprouve ; combien il m'en coûterait « de m'éloigner de ces rivages qu'il ne me faudrait « que deux heures pour atteindre ! Quand le soleil « les éclaire, je monte sur les plus haut rochers, et, « ma lunette à la main, je suis toute la côte ; je vois « les rochers de Coutances. Mon imagination s'exalte. « je me vois sautant à terre, entouré de Français, « cocardes blanches aux chapeaux; j'entends le cri « de Vive le roi! ce cri que jamais Français n'a « entendu de sang-froid ; la plus belle femme de la « province me ceint d'une écharpe blanche, car « l'amour et la gloire vont toujours ensemble. Nous « marchons sur Cherbourg ; quelque vilain fort, avec

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« une garnison d'étrangers, veut se défendre : nous « réimportons d'assaut, et un vaisseau part pour « aller chercher le roi, avec le pavillon blanc qui rap- < pelle les jours de gloire et de bonheur de la a France ! Ah I Madame, quand on n'est qu'à quelques « heures d'un rêve si probable, peut-on penser à « s'éloigner ' 1 »

Il y a trois ans que j'écrivais ces pages à Paris ; j'avais précédé M. le duc de Berry de vingt-deux années à Jersey, ville de bannis ; j'y devais laisser mon nom, puisque Armand de Chateaubriand s'y maria et que son fils Frédéric y est né*.

La joyeuselé n'avait point abandonné la famille de

1. Mémoires sur la vie et la mort du duo de Berry, pre- mière partie, livre troisième, chapitre VI.

2. La veuve d'Armand de Chateaubriand vint se fixer en France à la chute de l'Empire. Sur sa requête à l'effet d'obtenir que la naissance de ses enfants fût mentionnée dans les registres d'état civil de Saint-Malo, le tribunal de cette ville rendit, le 12 juil- let 1816, un jugement qui a été transcrit, le 22 du même mois, sur le registre des naissances de l'année, et dont voici un extrait :

« Considérant qu'il est prouvé par les pièces servies qu'Ar^ mand-Louis de Chateaubriand, obligé de quitter la France, sa patrie, se rendit à l'île de Guernesey; que le 14 septembre 1795 il épousa dans cette île Jeanne le Brun, originaire de Jersey; que ces époux se fixèrent à Jersey et que de leur mariage sont issus à Jersey, savoir : Jeanne, née le 16 juin 1796 (ou 28 prai- rial an IV); Frédéric, le 11 novembre 1799 (ou 20 brumaire an VIII).

« Considérant que le père de ces enfants est décédé à Vaugi- rard, en France, le 31 mars 1809, et que la pétitionnaire (Jeanne le Brun) et ses enfants, désirant se fixer en France, leur patrie, il leur devient nécessaire que leur naissance soit constatée sur les registres destinés à assurer l'état civil des Français... » Sur Armand de Chateaubriand et sa descendance, voy. au tome III, V Appendice sur Armand de Chateaubriand.

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mon oncle de Bedée; ma tante choyait toujours un grand chien descendant de cehii dont j'ai raconté les vertus ; comme il mordait tout le monde et qu'il était galeux, mes cousines le firent pendre en secret, malgré sa noblesse. Madame de Bedée se persuada que des officiers anglais, charmés de la beauté d'Azor, l'avaient volé, et qu'il vivait comblé d'honneurs et de dîners dans le plus riche château des trois royaumes. Hélas 1 notre hilarité présente ne se composait que de notre gaieté passée. En nous retraçant les scènes de Moachoix, nous trouvions le moyen de rire à Jersey. La chose est assez rare, car dans le cœur humain les plaisirs ne gardent pas entre eux les relations que les chagrins y conservent : les joies nouvelles ne rendent pomt le printemps aux anciennes joies, mais les dou- leurs récentes font reverdir les vieilles douleurs.

Au surplus, les émigrés excitaient alors la sympa- thie générale ; notre cause paraissait la cause de l'ordre européen : c'est quelque chose qu'un malheur honoré, el le nôtre l'était.

M. de Bouillon » protégeait à Jersey les réfugiés fran- çais : il me détourna du dessein de passer en Bre-

1. Philippe d'Auvergne, prince de Bouillon, à Jersey en 1754, mon à Londres en 1816. Fils d'un pauvre Heutenant de la marine britannique, Charles d'Auvergne, il avait été adopte par le duc Godefroy de Bouillon, qui voyait sa race menacée de s'éteindre. Philippe d'Auvergne se prêta avec un indéniable courage, à l'aventure qui l'avait changé en prince. S'il lui arriva parfois d'amoindrir, par des minuties d'étiquette, la valeur d'un dévouement entier à ses compatriotes d'adoption, il ne faillit jamais au devoir de soutenir avec énergie, devant les gouver- neurs anglais de l'île, la cause des malheureux réfugiés. Rien d'ailleurs de ce qui fait les meilleurs romans ne manque à son nconcevable carrière, ni les pages d'amour, ni les heures de prison, ni la fin mystérieuse. Voy. Le Dernier prince de

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tagne, hors d'état que j'étais de supporter une vie de cavernes et de forêts; il me conseilla de me rendre en Angleterre et d'y chercher l'occasion d'y prendre du service régulier. Mon oncle, très peu pourvu d'argent, commençait à se sentir mal à l'aise avec sa nombreuse famille; il s'était vu forcé d'envoyer son fils à Londres se nourrir de misère et d'espérance. Craignant d'être à charge à M. de Bedée, je me décidai à le débar- rasser de ma personne.

Trente louis qu'un bateau fraudeur de Saint-Malo m'apporta me mirent à même d'exécuter mon dessein et j'arrêtai ma place au paquebot de Southampton. En disant adieu à mon oncle, j'étais profondément attendri : il venait de me soigner avec l'affection d'un pure; à lui se rattachait le peu d'instants heureux de mon enfance ; il connaissait tout ce qui fut aimé de moi ; je retrouvais sur son visage quelques ressem- blances de ma mère. J'avais quitté cette excellente mère, et je ne devais plus la revoir ; j'avais quitté ma sœur Julie et mon frère, et j'étais condamné à ne plus les retrouver ; je quittais mon oncle, et sa mine épa- nouie ne devait plus réjouir mes yeux. Quelques mois avaient suffi à toutes ces pertes, car la mort de nos amis ne compte pas du moment oîi ils meurent, mais de celui nous cessons de vivre avec eux.

Si l'on pouvait dire au temps : « Tout beau 1 » on l'arrêterait aux heures des délices; mais comme on ne le peut, ne séjournons pas ici-bas; allons-nous-en avant d'avoir vu fuir nos amis et ces années que le

Bouillon, par H. Forneron, et, dans Emigrés et Chouans, par le comte G. de Contades. le chapitra sur Armand de Chateau- briand.

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poèt j trouvait seules dignes de la vie : Viiâ dignior ^tas. Ce qui enchante dans l'âge des liaisons devient dans l'âge délaissé un objet de souffrance et de regret. On ne souhaite plus le retour des mois riant à la terre; on le craint plutôt: les oiseaux, les fleurs, une belle soirée de la fin d'avril, une belle nuit commencée ie soir avec le premier rossignol, achevée le matin avec la première hirondelle, ces choses que donnent ie besoin et le désir du bonheur, vous tuent. De pareils charmes, vous les sentez encore, mais ils ne sont plus pour vous : la jeunesse qui les goûte à vos côtés, et qui vous regarde dédaigneusement, vous rend jaloux et vous fait mieux comprendre la profon- deur de votre abandon. La fraîcheur et la grâce de la nature, en vous rappelant vos félicités passées, augmentent la laideur de vos misères. Vous n'êtes plus qu'une tache dans cette nature, vous en gâtez les harmonies et la suavité par votre présence, par vos paroles, et même par les sentiments que vous oseriez exprimer. Vous pouvez aimer, mais on ne peut plus vous aimer. La fontaine printanière a renouvelé ses eaux sans vous rendre votre jouvence, et la vue de tout ce qui renaît, de tout ce qui est heureux, vous réduit à la douloureuse mémoire de vos plaisirs.

Le paquebot sur lequel je m'embarquai était en- combré de familles émigées. J'y fis connaissance avec M. Hingant, ancien collègue de mon frère au parle- ment de Bretagne, homme d'esprit et de goût dont j'aurai trop à parler*. Un officier de marine jouait

1. François-Marie-Ânne-Joseph Hiagant de la Tiemblais, fils de messire Hyacinthe-Louis Hingant, seigneur da la Tiemblais «( Juigné-sur-Loire, et de Jeanne-Emilie CkauTel, à Di-

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aux échecs dans la chambre du capitaine; il ne se remit pas mon visage, tant j'étais changé ; mais moi, je reconnus Gesril. Nous ne nous étions pas vus depuis Brest; nous devions nous séparer à Southampton. Je lui racontai mes voyages, il me raconta les siens. Ce jeune homme, auprès de moi parmi les vagues, embrassa pour la dernière fois son premier ami au milieu des vagues qu'il allait prendre à témoin de sa glorieuse mort. Lamba Doria, amiral des Génois, ayant battu la flotte des Vénitiens', apprend que son fils a été tué : Quon le jette à la mer, dit ce père, à la façon des Romains, comme s'il eût dit : Qu'on le jette a sa victoire. Gesril ne sortit volontairement des flots dans lesquels il s'était précipité que pour mieux leur montrer sa victoire sur leur rivage.

J'ai déjà donné au commencement du sixième livre de ces Mémoires le certificat de mon débarquement de Jersey à Southampton. Voilà donc qu'après mes

nan, paroisse de Saint-Malo, le 9 août 1761. Il fut reçu con- seiller au parlement de Bretagne le 5 décembre 1782. Dévoué à la cause royale, il aurait probablement partagé le sort de vingt- deux membres de sa famille, victimes de leur foi politique et religieuse, s'il n'avait réussi à émigrer en Angleterre. Fort ins- truit et très laborieux, il fournit, dit-on, des matériaux à Cha- teaubriand pour son Génie du Christianisme. Rentré en France, il consacra ses loisirs à ao» travaux littéraires et scientifiques. Outre deux savants Mémoires couronnés, en 1810 et en 1822, par l'Académie de La Rochelle et par la Société centrale d'agricul- ture du département de la Seine-Inférieure, il publia, en 1826, une intéressante nouvelle sous ce titre : Le Capucin, anecdote historique. Le conseiller Hingant de la Tiemblais est mort aa Verger, en Plouer, le 16 août 1827.

1. Lamba Doria, dans la guerre de Gênes contre Venise, bat- tit la flotte vénitienne, commandée par l'amiral André Dandolo, devant l'île Curzola, sur la côte de Dalmatie.

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courses dans les bois de l'Amérique et dans les camps de l'Allemagne, j'arrive en 1793, pauvre émigré, sur cette terre j'écris tout ceci en 1822 et je suis aujourd'hui magnifiaue ambassadeur.

LIVRE VIII'

Lîterary Fund. Grenier de Holborn. Dépérissement de ma santé. Visite aux médecins. Émigrés à Londres Peltier.

Travaux littéraires. Ma société avec Hingant. Nos promenades. Une nuit dans l'église de Westminster. Dé- tresse. — Secours imprévu. Logement sur un cimetière.

Nouveaux camarades d'infortune. Nos plaisirs. Mon cousin de la Boilétardais. Fête somptueuse. Fin de mes quarante écus. Nouvelle détresse. Table d'hôte. Evèques. Dîner à London-Tavern. Manuscrits de Cam- den. Mes occupations dans la province. Mort de mon frère. Malheurs de ma famille. Deux Frances. Lettres de Hingant. Charlotte. Retour à Londres. Rencontre extraordinaire. Défaut de mon caractère. VEssai his- torique sur les révolutions. Son effet. Lettre de Lemierre, neveu du poète. Fontanes. Cléry.

Il s'est formé à Londres une société pour venir au secours des gens de lettres, tant anglais qu'étrangers. Cette société m'a invité à sa réunion annuelle ; je me suis fait un devoir de m'y rendre et d'y porter ma souscription. S. A. R. le duc d'York' occupait le fau- teuil du président ; à sa droite étaient le duc de

1. Ce livre a été écrit à Londres, d'avril à septembre 1822. Il a été revu en décembre 1846.

2. Frédéric, duc d'York et d'Albany, deuxième fils de George III, en 1763, marié à la princesse Frédérique de Prusse, dont il n'avait pas d'enfants. Il avait exercé, sans aucun succès d'ail- leurs, plusieurs commandements militaires importants. Il était, en 1822, field-marshal et commandant en chef de l'armée bri» tuu.uique.

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Somerset, les lords Torrington et Bolton; il m'a fait placer à sa gauche. J'ai rencontré mon ami M. Canning. Le poète, l'orateur, le ministre illustre a prononcé un discours se trouve ce passage trop honorable pour moi, que les journaux ont répété : « Quoique la personne de mon noble ami, l'ambassa- « deur de France, soit encore peu connue ici, son « caractère et ses écrits sont bien connus de toute « l'Europe. Il commença sa carrière par exposer les « principes du christianisme ; il l'a continuée en « défendant ceux de la monarchie, et maintenant il « vient d'arriver dans ce pays pour unir les deux « États par les liens communs des principes monar- « chiques et des vertus chrétiennes. »

Il y a bien des années que M. Canning, homme de lettres, s'instruisait à Londres aux leçons de la poli- tique de M. Pitt ; il y a presque le même nombre d'années que je commençai à écrire obscurément dans cette même capitale de l'Angleterre. Tous les deux, arrivés à une haute fortune, nous voilà membres d'une société consacrée au soulagement des écrivains malheureux. Est-ce l'affinité de nos grandeurs ou le rapport de nos souffrances qui nous a réunis ici ? Que feraient au banquet des Muses affligées le gou- verneur des Indes orientales et l'ambassadeur de France? C'est Georges Canning et François de Cha- teaubriand qui s'y sont assis, en souvenir de leur adversité et peut-être de leur félicité passées ; ils ont bu à la mémoire d'Homère, chantant ses vers pour un morceau de pain.

Si le Literary fund eût existé lorsque j'arrivai de Southampton à Londres, le 21 mai 1793, il aurais

MÉMOIRES d'outre-tombe 109

peut-être payé la visite du médecin dans le grenier de Holborn, oti mon cousin de La Boiié tardais*, fils de mon oncle de Bedée, me logea. On avait espéré merveille du changement d'air pour me rendre les forces nécessaires à la vie d'un soldat ; mais ma santé, au lieu de se rétablir, déclina. Ma poitrine s'entreprit ; j'étais maigre et pâle , je toussais fré- quemment, je respirais avec peine; j'avais des sueurs et des crachements de sang. Mes amis, aussi pauvres que moi, me traînaient de médecin en médecin. Ces Hippocrates faisaient attendre cette bande de gueux à leur porte, puis me déclaraient, au prix d'une gui- née, qu'il fallait prendre mon mal en patience, ajou- tant : T'is done, dear sir : « C'est fait, cher monsieur. » Le docteur Godwin, célèbre par ses expériences rela- tives aux noyés et faites sur sa propre personne d'après ses ordonnances, fut plus généreux : il m'as- sista gratuitement de ses conseils ; mais il me dit, avec la dureté dont il usait pour lui-même, que je

1. Marie-Joseph-Annibal de Bedée, comte de la Boûétardais, fils de Marie-Antoine-Bcnigne de Bedée et de M"" Ginguené. Il était le 17 mars 1758, en la paroisse de Pluduno. Marié, le 19 juillet 1785, à Marie-Vincente de Francheville, dame de Trélan, il fut reçu conseiller et commissaire aux requêtes du Parlement de Bretagne le 18 mai 1786. Après avoir perdu sa femme, qui mourut à Rennes le 15 juin 1790, il émigra en Angleterre et ne revint plus en France. Il mourut à Londre», le 6 janvier 1809, laissant de son mariage une fille unique, Marie-Antoinette de Bedée de la Boûétardais, qui épousa à Dinan, le 14 mai 1810, M. Henry-Marie de Boishamon. M™» de Boishamon mourut au château de Monchoix le 22 janvier 1843; son mari lui survécut jusqu'au 26 janvier 1846. De leur union étaient nés deux fils : M. Charles-Marie de Boishamon, en 1814, mort en 1885 au château de Monchoix, marié, sans enfants; Henry-Augustin-Eloy de Boishamon, en 1817, mort en 1886, marié, avec enfants.

ilO MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

pourrais durer quelques mois, peut-être une ou deux années, pourvu que je renonçasse à toute fatigue. « Ne comptez pas sur une longue carrière ; » tel fut le résumé de ses consultations.

La certitude acquise ainsi de ma fin prochaine, en augmentant le deuil naturel de mon imagination, me donna un incroyable repos d'esprit. Cette disposition intérieure explique un passage de la notice placée à la tête de l'Essai historique \ et cet autre passage de YEssai même : « Attaqué d'une maladie qui me laisse « peu d'espoir, je vois les objets d'un œil tranquille; « l'air calme de la tombe se fait sentir au voyageur « qui n'en est plus qu'à quelques journées '. » L'amer- tume des réflexions répandues dans YEssai n'éton- nera donc pas : c'est sous le coup d'un arrêt de mort, entre la sentence et l'exécution, que j'ai composé cet ouNTage. Un écrivain qui croyait toucher au terme, dans le dénùment de son exil, ne pouvait guère pro- mener des regards riants sur le monde.

Mais comment traverser le temps de grâce qui m'était accordé? J'aurais pu vivre ou mourir promp- tement de mon épée : on m'en interdisait l'usage ; que me restait-il? une plume? elle n'était ni connue, ni éprouvée, et j'en ignorais la puissance. Le goût des lettres inné en moi, des poésies de mon enfance, des ébauches de mes voyages, suffiraient-ils pour

1. « D'ailleurs ma santé, dérangée par de longs Toyages, beaucoup de soucis, de Teilles et d'études, est si déplorable, que je crains de ne pouvoir remplir immédiatement la promesse que j'ai faite concernant les autres volumes de l'Essai kistih' rigue. »

2. Essai historique, livre premier, première partie, introdoo' tion, p. 4 de Im première édition.

attxr» raUention da public? L*idée d'écrire un oo- Trage sur les RéToloti(»s comparées m'était reaae ; je m'en oecapais dans ma tête comme d'un sujet pins approprié aux intérêts du jour ; mais qui 5e charge- rait de rimpresâoo d'un manascrit sans prûneors, et, pendant la composition de ce manascrit, qui me nourrirait? Si je n'avais que peu de jours à pass^ sur la terre, force était néanmoins d'avoir qudqoe moyen de soalenir ce peu de jours. Mes trente Ions, déjà fort écornés, ne pouvaient aller bien loin, et, en surcroît de mes afflictions particulières, il me fiallait supporter la détresse conmiune de Fémigration. Mes compagnons à Londres avaient tous des occupalûms : les uns s'étaient mis dans le cimmieree du charbon, les antres faisaient avec leurs femmes des chapeaux de paille, les antres enseignaient le Crançais qn'ils ne savaient pas. Us étaient tous très gais. Le défaut de notre nation, la légèreté, s'était dans ce mcunent changé en vertu. On riait au nez de la fovtane ; cette voleuse était toute penaude d'emporter ce qu'on ne lui redemandait pas.

Peltier ', auteur du Domine saloum f(u regem ** & principal rédacteor des Acies da ApAIres, ^n^ima^în

i. J«aii-<>abnel POtitr (et am P^letier^ otmum «a I^ im|i>imA josqulci dus toates les éditknu d^ Jf#— iii) état le 21 octoiire lîtQ à GoaafH!, MToadhaeiacnt de B>' —tué*» (Maine-M-Loire). U fiât le priacâp»! widactear des Ateta da» Jfâtra. Aptes le 10 aodt, rèb^i en AaçleteRe, H peUia, ca deox Tolnaies m.d*, le Damiu Tmhitmm de Porit, m> iViicn kistorifm» de ia révolution dm 10 moût et du 2 nftrmimr, dm cawri fwi font produitA, da itifmgwumlk ^êû tomt préeédét ot det «rimes fm Toirt tmimie. Sa 17911, fl fit paniiK aoa Haleênf de ia gfi— l'afîoH âd la ifemmrckie /jneaçaif, •■• la C— i

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à Londres son entreprise de Paris. Il n'avait pas pré- cisément de vices ; mais il était rongé d'une vermine

pagne de 1793, publiée en forme de correspondance. Désabusa, mais non découragé par la retraite des Prussiens, il continua de harceler la République dans son Tableau de l'Europe pen- dant 1794 (deux volumes in-S»). Comme il était avant tout polémiste, et que le journal pouvait être entre ses mains une arme plus puissante que le livre, il fonda à Londres une feuille périodique intitulée Paris, dont les 250 numéros parus de 1795 à 1802 ne forment pas moins de trente-cinq volumes in-8°. Ce vaste recueil renferme beaucoup de documents que les journaux français du temps n'auraient pu ou voulu accueillir. Il est à regretter qu'aucun des historiens du Directoire et du Consulat n'ait cru devoir y puiser. A la fin de 1802, il fit succéder à son Paris un nouveau recueil, l'Ambigu ou Variétés littéraires et politiques, publié les 10, 20 et 30 de chaque mois. Interrompu seulement pendant les trois premiers mois de 1815 et repris pendant les Cent-Jours, pour s'arrêter seulement en 1817, le second journal de Peltier comprend plus de cent volumes. Les premiers numéros de l'Ambigu eurent le don d'irriter à ce point ie Premier Consul, alors en paix avec l'Angleterre, qu'il réclama l'expulsion de Peltier, ou, à tout le moins, son renvoi devant un jury anglais. Traduit devant la cour du Banc du Roi, et défendu par sir James Mackintosh, dont le plaidoyer est resté célèbre, Peltier fut condamné, le 21 février 1803, à une faible amende, peine dérisoire dans un semblable débat. Une souscrip- tion, couverte aussitôt qu'annoncée, convertit en triomphe la défaite du journaliste. Le résultat le plus clair de ce procès retentissant fut de rendre européen le nom de Peltier. Marié à l'une des élèves les plus distinguées de l'abbé Carron, U tenait à Londres un grand train de maison et dépensait sans compter. De là. bientôt pour lui un grand état de gêne, si bien qu'un jour il fut tout heureux et tout aise d'être nommé par Christophe, le roi nègre d'Haïti, son chargé d'afi"aires auprès du roi d'Angle- terre. Les plaisants dirent alors qu'il avait pas^e du blanc au noir. Le mot était joli, et Peltier fut le premier à en rire, d'autant que son roi nègre lui expédiait, en guise de traitement, force balles de sucre et de café, dont la vente, évaluée à deux cent mille francs par an, lui permit de faire bonne figure jus- qu'à la Restauration. Il vint alors en France ; mais comnae ii trouvait Louis XVIII trop libéral et n'avait pu se tenir do diriger contre lui quelques épigrammes. il reçut un accueil très

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de petits défauts dont on ne pouvait l'épurer : liber- tin, mauvais sujet, gagnant beaucoup d'argent et le mangeant de même, à la fois serviteur de la légimité et ambassadeur du roi nègre Christophe auprès de George IIl, correspondant diplomatique de M. le comte de Limonade, et buvant en vin de Champagne les appointements qu'on lui payait en sucre. Cette espèce de M. Violet, jouant les grands airs de la Révolution sur un violon de poche, me vint voir et m'offrit ses services en qualité de Breton. Je lui parlai de mon plan de V Essai; il l'approuva fort : u Ce sera su- perbe I » s'écria-t-il, et il me proposa une chambre chez son imprimeur Baylis, lequel imprimerait l'ou- vrage au fur et à mesure de la composition. libraire Deboffe aurait la vente ; lui, Peltier, embou- cherait la trompette dans son journal/'Amôi^u, tandis qu'on pourrait s'introduire dans le Courrier français de Londres, dont la rédaction passa bientôt à M. de Montlosier'. Peltier ne doutait de rien : il parlait de

froid et retourna à Londres. Là, une autre déception l'atten- dait. Une de ses épigrammes contre le roi de France, qui attei^ gnait par ricochet le roi d'Haïti, fut envoyée par l'abolitioniste Wilberforce à Christophe, qui, dans son mécontentement, retira au malheureux Peltier, avec ses pouvoirs, son sucre et son café. Revenu définitivement en France en 1820, il vécut encore quelques années, pauvre, mais inébranlablement fidèle, et mourut à Paris le 25 mars 1825. Peltier est une des plus curieuses figures de la période révolutionnaire, et il mériterait les honneurs d'une ample et copieuse biographie.

2*. Une des premières brochures de Peltier, publiée au mois d'octobre 1789, avait pour titre : Domine, salvum, fao regem, Peltier y dénonçait le duc d'Orléans et Mirabeau comme les principaux auteurs des journées des 5 et 6 octobre.

1. François-Dominique Reynaud, comte de Montlosier (1755- 1838). Après avoir fait partie de la Constituante, il siégeait au côté droit, il avait émigré à la fin de la session, avait fait

T, II. 8

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me faire donner la croix de Saint-Louis pour mon siège de Thionville. Mon Gil Blas, grand, maigre, escalabreux, les cheveux poudrés, le front chauve, toujours criant et rigolant, met son chapeau rond sur l'oreille, me prend par le bras et me conduit chez l'imprimeur Baylis. il me loue sans façon une chambre, au prix d'une guinée par mois.

J'étais en face de mon avenir doré ; mais le pré- sent, sur quelle planche le traverser? Peltier me procura des traductions du latin et de l'anglais ; je travaillais le jour à ces traductions, la nuit à V Essai historique dans lequel je faisais entrer une partie de mes voyages et de mes rêveries. Baylis me fournissait les livres , et j'employais mal à propos quelques schellings à l'achat des bouciuins étalés sur les échoppes.

Hingant, que j'avais rencontré sur le paquebot de Jersey, s'était lié avec moi. Il cultivait les lettres, il était savant, écrivait en secret des romans dont il me lisait des pages. Il se logea, assez près de Baylis, au fond d'une rue qui donnait dans Holborn. Tous les matins, à dix heures, je déjeunais avec lui ; nous par- lions de politique et surtout de mes travaux. Je lui disais ce que j'avais bâti de mon édifice de nuit,

campagne de 1792 à l'armée des princes, puis était passé à Hambourg, d'où il vint à Londres en 1794. Il devint alors le principal rédacteur, non du Courrier français, mais du Cour- rier de Londres, et fit la fortune de ce journal, qui avait été fondé par l'abbé de Calonne. Sous le Consulat, il voulut conti- tinuer à Paris la publication de sa feuille, qui prit alors le titre de Courrier de Londres et de Paris, mais elle fut, après quelques numéros, supprimée par la censure. Nous retrou- verons plus tard, au cours de ces Mémoire», le comte Monilosier.

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YEssai ; puis je retournais à mon œuvre de jour, les traductions. Nous nous réunissions pour dîner, à un schelling par tête, dans un estaminet; de là, nous allions aux champs. Souvent aussi nous nous prome- nions seuls, car nous aimions tous deux à rêvasser.

Je dirigeais alors ma course à Kensington ou à Westminster. Kensington me plaisait ; j'errais dans sa partie solitaire, tandis que la partie qui touchait à Hyde-Park se couvrait d'une multitude brillante. Le contraste de mon indigence et de la richesse, de mon délaissement et de la foule, m'était agréable. Je voyais passer de loin les jeunes Anglaises avec cette confusion désireuse que me faisait éprouver autrefois ma sylphide, lorsque après l'avoir parée de toutes mes folies, j'osais à peine lever les yeux sur mon ouvrage. La mort, à laquelle je croyais toucher, ajoutait un mystère à cette vision d'un monde dont j'étais presque sorti. S'est-il jamais attaché un regard sur l'étrange assis au pied d'un pin ? Quelque belle femme avait elle deviné l'invisible présence de René?

A Westminster, autre passe-temps : dans ce laby- rinthe de tombeaux, je pensais au mien prêt à s'ou- vrir. Le buste d'un homme inconnu comme moi ne prendrait jamais place au milieu de ces illustres effi- gies 1 Puis se montraient les sépulcres des monarques : Cromwel n'y était plus, et Charles I" n'y était pas. Les cendres d'un traître, Robert d'Artois, reposaient sous les dallés que je pressais de mes pas fidèles. La destinée de Charles I" venait de s'étendre sur Louis XVI; chaque jour le fer moissonnait en France, et les fosses de mes parents étaient déjà creusées.

Les chants des maîtres de chapelle et les causeries

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des étrangers interrompaient mes réflexions. Je ne pouvais multiplier mes visites, car j'étais obligé de donner aux gardiens de ceux qui ne vivaient plus le schelling qui m'était nécessaire pour vivre. Mais alors je tournoyais au dehors de Tabbaye avec les cor- neilles» ou je m'arrêtais à considérer les clochers, jumeaux de grandeur inégale, que le soleil couchant ensanglantait de ses feux sur la tenture noire des fumées de la Cité.

Une fois, cependant, il arriva qu'ayant voulu con- templer au jour tombé l'intérieur de la basilique, je m'oubliai dans l'admiration de cette architecture pleine de fougue et de caprice. Dominé par le senti- ment de la vastité sombre des églises chrestiennes (Mon- taigne), j'errais à pas lents et je m'anuitai : on ferma les portes. J'essayai de trouver une issue ; j'appelai Vusher, je heurtai aux gâtes : tout ce bruit, épandu et délayé dans le silence, se perdit ; il fallut me résigner à coucher avec les défunts.

Après avoir hésité dans le choix de mon gîte, je m'arrêtai près du mausolée de lord Chalam, au bas du jubé et du double étage de la chapelle des Cheva- liers et de Henri VII. A. l'entrée de ces escaliers, de ces ailes fermées de grilles, un sarcophage engagé dans le mur, vis-à-vis d'une mort de marbre armée de sa faux, m'offrit son abri. Le pli d'un linceul, éga- lement de marbre, me servit de niche : à l'exemple de Charles -Quint, je m'habituais à mon enterre- ment.

J'étais aux premières loges pour voir le monde tel qu'il est. Quel amas de grandeurs renfermé sous ces dômes I Qu'en reste-t-il ? Les afflictions ne sont pas

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moins vaines que les félicités; rinfortunée Jane Grey n'est pas différente de Theureuse Alix de Salis- bury; son squelette est seulement moins horrible, parce qu'il est sans tête ; sa carcasse s'embellit de son supplice et de l'absence de ce qui fît sa beauté. Les tournois du vainqueur de Crécy, les jeux du camp du Drap-d'or de Henri VIII -, ne recommence- ront pas dans cette salle des spectacles funèbres. Bacon, Newton, Milton, sont aussi profondément ensevelis, aussi passés à jamais que leurs plus obs- curs contemporains. Moi banni, vagabond, pauvre, consentirais-je à n'être plus la petite chose oubliée et douloureuse que je suis, pour avoir été un de ces morts fameux, puissants, rassasiés de plaisirs ? Oh 1 la vie n'est pas tout cela I Si du rivage de ce monde nous ne découvrons pas distinctement les choses divines, ne nous en étonnons pas : le temps est un voile interposé entre nous et Dieu, comme notre pau- pière entre notre œil et la lumière.

Tapi sous mon linge de marbre, je redescendis de ces hauts pensers aux impressions naïves du lieu et du moment. Mon anxiété mêlée de plaisir était ana- logue à celle que j'éprouvais l'hiver dans ma tourelle de Combourg, lorsque j'écoutais le vent : un souffle et une ombre sont de nature pareille.

Peu à peu, m'accoutumant à l'obscurité, j'entrevis les figures placées aux tombeaux. Je regardais les encorbellements du Saint-Denis d'Angleterre, d'où l'on eût dit que descendaient en lampadaires go- thiques les événements passés et les années qui furent : l'édifice entier était comme un temple mono- lithe de siècles pétrifiés.

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J'avais compté dix heures, onze heures à l'horlopje; le marteau qui se soulevait et retombait sur Tairain était le seul être vivant avec moi dans ces régions. Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman, voilà tout : ces bruits lointains de la terre me parve- naient d'un monde dans un autre monde. Le brouil- lard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s'infiltrèrent dans la basilique, et y répandirent de secondes ténèbres.

Enfin, un crépuscule s'épanouit dans un coin des ombres les plus éteintes : je regardais fixement croître la lumière progressive ; émanait-elle des deux fils d'Edouard IV, assassinés par leur oncle? « Ces « aimables enfants, dit le grand tragique, étaient « couchés ensemble; ils se tenaient entourés de leurs « bras innocents et blancs comme l'albâtre. Leurs « lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur une « seule tige, qui, dans tout l'éclat de leur beauté, se « baisent l'une l'autre.» Dieu ne m'envoya pas ces âmes tristes et charmantes ; mais le léger fantôme d'une femme à peine adolescente parut portant une lumière abritée dans une feuille de papier tournée en coquille : c'était la petite sonneuse de cloches. J'en- tendis le bruit d'un baiser, et la cloche tinta le point du jour. La sonneuse fut tout épouvantée lorsque je sortis avec elle par la porte du cloître. Je lui contai mon aventure ; elle me dit qu'elle était venue remplir les fonctions de son père malade : nous ne parlâmes pas du baiser.

J'amusai Hingant de mon aventure, et nous fîmes le projet de nous enfermer à Westminster ; mais no$

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misères nous appelaient chez les morts d'une manière moins poétique.

Mes fonds s'épuisaient : Baylis et Deboffe s'étaient hasardés, moyennant un billet de remboursement en cas de non-vente, à commencer l'impression de V Essai ; finissait leur générosité, et rien n'était plus naturel ; je m'étonne même de leur hardiesse. Les traductions ne venaient plus ; Peltier, homme de plaisir, s'en- nuyait d'une obligeance prolongée. Il m'aurait bien donné ce qu'il avait, s'il n'eût préféré le manger; mais quêter des travaux çà et là, faire une bonne œuvre de patience, impossible à lui. Hingant voyait aussi s'a- moindrir son trésor; entre nous deux, nous ne possé- dions que soixante francs. Nous diminuâmes la ration de vivres, comme sur un vaisseau lorsque la traversée se prolonge. Au lieu d'un schelling par tête, nous ne dépensions plus à dîner qu'un demi-schelling. Le matin, à notre thé, nous retranchâmes la moitié du pain, et nous supprimâmes le beurre. Ces abstinences fatiguaient les nerfs de mon ami. Son esprit battait la campagne ; il prêtait l'oreille, et avait l'air d'écouter quelqu'un ; en réponse, il éclatait de rire, ou versait des larmes. Hingant croyait au magnétisme, et s'était troublé la cervelle du galimatias de Swedenborg. Il me disait le matin qu'on lui avait fait du bruit la nuit ; il se fâchait si je lui niais ses imaginations. L'inquié- tude qu'il me causait m'empêchait de sentir mes souf- frances.

Elles étaient grandes pourtant : cette diète rigou- reuse, jointe au travail, échauffait ma poitrine malade ; je commençais à avoir de la peine à marcher, et néanmoins je passais les jours et une partie des

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nuits dehors, afin qu'on ne s'aperçut pas de ma dé- tresse. Arrivés à notre dernier schelling, je convins avec mon ami de le garder pour faire semblant de déjeuner.

Nous arrangeâmes que nous achèterions un pain de deux sous ; que nous nous laisserions servir comme de coutume l'eau chaude et la théière ; que nous n'y mettrions point de thé ; que nous ne man- gerions pas le pain, mais que nous boirions l'eau chaude avec quelques petites miettes de sucre restées au fond du sucrier.

Cinq jours s'écoulèrent de la sorte. La faim me dé- vorait ; j'étais brûlant; le sommeil m'avait fui; je suçais des morceaux de linge que je trempais dans de l'eau ; je mâchais de l'herbe et du papier. Quand je passais devant der boutiques de boulangers mon tourment était horrible. Par une ruae soirée d'hiver je restai deux heures planté devant un magasin de fruits secs et de viandes fumées, avalant des yeux tout ce que je voyais : j'aurais mangé, non seulement les comestibles, mais leurs boîtes, paniers et cor- beilles.

Le matin du cinquième jour, tombant d'inanition, je me traîne chez Hingant ; je hf,urte à la porte, elle était fermée ; j'appeUe ; Hingant est quelque temps sans répondre ; il se lève enfin et m'ouvre. Il riait d'un air égaré ; sa redingote était boutonnée ; il s'assit devant la table à thé : « Notre déjeuner va venir, » me dit-il d'une voix extraordinaire. Je crus voir quel- ques taches de sang à sa chemise; je déboutonne brusquement sa redingote : il s'était donné un coup de canif profond de deux pouces dans le bout du sein

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gauche. Je criai au secours. La servante alla chercher un chirurgien. La blessure était dangereuse*.

Ce nouveau malheur m'obligea de prendre un parti. Hingant, conseiller au parlement de Bretagne, s'était refusé à recevoir le traitement que le gouvernement anglais accordait aux magistrats français, de même que je n'avais pas voulu accepter le schelling aumône par jour aux émigrés : j'écrivis à M. de Barentin ' et lui révélai la situation de mon ami. Les parents de Hingant accoururent et l'emmenèrent à la campagne. Dans ce moment même, mon oncle de Bedée me fit parvenir quarante écus, oblation touchante de ma famille persécutée ; il me sembla voir tout l'or du Pérou : le denier des prisonniers de France nourrit le Français exilé.

Ma misère avait mis obstacle à mon travail. Comme je ne fournissais plus de manuscrit, l'impression fut suspendue. Privé de la compagnie de Hingant, je ne gardai pas chez Baylis un logement d'une guinée par mois ; je payai le terme échu et m'en allai. Au-dessous des émigrés indigents qui m'avaient d'abord servi de patrons à Londres, il y en avait d'autres, plus néces-

1. «i M. de Chateaubriand m'a montré la maison se passa ce triste drame d'un suicide ébauché : « Là, me dit-il, mon ami a voulu se tuer, et j'ai failli mourir de faim. » Puis il me faisait remarquer en souriant son lourd et brillant costume d'ambassadeur, car nous allions à Carlton-House, chez le roi. » (Chateaubriand et son temps, par le comte de Marcellus, p. 99.)

2. Charles-Louis-François de Barentin (1739-1819). Ce fut lui qui, comme garde des sceaux, ouvrit les Etats-Géncraux le 5 mai 1789. Dénoncé par Mirabeau, dans la séance du 15 juillet, comme ennemi du peuple, il émigra et ne revint en Franc* qu'après le 18 brumaire.

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siteux encore. Il est des degrés entre les pauvres comme entre les riches; on peut aller depuis l'homme qui se couvre l'hiver avec son chien, jusqu'à celui qui grelotte dans ses haillons tailladés. Mes amis me trou- vèrent une chambre mieux appropriée à ma fortune décroissante (on n'est pas toujours au comble de la prospérité) ; ils m'installèrent aux environs de Mary- Le-Bone-Street, dans un garret dont la lucarne don- nait sur un cimetière : chaque nuit la crécelle du watchman m'annonçait que l'on venait de voler des cadavres. J'eus la consolation d'apprendre que Hingant était hors de danger.

Des camarades me visitaient dans mon atelier. A notre indépendance et à notre pauvreté, on nous eût pris pour des peintres sur les ruines de Rome ; nous étions des artistes en misère sur les ruines de la France. Ma figure servait de modèle et mon lit de siège à mes élèves. Ce lit consistait dans un matelas et une couverture. Je n'avais point de draps ; quand il faisait froid, mon habit et une chaise, ajoutés à ma couverture, me tenaient chaud. Trop faible pour re- muer ma couche, elle restait comme Dieu me l'avait retournée.

Mon cousin de La Boiiétardais, chassé, faute de payement, d'un taudis irlandais, quoiqu'il eût mis son violon en gage, vint chercher chez moi un abri contre le constable ; un vicaire bas breton lui prêta un lit de sangle. La Boûétardais était, ainsi que Hingant, con- seiller au parlement de Bretagne ; il ne possédait pas un mouchoir pour s'envelopper la tête ; mais il avait déser..é avec armes et bagages, c'est-à-dira q\i'il avait emporté son bonnet carré et sa robe rouge, et il cou-

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chait sous la pourpre à mes côtés. Facétieux, bon mu- sicien, ayant la voix belle, quand nous ne dormions paS; il s'asseyait tout nu sur ses sangles, mettait son bonnet carré, et chantait des romances en s'accom- pagnant d'une guitare qui n'avait que trois cordes. Une nuit que le pauvre garçon fredonnait ainsi V Hymne à Vénus de Métastase : Scendi propizia, il fut frappé d'un vent coulis ; la bouche lui tourna, et il en mourut, mais pas tout de suite, car je lui frottai cordialement la joue. Nous tenions des conseils dans notre chambre haute, nous raisonnions sur la politique, nous nous occupions des cancans de l'émigration. Le soir, nous allions chez nos tantes et cousines danser, après les modes enrubanées et les chapeaux faits.

Ceux qui lisent cette partie de mes Mémoires ne se sont pas aperçus que je les ai interrompus deux fois : une fois, pour offrir un grand dîner au duc d'York, frère du roi d'Angleterre ; une autre fois, pour donner une fête pour l'anniversaire de la rentrée du roi de France à Paris, le 8 juillet. Cette fête m'a coûté qua- rante mille francs». Les pair^ et les pairesses de l'em- pire britannique, les ambassadeurs, les étrangers de distinction, ont rempli mes salons magnifiquement décorés. Mes tables étincelaient de l'éclat des cristaux de Londres et de l'or des porcelaines de Sèvres. Ce qu'il y a de plus délicat en mets, vins et fleurs, abon- dait. Portland-Place était encombré de brillantes voi-

1. Douze mille francs seulement, d'après «on secrétaire, M. de Marcellus, qui tenait les comptes de l'ambassade ; mais on ?ait de reste, que Chateaubriand ne comprit jamais rien aux chiffre J de ménage. Voir Chateaubriand et son temps, p. 99.

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tures. Collinet et la musique d'Almack's enchantaient la mélancolie fashionable des dandys et les élégances rêveuses des ladies pensivement dansantes. L'oppo- sition et la majorité ministérielles avait fait trêve : lady Canning causait avec lord Londonderry, lady Jersey avec le duc de Wellington. Monsieur, qui m'a fait faire cette année des compliments de mes somp- tuosités de 1822, ne savait pas, en 1793, qu'il existait non loin de lui un futur ministre, lequel, en atten- dant ses grandeurs, jeûnait au-dessus d'un cimetière pour péché de fidélité. Je me félicite aujourd'hui d'avoir essayé du naufrage, entrevu la guerre, partagé les souffrances des classes les plus humbles de la société, comme je m'applaudis d'avoir rencontré, dans les temps de prospérité, l'injustice et la calomnie. J'ai profité à ces leçons : la vie, sans les maux qui la ren- dent grave, est un hochet d'enfant.

J'étais l'homme aux quarante écus ; mais le niveau des fortunes n'étant pas encore établi, et les denrées n'ayant pas baissé de valeur, rien ne fît contre-poids à ma bourse qui se vida. Je ne devais pas compter sur de nouveaux secours de ma famille, exposée en Bretagne au double fléau delà c/iowa«wene et de la Ter- reur. Je ne voyais plus devant moi que l'hôpital ou la Tamise.

Des domestiques d'émigrés, que leurs maîtres ne pouvaient plus nourrir, s'étaient transformés en res- taurateurs pour nourrir leurs maîtres. Dieu sait la chère-lie que l'on faisait à ces tables d'hôtes ! Dieu sait aussi la politique qu'on y entendait! Toutes les victoires de la République étaient métamorphosées ea défaites, et si par hasard on doutait d'une restau-

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ration immédiate, on était déclaré Jacobin. Deux vieux évêques, qui avaient un faux air de la mort, se promenaient au printemps dans le parc Saint-James : « Monseigneur, disaitTun, croyez-vous que nous soyons en France au mois de juin? Mais, monseigneur, répondait l'autre après avoir mûrement réfléchi, je n'y vois pas d'inconvénient. »

L'homme aux ressources, Peltier, me déterra, ou plutôt me dénicha dans mon aire. Il avait lu dans un journal de Yarmouth qu'une société d'antiquaires s'allait occuper d'une histoire du comté de Suffolk, et qu'on demandait un Français capable de déchiffrer des manuscrits français da xii* siècle, de la collection de Camden*. Le parson, ou ministre, de Beccles, était à la tête de l'entreprise, c'était à lui qu'il se fallait adresser. « Voilà votre affaire, me dit Peltier, partez» vous déchiffrerez ces vieilles paperasses ; vous conti- nuerez à envoyer de la copie de Y Essai à Baylis ; je forcerai ce pleutre à reprendre son impression ; vous reviendrez à Londres avec deux cents guinées, votre ouvrage fait, et vogue la galère I »

Je voulus balbutier quelques objections : « Eh I que diable, s'écria mon homme, comptez- vous rester dans ce palais j'ai déjà un froid horrible ? Si Rivarol, Champcenetz*, Mirabeau-Tonneau et moi avions eu

1. William Camden (1551-1623), surnommé le Pausanias et le Strabon anglais. 11 avait rassemblé un nombre considérable de manuscrits du moyen âge, qui composent ce qu'on appelle encore aujourd'hui la Collection Camden.

2. Le chevalier de Champcenetz (1759-1794) fut le principal rédacteur des Actes des Apôtres. Il écrivit aussi dans le Petit Journal de la Cour et de la Ville, et, de concert avec Rivarol, publia en 1790 le Petit Almanach des grands hommes de la

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la bouche en cœur, nous aurions fait de belle besogne dans les Actes des Apôtres! Savez-vous que cette his- toire de Hingant fait un boucan d'enfer? Vous vouliez donc vous laisser mourir de faim tous deux ? Ah 1 ah ! ah! pouf!... Ah! ahl... » Peltier, plié en deux, se tenait les genoux à force de rire. Il venait de placer cent exemplaires de son journal aux colonies ; il en avait reçu le payement et faisait sonner ses guinées dans sa poche. Il m'emmena de force, avec La Boiié- tardais apoplectique, et deux émigrés en guenilles qui se trouvèrent sous sa main, dîner à London-Tavern. Il nous fit boire du vin de Porto, manger du roastbeef et du plumpudding à en crever. « Comment, monsieur le comte, disait-il à mon cousin, avez-vous ainsi la gueule de travers? » La Boûétardais, moitié choqué, moitié content, expliquait la chose de son mieux ; il racontait qu'il avait été tout à coup saisi en chantant ces deux mots : 0 bella Venere ! Mon pauvre paralysé avait un air si mort, si transi, si râpé, en barbouillant sa bella Venere, que Peltier se renversa d'un fou rire et pensa culbuter la table, en la frappant en des- sous de ses deux pieds.

A la réflexion, le conseil de mon compatriote, vrai personnage de mon autre compatriote Le Sage, ne me parut pas si mauvais. Au bout de trois jours d'enquê- tes, après m'être fait habiller par le taiUeur de Pel- tier, je partis pour Beccles avec quelque argent que

Révolution. Ayant quitté Paris après le 10 août, il eut l'impru- dence d'y revenir, fut arrêté et traduit, le 23 juillet 1794, devant le tribunal révolutionnaire. Quand le président eut prononcé sa condamnation à mort, il se leva, et, le sourire aux lèvres : « Citoyen président, dit-il, est-ce ici comme dans la garde nationale, et peut-on se faire remplacer î »

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me prêta Deboffe, sur Tassuranoe de ma reprise de [Essai. Je changeai mon nom, qu'aucun Anglais ne pouvait prononcer, en celui de Combourg qu'avait porté mon frère et qui me rappelait les peines et les plaisirs de ma première jeunesse. Descendu à l'au- berge, je présentai au ministre du lieu une lettre de Deboffe, fort estimé dans la librairie anglaise, laquelle lettre me recommandait comme un savant du premier ordre. Parfaitement accueilli, je vis tous les ^feni/emen du canton, et je rencontrai deux officiers de notre marine royale qui donnaient des leçons de français dans le voisinage.

Je repris des forces ; les courses que je faisais à cheval me rendirent un peu de santé. L'Angleterre, vue ainsi en détail, était triste, mais charmante ; par- tout la même chose et le même aspect. M. de Combourg était invité à toutes les parties. Je dus à l'étude le premier adoucissement de mon sort. Cicéron avait rai- son de recommander le commerce des lettres dans les chagrins de la vie. Les femmes étaient charmées de rencontrer un Français pour parler français.

Les malheurs de ma famille, que j'appris par les journaux, et qui me firent connaître sous mon véri- table nom (car je ne pus cacher ma douleur), aug- mentèrent à mon égard l'intérêt de la société. Les feuilles publiques annoncèrent la mort de M. de Ma- lesherbes; celle de sa fille, madame la présidente de Rosambo ; celle de sa petite-fille, madame la com- tesse de Chateaubriand ; et celle de son petit-gendre, le comte de Chateaubriand, mon frère, immolés en- semble, le même jour, à la même heure, au même

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échafaud». M. de Malesherbes était l'objet de l'adaii- ration et de la vénération des Anglais ; mon alliance de famille avec le défenseur de Louis XVI ajouta à la bienveillance de mes hôtes.

Mon oncle de Bedée me manda les persécutions éprouvées par le reste de mes parents. Ma vieille et incomparable mère avait été jetée dans une charrette avec d'autres victimes, et conduite du fond de la Bre- tagne dans les geôles de Paris, afin de partager le sort du fils qu'elle avait tant aimé. Ma femme et ma sœur Lucile, dans les cachots de Rennes, attendaient leur sentence ; il avait été question de les enfermer au châ- teau de Combourg, devenu forteresse d'État : on accu- sait leur innocence du crime de mon émigration. Qu'étaient-ce que nos chagrins en terre étrangère, com parés à ceux des Français demeurés dans leur patrie? Et pourtant, quel malheur, au milieu des souffrances de l'exil, de savoir que notre exil même devenait le prétexte de la persécution de nos proches 1

Il y a deux ans que l'anneau de mariage de ma belle- sœur fut ramassé dans le ruisseau de la rue Cassette ; on me l'apporta ; il était brisé ; les deux cerceaux de l'alliance étaient ouverts et pendaient enlacés l'un à l'autre; les noms s'y lisaient parfaitement gravés. Comment cette bague s'était-elle retrouvée? Dans quel lieu et quand avait-elle été perdue? La victime, empri- sonnée au Luxembourg, avait-elle passé par la rue Cassette en allant au supplice? Avait-elle laissé tomber la bague du haut du tombereau? Cette bague avait- elle été arrachée de son doigt après l'exécution ? Je fus tout saisi à la vue de ce symbole qui, par sa brisure et

1. Le 3 floréal an II (22 avrU 1794J.

MÉMOIRES d'outre-tombe 129

Bon inscription, me rappelait de si cruelles destinées. Quelque chose de mystérieux et de fatal s'attachait à cet anneau que ma belle-sœur semblait m'envoyer du séjour des morts, en mémoire d'elle et de mon frère. Je l'ai remis à son fils ; puisse-t-il ne pas lui porter malheur I

Cher orphelin, image de ta mère, Au ciel pour toi, je demande ici-bas, Les jours heureux retranchés à ton père Et les enfants que ton oncle n'a pas*.

Ce mauvais couplet et deux ou trois autres sont le seul présent que j'aie pu faire à mon neveu lorsqu'il s'est marié.

Un autre monument m'est resté de ces malheurs: voici ce que m'écrit M. de Contencin, qui, en fouillant dans les archives de la ville, a trouvé l'ordre du tri- bunal révolutionnaire qui envoyait mon frère et sa famille à l'échafaud :

« Monsieur le vicomte,

« Il y a une sorte de cruauté à réveiller dans une

« âme qui a beaucoup souffert le souvenir des maux

« qui l'ont affectée le plus douloureusement. Cette

« pensée m'a fait hésiter quelque temps à vous offrir

« un bien triste document qui, dans mes recherches

« historiques, m'est tombé sous la main. C'est un acte

«c de décès signé avant la mort par un homme qui s'est

« toujours montré implacable comme elle, toutes les

1. Voir, au tome I, Y Appendice n<> III : Z^ eomt« Louit df

Chateaubriand.

130 MEMOIREû B OUTKË-TOMBE

« fois qu'il a trouvé réunies sur la même tête l'illus- a tration et la vertu.

« Je désire, monsieur le vicomte, que vous ne me « sachiez pas trop mauvais gré d'ajouter à vos archi- « ves de famille un titre qui rappelle de si cruels sou- « venirs. J'ai supposé qu'il aurait de l'intérêt pour « vous, puisqu'il avait du prix à mes yeux, et dès lors « j'ai songé à vous l'offrir. Si je ne suis point indis- « cret, je m'en féliciterai doublement, car je trouve « aujourd'hui dans ma démarche l'occasion de vous « exprimer les sentiments de profond respect et « d'admiration sincère que vous m'avez inspirés « depuis longtemps, et avec lesquels je suis, monsieur « le vicomte,

a Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

« A. DE CONTENCIN. »

Hôtel de la préfecture de la Seine. Paris, le 28 mars 1835,

Voici ma réponse à cette lettre :

« J'avais fait, monsieur, chercher à la Sainte-Cha- « pelle les pièces du procès de mon malheureux frère i< et de sa femme, mais on n'avait pas trouvé l'ordre « que vous avez bien voulu m'envoyer. Cet ordre et « tant d'autres, avec leurs ratures, leurs noms estro- « pies, auront été présentés à Fouquier au tribunal de « Dieu : il lui aura bien fallu reconnaître sa signature. « Voilà les temps qu'on regrette, et sur lesquels on « écrit des volumes d'admiration ! Au surplus, j'envie « mon frère: depuis longues années du moins il a « quitté ce triste monde. Je vous remercie infiniment, < monsieur, de l'estime que vous voulez bien me témoi-

MÉMOIRES d'outre-tombe 131

« gner dans votre belle et noble lettre, et vous prie « d'agréer l'assurance de la considération très distin- « guée avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc. »

Cet ordre de mort est surtout remarquable par les preuves de la légèreté avec laquelle les meurtres étaient commis : des noms sont mal orthographiés, d'autres sont effacés. Ces défauts de forme, qui auraient suffi pour annuler la plus simple sentence, n'arrêtaient point les bourreaux ; ils ne tenaient qu'à l'heure exacte de la mort: à cinq heures précises. Voici la pièce authentique, je la copie fidèlement:

EXÉCUTEUR DES JUGEMENTS CRIMINELS

TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE

« L'exécuteur des jugements criminels ne fera faute « de se rendre à la maison de justice de la Concier- « gerie, pour y mettre à exécution le jugement qui « condamne Mousset, d'Esprémenil, Chapelier, Thou- « ret, Hell, Lamoignon Malsherbes, la femme Lepelle- « tier Rosambo, Château Brian et sa femme (le nom « propre effacé, illisible), la veuve Duchatelet, la femme < de Grammont, ci-devant duc, la femme Rochechuart « (Rochechouart), et Parmenlier; 14, à la peine de « mort. L'exécution aura lieu aujourd'hui, à cinq « heures précises, sur a place de la Révolution de

« cette ville.

« L'accusateur public,

« H.-Q. FOUQUIER. »

Fait au Tribunal, le 3 floréal, Fan II de la République

française.

Deux voitures.

132 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

Le 9 thermidor sauva les jours de ma mère ; mais elle fut oubliée à la Conciergerie. Le commissaire con- ventionnel la trouva : « Que fais-tu là, citoyenne? lui dit-il; qui es-tu? pourquoi restes-tu ici? » Ma mère répondit qu'ayant perdu son fils, elle ne s'informait point de ce qui se passait, et qu'il lui était indifférent de mourir dans la prison ou ailleurs. « Mais tu as peut- être d'autres enfants? » répliqua le commissaire. Ma mère nomma ma femme et mes sœurs détenues à Ren- nes. L'ordre fut expédié de mettre celles-ci en liberté, et l'on contraignit ma mère de sortir.

Dans les histoires de la Révolution, on a oublié de placer le tableau de la France extérieure auprès du tableau delà France intérieure, de peindre cette grande colonie d'exilés, variant son industrie et ses peines de la diversité des climats et de la différence des mœurs des peuples.

En dehors de la France, tout s'opérant par individu, métamorphoses d'états, afflictions obscures, sacrifices sans bruit, sans récompense ; et dans cette variété d'in- dividus de tout rang, de tout âge, de tout sexe, une idée fixe conservée ; la vieille France voyageuse avec ses préjugés et ses fidèles, comme autrefois l'Église de Dieu errante sur la terre avec ses vertus et ses martyrs.

En dedans de la France, tout s'opérant par masse ; Barère annonçant des meurtres et des conquêtes, des guerres civiles et des guerres étrangères ; les combats gigantesques de la Vendée et des bords du Rhin ; les trônes croulant au bruit de la marche de nos armées ; nos flottes abîmées dans les flots ; le peuple déterrant les monarques à Saint-Denis et jetant la poussière des

MÉMOIRES d'outre-tombe 133

rois morts au visage des rois vivants pour les aveu- gler ; la nouvelle France, glorieuse de ses nouvelles libertés, fîère même de ses crimes, stable sur son pro- pre sol, tout en reculant ses frontières, doublement armée du glaive du bourreau et de l'épée du soldat.

Au milieu de mes chagrins de famille, quelques let- tres de mon ami Hingant vinrent me rassurer sur son sort, lettres d'ailleurs fort remarquables : il m'écrivait au mois de septembre 1795 : « Votre lettre du 23 août « est pleine de la sensibilité la plus touchante. Je l'ai « montrée à quelques personnes qui avaient les yeux « mouillés en la lisant. J'ai été presque tenté de leur « dire ce que Diderot disait le jour que J.-J. Rousseau « vint pleurer dans sa prison, à Vincennes: Voyez « comme mes amis m'aiment. Ma maladie n'a été, au « vrai, qu'une de ces fièvres de nerfs qui font beau- « ,;oup souffrir, et dont le temps et la patience sont « les meilleurs remèdes. Je lisais pendant cette fièvre « des extraits du Phédon et du Timée. Ces livres-là « donnent appétit de mourir, et je disais comme « Gaton :

« It must be so, Plato ; thoureason' st well 1

« Je me faisais une idée de mon voyage, comme on « se ferait une idée d'un voyage aux grandes Indes. « Je me représentais que je verrais beaucoup d'objets (.'. nouveaux dans le monde des esprits (comme l'appelle « Swedenborg), et surtout que je serais exempt des « fatigues et des dangers du voyage. »

A quatre lieues de Beccles, dans une petite ville appelée Bungay, demeurait un ministre anglais, le

134 MÉMOIRES d'outre-tombe

révérend M. Ives, grand helléniste et grand mathé- maticien. Il avait une femme jeune encore, charmante de figure, d'esprit et de manières, et une fille unique, âgée de quinze ans. Présenté dans cette maison, j'y fus mieux reçu que partout ailleurs. On buvait à la manière des anciens Anglais , et on restait deux heures à table après les femmes. M. Ives, qui avait vu l'Amérique, aimait à conter ses voyages, à en- tendre le récit des miens, à parler de Newton et d'Homère. Sa fille, devenue savante pour lui plaire, était excellente musicienne et chantait comme aujour- d'hui madame Pasta'. Elle reparaissait au thé et charmait le sommeil communicatif du vieux ministre. Appuyé au bout du piano, j'écoutais miss Ives en silence.

La musique finie, la young lady me questionnait sur la France, sur la littérature ; elle me demandait des plans d'études ; elle désirait particulièrement connaître les auteurs italiens, et me pria de lui donner quelques notes sur la Divina Commedia et la Gerusalemnie. Peu à peu, j'éprouvai le charme timide d'un attachement sorti de l'âme : j'avais paré les Floridiennes, je n'aurais pas osé relever le gant de miss Ives ; je m'embarrassais quand j'essayais de traduire quelque passage du Tasse. J'étais plus à l'aise avec un génie plus chaste et plus mâle, Dante. Les années de Charlotte Ives et les miennes con- cordaient. Dans les liaisons qui ne se forment qu'au

1. Madame Posta (1798-1865) était, en 1822, dans tout l'éclat de «on talent et de son succès. Aussi remarquable comme comé- dienne et comme tragédienne que comme cantatrice proprement dite, elle n'a eu d'égale en ce siècle, sur la scène lyrique, que madame Mali bran.

MÉMOIRES d'outre-tombe 135

milieu de votre carrière, il entre quelque mélancolie ; si Ton ne se rencontre pas de prime abord, les sou- venirs de la personne qu'on aime ne se trouvent point mêlés à la partie des jours l'on respira sans la connaître : ces jours, qui appartiennent à une autre société, sont pénibles à la mémoire et comme retranchés de notre existence. Y a-t-il disproportion d'âge, les inconvénients augmentent : le plus vieux a commencé la vie avant que le plus jeune fût au monde ; le plus jeune est destiné à demeurer seul à son tour : l'un a marché dans une solitude en deçà d'un berceau , l'autre traversera une solitude au delà d'une tombe ; le passé fut un désert pour le pre- mier, l'avenir sera un désert pour le second. Il est difficile d'aimer avec toutes les conditions de bonheur, jeunesse, beauté, temps opportun, harmonie de cœur, de goût, de caractère, de grâces et d'années.

Ayant fait une chute de cheval, je restai quelque temps chez M. Ives. C'était l'hiver; les songes de ma vie commencèrent à fuir devant la réalité. Miss Ives devenait plus réservée ; elle cessa de m'apporter des fleurs ; elle ne voulut plus chanter.

Si l'on m'eût dit que je passerais le reste de ma vie, ignoré au sein de cette famille solitaire, je serais mort de plaisir : il ne manque à l'amour que la durée pour être à la fois l'Éden avant la chute et l'Hosanna sans fin. Faites que la beauté reste, que la jeunesse demeure, que le cœur ne se puisse lasser, et vous reproduirez le ciel. L'amour est si bien la félicité souveraine qu'il est poursuivi de la chimère d'être toujours ; il ne veut prononcer que des serments irrévocables; au défaut de ses joies, il cherche à éter-

136 MEMOIRES d'outre-tombe

niser ses douleurs : ange tombé, il parle encore le langage qu'il parlait au séjour incorruptible; son espérance est de ne cesser jamais ; dans sa double nature et dans sa double illusion ici-bas, il prétend se perpétuer par d'immortelles pensées et par des générations intarissables.

Je voyais venir avec consternation le moment je serais obligé de me retirer. La veiUe du jour annoncé comme celui de mon départ, le dîner fut morne. A mon grand étonnement, M. Ives se retira au dessert en emmenant sa fille, et je restai seul avec madame Ives : elle était dans un embarras extrême. Je crus qu'elle m'allait faire des reproches d'une inclination qu'elle avait pu décou%Tir, mais dont jamais je n'avais parlé. Elle me regardait, baissait les yeux, rougissait; elle-même séduisante dans ce trouble, il n'y a point de sentiment qu'elle n'eût pu revendiquer pour elle. Enfin, brisant avec effort l'obs- tacle qui lui ôtait la parole : « Monsieur, me dit-elle en anglais, vous avez vu ma confusion : je ne sais si Charlotte vous plaît, mais il est impossible de trom- per une mère ; ma fille a certainement conçu de l'at- tachement pour vous. M. Ives et moi nous nous sommes consultés ; vous nous convenez sous tous les rapports ; nous croyons que vous rendrez notre fille heureuse. Vous n'avez plus de patrie ; vous venez de perdre vos parents; vos biens sont vendus; qui pour- rait donc vous rappeler en France? En attendant notre héritage, vous vivrez avec nous. »

De toutes les peines que j'avais endurées, celle-là me fut la plus sensible et la plus grande. Je me jetai aux genoux de madame Ives ; je couvris ses mains de

Ptulippoieau:!!: d_el

CHARLOTTE

MÉMOIRES d'outre-tombe 137

mes baisers et de mes larmes. Elle croyait que je pleurais de bonheur, et elle se mit à sangloter de joie. Elle étendit le bras pour tirer le cordon de la sonnette ; elle appela son mari et sa fille : « Arrêtez ! m'écriai-je ; je suis marié ! » Elle tomba évanouie.

Je sortis, et, sans rentrer dans ma chambre, je partis à pied. J'arrivai à Beccles, et je pris la poste pour Londres, après avoir écrit à madame Ives une lettre dont je regrette de n'avoir pas gardé de copie.

Le plus doux, le plus tendre et le plus reconnais- sant souvenir m'est resté de cet événement. Avant ma renommée, la famille de M. Ives est la seule qui m'ait voulu du bien et qui m'ait accueilli d'une affec- tion véritable. Pauvre, ignoré, proscrit, sans séduc- tion, sans beauté, je trouve un avenir assuré, une patrie, une épouse charmante pour me retirer de mon délaissement, une mère presque aussi belle pour me tenir lieu de ma vieille mère, un père ins- truit, aimant et cultivant les lettres pour remplacer le père dont le ciel m'avait privé ; qu'apportais-je en compensation de tout cela ? Aucune illusion ne pou- vait entrer dans le choix que l'on faisait de moi ; je devais croire être aimé. Depuis cette époque, je n'ai rencontré qu'un attachement assez élevé pour m'ins- pirer la même confiance. Quant à l'intérêt dont j'ai pu être l'objet dans la suite, je n'ai jamais pu démêler si des causes extérieures, si le fracas delà renommée, la parure des partis, l'éclat des hautes positions litté- raires ou politiques, n'étaient pas l'enveloppe qui m'attirait des empressements

Au reste, en épousant Charlotte Ives, mon rôle changeait sur la terre : enseveli dans un comté de la

138 MÉMOIRES d'outre-tombe

Grande - Bretagne , je serais devenu un gentleman chasseur : pas une seule ligne ne serait tombée de ma plume ; j'eusse même oublié ma langue, car j'écrivais en anglais, et mes idées commençaient à se former en anglais dans ma tète. Mon pays aurait-il beaucoup perdu à ma disparition? Si je pouvais mettre à part ce qui m'a consolé, je dirais que je compterais déjà bien des jours de calme, au lieu des jours de trouble échus à mon lot. L'Empire, la Res- tauratioU; les divisions, les querelles de la France, que m'eût fait tout cela? Je n'aurais pas eu chaque matin à pallier des fautes, à combattre des erreurs. Est-il certain que j'aie un talent véritable et que ce talent ait valu la peine du sacrifice de ma vie?Dépas- serai-je ma tombe ? Si je vais au delà, y aura-t-il dans la transformation qui s'opère, dans un monde changé et occupé de toute autre chose, y aura-t-il un public pour m'entendre ? Ne serai-je pas un homme d'autre- fois, inintelligible aux générations nouvelles ? Mes idées, mes sentiments, mon style même, ne seront- ils pas à la dédaigneuse postérité choses ennuyeuses et vieillies? Mon ombre pourra-t-elle dire comme celle de Virgile à Dante : « Poeta fui e cantai : Je fus poète, et je chantai * ? »

Revenu à Londres, je n'y trouvai pas le repos : j'avais fui devant ma destinée comme un malfaiteur devant son crime. Combien il avait être pénible à une famille si digne de mes hommages, de mes res- pects, de ma reconnaissance, d'éprouver une sorte de refus de 1" homme inconnu qu'elle avait accueilli,

1. Inferno, chu L

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 139

auquel elle avait offert de nouveaux foyers avec une simplicité, une absence de soupçon, de précaution qui tenaient des mœurs patriarcales ! Je me représentais le chagrin de Charlotte, les justes reproches que l'on pouvait et qu'on devait m'adresser : car enfin j'avais mis de la complaisance à m'abandonner à une incli- nation dont je connaissais l'insurmontable illégitimité. Ëtait-ce donc une séduction que j'avais vainement tentée, sans me rendre compte de cette blâmable con- duite? Mais en ra'arrêtant, comme je le fis, pour rester honnête homme, ou en passant par dessus l'obstacle pour me livrer à un penchant flétri d'avance par ma conduite, je n'aurais pu que plonger l'objet de cette séduction dans le regret ou la douleur.

De ces amères réflexions, je me laissais aller à d'autres sentiments non moins remplis d'amertume : je maudissais mon mariage qui, selon les fausses perceptions de mon esprit, alors très malade, m'avait jeté hors de mes voies et me privait du bonheur. Je ne songeais pas qu'en raison de cette nature souff"rante à laquelle j'étais soumis et de ces notions roma- nesques de liberté que je nourrissais, un mariage avec miss Ives eût été pour moi aussi pénible qu'une union plus indépendante.

Une chose restait pure et charmante en moi, quoique profondément triste : l'image de Charlotte; cette image finissait par dominer mes révoltes contre mon sort. Je fus cent fois tenté de retourner à Bungay, d'aller, non me présenter à la famille troublée, mais me cacher sur le bord du chemin pour voir passer Charlotte, pour la sui\Te au temple oti nous avions le même Dieu, sinon le même autel, pour offrir à cette

140 MÉMOIRES d'outre-tombe

femme, à travers le ciel, l'inexprimable ardeur de mes vœux, pour prononcer, du moins en pensée, cette prière de la bénédiction nuptiale que j'aurais pu entendre de la bouche d'un ministre dans ce temple :

« 0 Dieu, unissez, s'il vous plaît, les esprits de ces « époux, et versez dans leurs cœurs une sincère « amitié. Regardez d'un œil favorable votre servante. « Faites que son joug soit un joug d'amour et de « paix, qu'elle obtienne une heureuse fécondité; « faites. Seigneur, que ces époux voient tous deux « les enfants de leurs enfants jusqu'à la troisième et « quatrième génération, et qu'ils parviennent à une « heureuse vieillesse. »

Errant de résolution en résolution, j'écrivais à Charlotte de longues lettres que je déchirais. Quelques billets insignifiants, que j'avais reçus d'elle, me ser- vaient de talisméln ; attachée à mes pas par ma pensée, Charlotte, gracieuse, attendrie, me suivait, en les purifiant, par les sentiers de la sylphide. Elle absor- bait mes facultés; elle était le centre à travers lequel plongeait mon intelligence, de même que le sang passe par le cœur ; elle me dégoûtait de tout, car j'en faisais un objet perpétuel de comparaison à son avan- tage. Une passion vraie et malheureuse est un levain empoisonné qui reste au fond de l'âme et qui gâterait le pain des anges.

Les lieux que j'avais parcourus, les heures et les paroles que j'avais échangées avec Charlotte, étaient gravés dans ma mémoire : je voyais le sourire de l'épouse qui m'avait été destinée ; je touchais respec- tueusement ses cheveux noirs ; je pressais ses beaux bras contre ma poitrine, ainsi qu'une chaîne de lis

MÉMOIRES d'outre-tombe 141

que j'aurais portée à mon cou. Je n'étais pas plutôt dans un lieu écarté, que Charlotte, aux blanches mains, se venait placer âmes côtés. Je devinais sa pré- sence, comme la nuit on respire le parfum des fleurs qu'on ne voit pas.

Privé de la société d'Hingant, mes promenades, plus solitaires que jamais, me laissaient en pleine liberté d'y mener l'image de Charlotte. A la distance de trente milles de Londres, il n'y a pas une bruyère, un chemin, une église que je n'aie visités. Les endroits les plus abandonnés, un préau d'orties, un fossé planté de chardons, tout ce qui était négligé des hommes, devenaient pour moi des lieux préférés, et dans ces lieux Byron respirait déjà. La tête appuyée sur ma main, je regardais les sites dédaignés; quand leur impression pénible m'affectait trop, le souvenir de Charlotte venait me ravir : j'étais alors comme ce pèlerin, lequel, arrivé dans une solitude à la vue des rochers du Sinaï, entendit chanter le ros- signol.

A Londres, on était surpris de mes façons. Je ne regardais personne, je ne répondais point, je ne savais ce que l'on me disait : mes anciens camarades me soupçonnaient atteint de folie.

Qu'arriva-t-il à Bungay après mon départ? Qu'est devenue cette famille j'avais apporté la joie et le deuil?

Vous vous souvenez toujours bien que je suis am- bassadeur auprès de Georges IV, et que j'écris à Lon- dres, en 1822, ce qui m'arriva à Londres en 1793.

Quelques affaires, depuis huit jours, m'ont obligé

142 MÉMOIRES d'OL'TRE-TOMBE

d'interrompre la narration que je reprends aujour- d'hui. Dans cet intervalle, mon valet de chambre est venu me dire, un matin, entre midi et une heure, qu'une voiture était arrêtée à ma porte, et qu'une dame anglaise demandait à me parler. Comme je me suis fait une règle, dans ma position publique, de ne refuser personne, j'ai dit de laisser monter cette dame.

J'étais dans mon cabinet; on aannoncé lady Sulton ; j'ai vu entrer une femme en deuil, accompagnée de deux beaux garçons également en deuil : l'un pouvait avoir seize ans et l'autre quatorze. Je me suis avancé vers l'étrangère ; elle était si émue qu'elle pouvait à peine marcher. Elle m'a dit d'une voix altérée : « Mylord, do y ou remembei' me? Me reconnaissez- vous? » Oui, j'ai reconnu miss Ives I les années qui avaient passé sur sa tête ne lui avaient laissé que leur printemps. Je l'ai prise par la main, je l'ai fait asseoir et je me suis assis à ses côtés. Je ne lui pouvais parler ; mes yeux étaient pleins de larmes ; je la re gardais en silence à travers ces larmes ; je sentais que je l'avais profondément aimée par ce que j'éprouvais. Enfin, j'ai pu lui dire à mon tour : « Et vous, madame, me reconnaissez-vous? » Elle a levé les yeux qu'elle tenait baissés, et, pour toute réponse, elle m'a adressé un regard souriant et mélancolique comme un long souvenir. Sa main était toujours entre les deux mien- nes. Charlotte m'a dit : « Je suis en deuil de ma mère; mon père est mort depuis plusieurs années. Voilà mes enfants. » A ces derniers mots, elle a retiré sa main et s'est enfoncée dans son fauteuil, en cou- vrant ses yeux de son mouchoir.

MEMOIRES D*OUTRE-TOMBE 443

Bientôt elle a repris : « Mylord, je vous parle à pré- sent dans la langue que j'essayais avec vous à Bungay. Je suis honteuse : excusez-moi. Mes enfants sont fils de l'amiral Sulton, que j'épousai trois ans après votre départ d'Angleterre. Mais aujourd'hui je n'ai pas la tète assez à moi pour entrer dans le détail. Permettez- moi de revenir. » Je lui ai demandé son adresse en lui donnant le bras pour la reconduire à sa voiture Elle tremblait, et je serrai sa main contre mon cœur.

Je me rendis le lendemain chez lady Sulton ; je la trouvai seule. Alors commença entre nous la série de ces vous souvient-il, qui font renaître toute une vie. A chaque vous souvient-il, nous nous regardions ; nous cherchions à découvrir sur nos visages ces traces du temps qui mesurent cruellement la distance du point de départ et l'étendue du chemin parcouru. J'ai dit à Charlotte : « Comment votre mère vous apprit- elle... ? » Charlotte rougit et m'interrompit vivement: « Je suis venue à Londres pour vous prier de vous intéresser aux enfants de l'amiral Sulton : l'aîné dési- rerait passer à Bombay. M. Canning, nommé gouver- neur des Indes, est votre ami ; il pourrait emmener mon fils avec lui. Je serais bien reconnaissante, et j'aimerais à vous devoir le bonheur de mon premier enfant. » Elle appuya sur ces derniers mots.

« Ah I Madame, lui répondis-je, que me rappelez- vous? Quel bouleversement de destinées 1 Vous qui avez reçu à la table hospitalière de votre père un pauvre banni; vous qui n'avez point dédaigné ses souffrances ; vous qui peut-être aviez pensé à l'élever jusqu'à un rang glorieux et inespéré, c'est vous qui réclamez sa protection dans votre paysl Je verrai

144 MEMOIRES D OUTRE-TOMBE

M. Canning; votre fils, quoi qu'il m'en coûte de iui donner ce nom, votre fils, si cela dépend de moi, ira aux Indes. Mais, dites-moi, madame, que vous fait ma fortune nouvelle ? Comment me voyez- vous aujour- d'hui ? Ce mot de mylord que vous employez me semble bien dur. »

Charlotte répliqua : « Je ne vous trouve point changé, pas même vieilli. Quand je parlais de vous à mes parents pendant votre absence, c'était toujours le titre de mylord que je vous donnais ; il me semblait que vous le deviez porter : n'étiez-vous pas pour moi comme un mari, my lord and master, mon seigneur et maître? » Cette gracieuse femme avait quelque chose de l'Eve de Milton, en prononçant ces paroles : elle n'était point née du sein d'un autre femme ; sa beauté portait l'empreinte de la main divine qui l'avait pétrie.

Je courus chez M. Canning et chez lord London- derry; ils me firent des difficultés pour une petite place, comme on m'en aurait fait en France ; mais ils promettaient comme on promet à la cour. Je rendis compte à lady Sulton de ma démarche. Je la revis trois fois : à ma quatrième visite, elle me déclara qu'elle allait retourner à Bungay. Cette dernière en- trevue fut douloureuse. Charlotte m'entretint encore du passé de notre vie cachée, de nos lectures, de nos promenades, de la musique, des fleurs d'antan, des espérances d'autrefois. « Quand je vous ai connu, me disait-elle, personne ne prononçait votre nom; maintenant, qui l'ignore? Savez-vous que je possède un ouvrage et plusieurs lettres, écrits de votre main ? Lse voilà. » Et elle me remit un paquet. « Ne vous

MÉMOIRES d'outre-tombe

14o

oflFensez pas si je ne veux rien garder de vous, » et elle se prit à pleurer. « Farewel ! farewelll me dit- elle, souvenez-vous de mon fils. Je ne vous reverrai jamais, car vous ne viendrez pas me chercher à Bungay. J'irai, m'écriai-je ; j'irai vous porter le brevet de votre fils. » Elle secoua la tête d'un air de doute, et se retira.

Rentré à l'ambassade, je m'enfermai et j'ouvris le paquet. Il ne contenait que des billets de moi insigni- fiants et un plan d'études, avec des remarques sur les poètes anglais et italiens. J'avais espéré trouver une lettre de Charlotte ; il n'y en avait point ; mais j'aper- çus aux marges du manuscrit quelques notes anglaises, françaises et latines, dont l'encre vieillie et la jeune écriture témoignaient qu'elles étaient depuis longtemps déposées sur ces marges.

Voilà mon histoire avec miss Ives. En achevant de la raconter, il me semble que je perds une seconde fois Charlotte, dans cette même île je la perdis une première. Mais entre ce que j'éprouve à cette heure pour elle, et ce que j'éprouvais aux heures dont je rappelle les tendresses, il y a tout l'espace de l'inno- cence : des passions se sont interposées entre miss Ives et lady Sulton. Je ne porterais plus à une femme ingénue la candeur des désirs, la suave ignorance d'un amour resté à la limite du rêve. J'écrivais alors sur le vague des tristesses ; je n'en suis plus au vague de la vie. Eh bien I si j'avais serré dans mes bras, épouse et mère, celle qui me fut destinée vierge et épouse, c'eût été avec une sorte de rage, pour flétrir, remplir de douleur et étouffer ces vingt-sept années livrées à un autre, après m'avoir été offertes.

T. II 10

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Je dois regarder le sentiment que je viens de rap- peler comme le premier de cette espèce entré dans mon cœur; il n'était cependant point sympathique à ma nature orageuse ; elle l'aurait corrompu ; elle m'eût rendu incapable de savourer longuement de saintes délectations. C'était alors qu'aigri par les mal- heurs, déjà pèlerin d'outre-mer, ayant commencé mon solitaire voyage, c'était alors que les folles idées peintes dans le mystère de René m'obsédaient et fai- saient de moi l'être le plus tourmenté qui fût sur la terre. Quoi qu'il en soit, la chaste image de Char- lotte, en faisant pénétrer au fond de mon âme quel ques rayons d'une lumière vraie, dissipa d'abord une nuée de fantôiiei : ma démone, comme un mauvais génie, se replongea dans l'abîme ; elle attendit l'efifet du temps pour renouveler ses apparitions.

Mes rapports avec DeboflFe n'avaient jamais été interrompus complètement pour VEssai sur les Révo- lutions, et il m'importait de les reprendre au plus vite à Londres pour soutenir ma vie matérielle. Mais d'où m'était venu mon dernier malheur ? de mon obstina- tion au silence. Pour comprendre ceci, Il faut entrer dans mon caractère.

En aucun temps il ne m'a été possible de surmonter cet esprit de retenue et de solitude intérieure qui m'empêche de causer de ce qui me touche.

Personne ne saurait affirmer sans mentir que j'aie raconté ce que la plupart des gens racontent dans un moment de peine, de plaisir ou de vanité. Un nom, une confession de quelque gravité, ne sort point ou ne sort que rarement de ma bouche. Je n'entretiens

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jamais les passants de mes intérêts, de mes desseins, de mes travaux, de mes idées, de mes attachements, de mes joies, de mes chagrins, persuadé de l'ennui pro- fond que l'on cause aux autres en leur parlant de soi. Sincère et véridique, je manque d'ouverture de cœur : mon âme tend incessamment à se fermer ; je ne dis point une chose entière et je n'ai laissé passer ma vie complète que dans ces Mémoires. Si j'essaye de com- mencer un récit, soudain l'idée de sa longueur m'épou- vante ; au bout de quatre paroles, le son de ma voix me devient insupportable et je me tais. Comme je ne crois à rien, excepté en religion, je me défie de tout : la malveillance et le dénigrement sont les deux carac- tères de l'esprit français ; la moquerie et la calomnie, le résultat certain d'une confidence.

Mais qu'ai-je gagné à ma nature réservée? d'être devenu, parce que j'étais impénétrable, un je ne sais quoi de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec ma réalité. Mes amis mêmes se trompent sur moi, en croyant me faire mieux connaître et en m'embellissant des illusions de leur attachement. Toutes les médio- crités d'antichambre, de bureaux, de gazettes, de cafés m'ont supposé de l'ambition, et je n'en ai aucune. Froid et sec en matière usuelle, je n'ai rien de l'enthousiaste et du sentimented : ma perception distincte et rapide traverse vite le fait et l'homme, et les dépouille de toute importance. Loin de m'entraî- ner, d'idéaliser les vérités applicables, mon imagina- tion ravale les plus hauts événements, me déjoue moi-même ; le côté petit et ridicule des objets m'appa- raît tout d'abord ; de grands génies et de grandes choses, il n'en existe guère à mes yeux. Poli, laudatif.

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admiratif pour les suffisances qui se proclament intel- ligences supérieures, mon mépris caché rit et place sur tous ces visages enfumés d'encens des masques de Callot. En politique, la chaleur de mes opinions n'a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. Dans l'existence intérieure et théorique, je suis l'homme de tous les songes; dans l'existence exté- rieure et pratique, l'homme des réalités. Aventureux et ordonné, passionné et méthodique, il n'y a jamais eu d'être à la fois plus chimérique et plus positif que moi, de plus ardent et de plus glacé ; androgj^ne bizarre, pétri des sangs divers de ma mère et de mon père.

Les portraits qu'on a faits de moi, hors de toute ressemblance, sont principalement dus à la réticence de mes paroles. La foule est trop légère, trop inatten- tive pour se donner le temps, lorsqu'elle n'est pas avertie, de voir les individus tels qu'ils sont. Quand, par hasard, j'ai essayé de redresser quelques-uns de ces faux jugements dans mes préfaces, on ne m'a pas cru. En dernier résultat, tout m'étant égal, je n'insis- tais pas ; un comme vovs voudrez m'a toujours débar- rassé de Tennui de persuader personne ou de chercher à établir une vérité. Je rentre dans mon for intérieur, comme un lièvre dans son gîte : je me remets à contempler la feuille qui remue ou le brin d'herbe qui s'incline.

Je ne me fais pas une vertu de ma circonspection invincible autant qu'involontaire : si elle n'est pas une fausseté, elle en a l'apparence ; eUe n'est pas en har- monie avec des natures plus heureuses, plus aimables, plus faciles, plus naïves, plus abondantes, plus com-

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municatives que la mienne. Souvent elle m'a nui dans les sentiments et dans les affaires, parce que je n'ai jamais pu souffrir les explications, les raccommode- ments par protestation et éclaircissement, lamenta- tion et pleurs, verbiage et reproches, détails et apo- logie.

Au cas de la famille Ives, ce silence obstiné de moi sur moi-même me fut extrêmement fatal. Vingt fois la mère de Charlotte s'était enquise de mes parents et m'avait mis sur la voie des révélations. Ne prévoyant pas 011 mon mutisme me mènerait, je me contentai, comme d'usage, de répondre quelques mots vagues et brefs. Si je n'eusse été atteint de cet odieux travers d'esprit, toute méprise devenant impossible, je n'au- rais pas eu l'air d'avoir voulu tromper la plus géné- reuse hospitalité; la vérité, dite par moi au moment décisif, ne m'excusait pas : un mal réel n'en avait pas moins été fait.

Je repris mon travail au milieu de mes chagrins et des justes reproche que je me faisais. Je m'accom- modais même de ce travail, car il m'était venu en pensée qu'en acquérant du renom, je rendrais la famille Ives moins repentante de l'intérêt qu'elle m'avait témoigné. Charlotte, que je cherchais ainsi à me réconcilier par la gloire, présidait à mes études. Son image était assise devant moi tandis que j'écri- vais. Quand je levais les yeux de dessus mon papier, je les portais sur l'image adorée, comme si le modèle eût été en effet. Les habitants de l'île de Ceylan virent un matin l'astre du jour se lever dans un pompe extraordinaire, son globe s'ouvrit et il en sor- tit une brillante créature qui dit aux Ceylanais : « Je

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viens régner sur vous. » Charlotte, éclose d'un rayon de lumière, régnait sur moi.

Abandonnons -les, ces souvenirs; les souvenirs veillissent et s'effacent comme les espérances. Ma vie va changer, elle va couler sous d'autres cieux, dans d'autres vallées. Premier amour de ma jeunesse, vous fuyez avec vos charmes 1 Je viens de revoir Charlotte, il est vrai, mais après combien d'années l'ai-je revue? Douce lueur du passé, rose pâle du crépuscule qui borde la nuit, quand le soleil depuis longtemps est couché !

On a souvent représenté la vie (moi tout le premier) comme une montagne que l'on gravit d'un côté et que l'on dévale de l'autre : il serait aussi vrai de la com- parer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n'a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l'espace qu'il a parcouru, les sentiers qu'il n'a pas choisis et à l'aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie : il regarde avec regret et douleur le point il a commencé de s'égarer. Ainsi, c'est à la publication de VEssai historique que je dois marquer le premier pas qui me fourvoya du chemin de la paix. J'achevai la première partie du grand travail que je m'étais tracé ; j'en écrivis le dernier mot entre l'idée de la mort (j'étais retombé malade) et un rêve évanoui : In somnis venit imago conjugisK Imprimé chez Baylis, ÏEssai parut chez Deboffe en 1797 *. Cette date est celle

1. Ipsa sad in somais inhamati venit imago. Conjugis. (Virgile, Enéide, 1, 357.)

2. Chateaubriand avait commencé à écrire VEssai en 1794; l'ouvrage fut imprimé à Londres en 1796, et mis en vente daai

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d'une des transformations de ma vie. Il y a des moments notre destinée, soit qu'elle cède à la so- ciété, soit qu'elle obéisse à la nature, soit qu'elle com- mence à nous faire ce que nous devons demeurer, se détourne soudain de sa ligne première, telle qu'un fleuve qui change son cours par une subite inflexion,

VEssai offre le compendium de mon existence, comme poète, moraliste, publiciste et politique. Dire que j'espérais, autant du moins que je puis espérer, un grand succès de l'ouvrage, cela va sans dire : nous autres auteurs, petits prodiges d'une ère prodigieuse, nous avons la prétention d'entretenir des intelligences avec les races futures ; mais nous ignorons, que je crois, la demeure de la postérité, nous mettons mal son adresse. Quand nous nous engourdirons dans la tombe, la mort glacera si dur nos paroles, écrites ou chantées, qu'el- les ne se fondront pas comme les paroles gelées de Rabelais.

VEssai devait être une sorte d'encyclopédie histo- rique. Le seul volume publié est déjà une assez grande investigation ; j'en avais la suite en manuscrit ; puis venaient, auprès des recherches et annotations de l'an- naliste, les lais et virelais du poète, les Natchez, etc.

les premiers mois de 1797; il formait un seul volume de 681 pages, grand in-8o, sans compter l'avis, la notice, la table des chapitres et l'errata. En voici le titre exact : Essai historique, politique et moral sur les Révolutions anciennes et modernes, considérées dans leurs rapports avec la Révolution française. Dédié à totis les partis. Avec cette épigraphe : Experti invicem sumus ego et fortuna. Tacite. Et plus bas : A Londres: Se trouve chez J. Deboffe, Gerrard-Street ; J. Debrett, Picca- dilly; M™» Lowes, Pall-Mall; A. Dulau et C», Wardour- Street; BoosEY, Broad-Street; et J.-F. Fauche, à Hambourg. Le livre parut sans nom d'auteur

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Je comprends à peine aujourd'hui comment j'ai pu me livrer à des études aussi considérables, au milieu d'une vie active, errante et sujette à tant de revers. Mon opi- niâtreté à l'ouvrage explique cette fécondité : dans ma jeunesse, j'ai souvent écrit douze et quinze heures sans quitter la table oti j'étais assis, raturant et recom- posant dix fois la même page. L'âge ne m'a rien fait perdre de cette faculté d'application : aujourd'hui mes correspondances diplomatiques, qui n'interrompent point mes compositions littéraires, sont entièrement de ma main.

VEssai fit du bruit dans l'émigration : il était en contradiction avec les sentiments de mes compagnons d'infortune ; mon indépendance dans mes diverses positions sociales a presque toujours blessé les hom- mes avec qui je marchais. J'ai tour à tour été le chef d'armées différentes dont les soldats n'étaient pas de mon parti : j'ai mené les vieux royalistes à la conquête des libertés publiques, et surtout de la li- berté de la presse, qu'ils détestaient : j'ai rallié les libéraux au n©m de cette même liberté sous le dra- peau des Bourbons qu'ils ont en horreur. 11 arriva que l'opinion émigrée s'attacha, par amour-propre, à ma personne : les Revues anglaises ayant parlé de moi avec éloge, la louange rejaillit sur tout le corps des fidèles.

J'avais adressé des exemplaires de VEssai à La Harpe, Ginguené et de Sales. Lemierre, neveu du poète du même nom et traducteur des poésies de Gray, m'écrivit de Paris, le 15 de juillet 1797, que mon Essai avait le plus grand succès. Il est certain que si VEssai fut un moment connu, il fut presque aussitôt oublié :

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une ombre subite engloutit le premier rayon de ma gloire.

Étant devenu presque un personnage, la haute émi- gration me rechercha à Londres, Je fis mon chemin de rue en rue ; je quittai d'abord Holborn-Tottenham- Courtroad, et m'avançai jusque sur la route d'Hamp- stead. Là, je stationnai quelques mois chez madame O'Larry, veuve irlandaise, mère d'une très-jolie fille de quatorze ans et aimant tendrement les chats. Liés par cette conformité de passion, nous eûmes le malheur de perdre deux élégantes minettes, toutes blanches comme deux hermines, avec le bout de la queue noir.

Chez madame O'Larry venaient de vieilles voisines avec lesquelles j'étais obligé de prendre du thé à l'an- cienne façon. Madame de Staël a peint cette scène dans Corinne chez lady Edgermond : « Ma chère, croyez- vous que l'eau soit assez bouillante pour la jeter sur le thé : Ma chère, je crois que ce serait trop

tôt*. ))

Venait aussi à ces soirées une grande belle jeune irlandaise, Marie Neale, sous la garde d'un tuteur. Elle trouvait au fond de mon regard quelque blessure, car elle me disait: You carry your hear in a sling (vous portez votre cœur en écharpe). Je portais mon cœur je ne sais comment.

Madame O'Larry partit pour Dublin ; alors m'éloi- gnant derechef du canton de la colonie de la pauvre émigration de l'est, j'arrivai, de logement en loge- ment, jusqu'au quartier de la riche émigration de l'ouest, parmi les évoques, les familles de cour et les colons de la Martinique

1. Corinne, livre XIV, chapitre I.

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Peltier m était revenu ; il s'était marié à la ven- vole ; toujours hâbleur, gaspillant son obligeance et fréquentant l'argent de ses voisins plus que leur per- sonne.

Je fis plusieurs connaissances nouvelles, surtout dans la société j'avais des rapports de famille; Christian de Lamoignon*, blessé grièvement d'une jambe à l'affaire de Quiberon, et aujourd'hui mon col- lègue à la Chambre des pairs, devint mon ami. Il me présenta à madame Lindsay, attachée à Auguste de

1. Anne-Pierre-Christian, vicomte de Lamoignon, à Paris le 15 juin 1770, troisième fils de Chrétien-François de Lamoi- gnon, marquis de Basville, ancien garde des sceaux, et de Ma- rie-Elisabeth Berryer, fille de Nicolas-René Berryer, secrétaire d'Etat et garde des sceaux. En 1788, il embrassa la carrière de» armes; pendant l'émigration, il servit à l'armée des princes comme garde du corps et fit partie de l'expéditon de Quiberon. A cette dernière afifaire, atteint à la jambe d'un coup de feu qui l'avait étendu sur le sable, il ne dut la vie qu'à son frère Charles. Celui-ci le prit sur ses épaules, le porta dans une chaloupe et, s'arrachant aux bras qui voulaient le retenir : « Mon régi- ment, dit-il, doit se battre encore, je vais le rejoindre. » Fait prisonnier quelques heures après, Charles de Lamoignon fut fu- sillé le 2 août 1795. Ramené en Angleterre, le vicomte Christian souffrit longtemps de ses blessures, s'adonna aux lettres et se lia très étroitement avec Chateaubriand. De retour en France sous le consulat et devenu l'époux de M"« Mole de Champlâ- treux, il alla demeurer à Méry-sur-Oise, dans le château du pré- sident Mole, et le fit réparer d'après le goût du pays il avait vécu si longtemps comme émigré. Louis XVIII le nomma pair de France, le 17 août 1815. Il avait un vrai talent d'écrivain, dont témoignent ses rapports à la Chambre haute. Celui qu'il fit, en 1816, sur le projet de loi portant abolition du divorce est particulièrement remarquable. Sa blessure de Quiberon s'étant rouverte dans ses dernières années, force lui fut de se confiner chez lui; fidèle jusqu'au bout à ses devoirs, il se faisait porter au Luxembourg toutes les fois qu'il y croyait sa présence nece»- lajre. Il est mort, à Paris, le 21 mars 1827.

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Lamoignon, son frère* : le président Guillaume n'était pas emménagé de la sorte à Basville, entre Boileau, madame de Sévigné et Bourdaloue.

Madame Lindsay, Irlandaise d'origine, d'un esprit sec, d'une humeur un peu cassante, élégante de taille, agréable de figure, avait de la noblesse d'âme et de l'élévation de caractère : les émigrés de mérite pas- saient la soirée au foyer de la dernière des Ninon. La vieille monarchie périssait avec tous ses abus et toutes ses grâces. On la déterrera un jour, comme ces sque- lettes de reines, ornés de colliers, de bracelets, de pendants d'oreilles, qu'on exhume en Étrurie. Je ren- contrai à ce rendez-vous M. Malouet* et madame du

1. René- Chrétien- Auguste, marquis de Lamoignon, frère aîné de Christan, à Paris, le 19 juin 1765. Il fut nommé conseiller au Parlement de Paris en 1787, émigra en Angleterre et, rentré en France sous le Consulat, se fixa dans ses terres de Saiat- Ciers-la-Lande (Gironde). Sous la Restauration, les plus belles promesses ne purent le décider à venir à Paris. Louis- Philippe le nomma pair de France, le 11 octobre 1832, mais il continua de résider presque toujours à Saint-Ciers-la-Lande, il mourut sans postérité, le 7 avril 1845.

2. Pierre- Victor, baron Malouet, à Riom, le 11 février 1740. Il était intendant de la marine, à Toulon, lorsque le tiers état de la sénéchaussée de Riom l'élut, sans scrutin et par accla- mation, député aux Etats-généraux. Il s'y fit remarquer par son talent et son courage, non moins que par la fermeté de ses con- victions royalistes. Après la journée du 10 août, il passa en Angleterre. Il rentra en France à l'époque du Consulat, fut nommé commissaire général de la marine à Anvers, en 1803, conseiller d'Etat et baron de l'Empire, en 1810. En 1812, il fut, par ordre de l'Empereur, exilé en Lorraine comme sus- pect de royalisme. Malgré l'état précaire de sa santé, il accept» da gouvernement provisoire, en 1814, les fonctions de commi; naire au département de la Marine, dont Louis XVITI, à sa rec krée, lui remit le portefeuille ministériel. Mais il ne put résis- ter au travail et aux préocupations qu'imposait cette charge, et il mourut à la tâche, le 7 septembre 1814. Il n'avait aucune

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Belloy, femme digne d'attachement, le comte de Montlosier et le chevalier de Panât ^ Ce dernier avait une réputation méritée d'esprit, de malpropreté et de gourmandise : il appartenait à ce parterre d'hommes de goût, assis autrefois les bras croisés devant la société française ; oisifs dont la mission était de tout regarder et de tout juger, ils exerçaient les fonctions qu'exercent maintenant les journaux, sans en avoir l'âpreté, mais aussi sans arriver à leur grande influence populaire.

Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi quand je l'ai reproduite, mais vraie au fond ^ En quittant la France, il se rendit à Coblentz: mal reçu des princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant

fortune; le roi pourvut aux frais de ses funérailles. Ses Mé- moires ont été publiés par son petit-fils, en 18G8.

i. Le chevalier de Panât, en 1762, était frère de deux dé- putés aux Etats-Généraux. Il servit dans la marine, émigra en 1792, se lia à Hambourg avec Rivarol, à Londres avec Malouet, Montlosier et Chateaubriand, rentra en France sous le Consulat et fut employé au ministère de la Marine. En 1814, il devint contre-amiral et secrétaire général de l'amirauté. C'est lui qui rédigea un petit ouvrage, publié en 1795, sous le nom d'un de ses camarades, et dans lequel on trouve des détails intéressants sur l'affaire de'Quiberon, la. Relation de Chaumer .r, officier de marine échappé des prisons d'Auray et de Vannes. (Voir, au tome II, p. 456, des Mémoires de Malouet, la lettre du chevalier de Panât à. Mallet du Pan.)

2. Voici le texte de la fameuse phrase, se reconnaît, en effet, la main de Chateaubriand : « Je ne crois pas, messieurs, quoi qu'on puisse faire, qu'on parvienne à forcer les évêques à quitter leur siège. Si on les chasse de leur palais, ils se retire- ront dans la cabane du pauvre qu'il ont nourri. Si on leur ôte une croix d'or, ils prendront une croix de bois; c'est une croix de bois qui a sauvé le mx>nde. »

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remuer et n'y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de Tépée passait par derrière : « De trois pouces, lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. Alors ce n'est rien, répondit Montlosier : monsieur, retirez votre botte. »

Montlosier, accueilli de la sorte pour son royalisme, passa en Angleterre et se réfugia dans les lettres, grand hôpital des émigrés j'avais une paillasse au- près de la sienne. Il obtint la rédaction du Courrier français^. Outre son journal, il écrivait des ouvrages physico-politico-philosophiques : il prouvait dans l'une de ces œuvres que le bleu était la couleur de la vie par la raison que les veines bleuissent après la mort, la vie venant à la surface du corps pour s'évaporer et re- tourner au ciel bleu ; comme j'aime beaucoup le bleu, j'étais tout charmé.

Féodalement libéral, aristocrate et démocrate, esprit bigarré, fait de pièces et de morceaux, Montlosier ac- couche avec difficulté d'idées disparates ; mais s'il parvient à les dégager de leur délivre, elles sont quel- quefois belles, surtout énergiques : antiprêtre comme noble, chrétien par sophisme et comme amateur des vieux siècles, il eût été, sous le paganisme, chaud partisan de l'indépendance en théorie et de l'esclavage en pratique, faisant jeter l'esclave aux murènes, au nom de la liberté du genre humain. Brise-raison,

1. Ou plutôt, comme on l'a vu tout à l'heure, le Courrier de Londres. Ce journal auquel collaboraient Malouet, LaUy-Tolendal et Mallet du Pan, était d'un ton assez modéré. Le comte d'Ar- tois, qui le goûtait médiocrement, dit un jour à Montlosier : « Vous écrivez quelquefois des sottises. J'en entends si sou- vent ! » répliqua celui que Chateaubriand appellera tout k l'heure son Auvemat fumeux.

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ergoteur, roide et hirsute, rancien député de la noblesse de Riom se permet néanmoins des condescendances au pouvoir ; il sait ménager ses intérêts, mais il ne souffre pas qu'on s'en aperçoive, et met à l'abri ses faiblesses d'homme derrière son honneur de gen- tilhomme. Je ne veux point dire du mal de mon Au- vernat fumeux^ avec ses romances du Mont-d'Or et sa polémique de la Plaine ; j'ai du goût pour sa personne hétéroclite. Ses longs développements obscurs et tour- noiements d'idées, avec parenthèses, bruits de gorge et oh! o/i/ chevrotants, m'ennuient (le ténébreux, l'em- brouillé, le vaporeux, le pénible me sont abominables) ; mais, d'un autre côté, je suis diverti par ce natura- liste de volcans, ce Pascal manqué, cet orateur de montagnes qui pérore à la tribune comme ses petits compatriotes chantent au haut d'une cheminée; j'aime ce gazetier de tourbières et de castels, ce libéral expli- quant la Charte à travers une fenêtre gothique, ce seigneur pâtre quasi marié à sa vachère, semant lui- même son orge parmi la neige, dans son petit champ de cailloux: je lui saurai toujours gré de m' avoir con- sacré, dans son chalet du Puy-de-Dôme, une vieille roche noire, prise d'un cimetière des Gaulois par lui découverte

1. Montlosier, dont Chateaubriand vient de tracer un si ad- mirable portrait, fut, comme son compatriote, l'abbé de Pradt, un bonhomme très particulier. Après avoir été l'un des adver- saires les plus ardents de la Révolution, après avoir, dans son livre sur la Monarchie française (1814), soutenu les théories les plus antidémocratiques, il attaqua, dans son fameux Mi- moire à consulter (1826) et dans plusieurs autres écrits, les Je- suites, la Congrégation et le parti-prêtre, avec une âpreté qui lui valut d'être l'un des coryphées du parti libéral. En 1830, il collabora an Constitutionnel; appelé, en 1832, à la Chambre des

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L'abbé Delille, autre compatriote de Sidoine Apolli- naire, du chancelier de l'Hospitai, de La Fayei. de Thomas, de Chamfort, chassé du continent par le débordement des victoires républicaines, était venu aussi s'établir à Londres'. L'émigration le comptait avec orgueil dans ses rangs ; il chantait nos malheurs, raison de plus pour aimer sa muse. Il besognait beau- coup ; il le fallait bien, car madame Delille l'enfermait et ne le lâchait que quand il avait gagné sa journée par un certain nombre de vers. Un jour, j'étais allé chez lui ; il se fît attendre, puis il parut les joues fort rou- ges : on prétend que madame Delille le souffletait ; je n'en sais rien ; je dis seulement ce que j'ai vu.

Qui n'a entendu l'abbé Delille dire ses vers? Il racontait très-bien ; sa figure, laide, chiffonnée, animée par son imagination, allait à merveille à la

pairs, il y défendit la monarchie de juillet. Son premier livre avait été un Essai sur la théorie des volcans en Auvergne (1789) ; il fît paraître, en 1829, ses Mémoires sur la Révolution fran- çaise, le Consulat, V Empire, la Restauration et les principaux événements qui l'ont mivie. Ces très intéressants Mémoires sont malheureusement restés inachevés.

1. Jacques Delille, près d'Aigue-Perse, en Auvergne, le 22 juin 1738. Il émigra seulement en 1795, et se réfugia à Bâle. Après deux ans de séjour en Suisse, il se rendit à Brunswick et de à Londres, il traduisit le Paradis perdu, et donna une seconde édition des Jardins, enrichie de nouveaux épisodes et de la description des parcs qu'il avait eu occasion de voir en Allemagne et en Angleterre. Rentré en France sous le Consu- lat, il publia successivement, avec une vogue ininterrompue, la Pitié, 1803; Y Enéide, 1804; le Paradis perdu, 1805; l'Imagina- tion, 1806; les Trois règnes de la nature, 1809; la Conversation, 1812. C'était le fruit des vingt années précédentes. Il mourut d'apoplexie dans la nuit du l*' au 2 med 1813. Son corps resta exposé pendant plusieurs jours au Collège de France, sur un lit de parade, la tête couronnée de laurier, le visage légèrement peint. Paria lui fit des funérailles triomphales.

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nature coquette de son débit, au caractère de son talent et à sa profession d'abbé. Le chef-d'œuvre da l'abbé Delille est sa traduction des Géorgiques, aux morceaux de sentiment près ; mais c'est comme si vous lisiez Racine traduit dans la langue de Louis XV

La littérature duxviii* siècle, à part quelques beaux génies qui la dominent, cette littérature, placée entre la littérature classique du xvii' siècle et la littérature romantique du xix% sans manquer de naturel, man- que de nature; vouée à des arrangements de mots, elle n'est ni assez originale comme école nouvelle, ni assez pure comme école antique. L'abbé Delille était le poète des châteaux modernes, de même que le troubadour était le poète des vieux châteaux; les vers de l'un, les ballades de l'autre, font sentir la différence qui existait entre l'aristocratie dans la force de l'âge et l'aristo- cratie dans la décrépitude : l'abbé peint des lectures et des parties d'échecs dans les manoirs les trouba- dours chantaient des croisades et des tournois.

Les personnages distingués de notre Église mili- tante étaient alors en Angleterre : l'abbé Carron, dont je vous ai déjà parlé en lui empruntant la vie de ma sœur Julie; l'évêque de Saint-Pol-de-Léon*, prélat sévère et borné, qui contribuait à rendre M. le comte d'Artois de plus en plus étranger à son siècle ; l'ar- chevêque d'Aix', calomnié peut-être à cause de ses

1. Jeaa-François de la Marche, évêque et comte de Léon, en 1729 au manoir de Kerfort, paroisse d'Ergué-Gaberic, mort à Londres, le 25 novembre 1805.

2. Jean-de-Dieu-Raymond de Boisgelin de Çucé, à Rennes le 17 février 1732. Evêque de Lavaur (1766), archevêque d'Aix (1770), membre de l'Académie française (1776), élu député du clergé aux Etats-Généraux par la sénéchaussée d'Aix (1789),U

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succès dans le monde ; un autre évêque savant et pieux, mais d'une telle avarice, que s'il avait eu le malheur de perdre son âme, il ne l'aurait jamais rachetée. Presque tous les avares sont gens d'esprit: il faut que je sois bien bête.

Parmi les Françaises de l'ouest, on nommait ma- dame de Boigne, aimable, spirituelle, remplie de talents, extrêmement jolie et la plus jeune de toutes ; elle a depuis représenté avec son père, le marquia d'Osmond *, la cour de France en Angleterre, bien mieux que ma sauvagerie ne l'a fait. Elle écrit main- tenant, et ses talents reproduiront à merveille ce qu'elle a vu*.

émigra en Angleterre en 1791 et fit paraître à Londres un» traduction des psaumes en vers français. Après le Concordat, il fut nommé archevêque de Tours et cardinal, et mourut le 22' août 1804.

1. Le marquis d'Osmond (1751-1838) était ambassadeur de France à la Haye, lorsqu'éclata la Révolution. Nommé à l'am- bassade de Saint-Pétersbourg en 1791, il donna sa démission avant d'avoir rejoint ce poste, et émigra. Sous l'Empire, il ac- cepta de Napoléon diverses missions diplomatiques. La première Restauration le fit ambassadeur à Turin. Pair de France le 17 août 1815, il fut ambassadeur à Londres du 29 novembre 1815^ au 2 janvier 1819.

2. M"8 d'Osmond avait épousé le comte de Boigne, qui, aprè» avoir guerroyé, dans l'Inde, au service d'un prince mahratt , 'tait revenu en Europe avec d'immenses richesses. C'était une femme de beaucoup d'esprit. Elle avait composé, aux environs de 1817, quelques romans, dont le principal a pour titre Une Passion dans le grand monde, et qui ne furent publiés qu'après sa mort, sous le second Empire. Ces romans d'Outre-tom^be pa- rurent alors étrangement démodés et n'eurent aucun succès. Cette mauvaise langue de Thiébault ne laisse pas, dans ses Mé- moires, de médire quelque peu M™' de Boigne. « Le comt» O'Connell, dit-il, avait sorti M. et M™" d'Osmond d'une profonde- misère, en mariant M"* d'Osmond avec un M. de Boigne. Ce Boigne, après avoir été généralissime dans l'Inde, eu avait rap>

T. II. 11

162 MÉMOIRES d'outre-tombe

Mesdames de Caumont*, de Gontaut^ et du Cluzel habitaient aussi le quartier des félicités exilées, si tou-

porté une fortune colossale, et, pour l'honneur de s'allier à des gens titrés, il avait ajouté à la plus magnifique des corbeilles, douze mille livres de rentes pour son beau-père et sa belle-mère, et six mille pour son beau-frère, petit diable gringalet, auquel on n'avait pas de quoi donner des souliers. Encore si, pour prix de semblables bienfaits, ce pauvre M. de Boigne avait trouvé, fût-ce même à défaut du bonheur, une situation tolérable; mais la mère d'Osmond, mais sa fille le persécutèrent à ce point qu'il fut obligé d'abord de déserter la maison conjugale, puis Paris il comptait résider, et que, forcé de renoncer à tout intérieur, à toute famille, à la consolation même d'avoir des enfants, mais laissant à sa femme cent mUle livres de revenus, il se réfugia en Savoie, sa patrie ; on sait tout le bien qu'il a fait et les utiles établissements qu'il y a fondés et qui perpétueront la mémoire de cet homme excellent, fort loin d'être sans mérité et à tous égards digne d'un sort moins triste... Les cent mille livres ser- vies par le mari n'eurent d'autre fin que de couvrir d'un ver- nis d'or les désordres de la femme. » Mémoires du général baron Thiébault, t. III, p. 538.

1, Marie-Constance de Lamoignon (1774-1823). Elle avait épousé François-Philibert-Bertrand Nompar de Caumont, marquis de la Force. Norvins, en parle ainsi dans son Mémorial, tome I, page 137 : « M™® de Caumont-la-Force, que je vis marier et qui a été si longtemps la plus jolie femme de Paris. »

2. La duchesse de Gontaut, née en 1773, était fille du comte de Montault-Navailles. EUe émigra avec sa mère à la fin de 1790 et, après quatre années passées en Allemagne et en Hollande, elle se réfugia en Angleterre, elle resta jusqu'en 1814. Peu après son arrivée à Londres, en 1794, elle y épousa le vicomte de Gontaut-Biron. Sous la Restauration, après la naissance du duc de Bordeaux, elle fut nommée gouvernante des Enfants de France. En 1826, le roi lui donna le rang et le titre de du- chesse. Elle s'exila de nouveau en 1830, pour suivre la famille royale, d'abord en Angleterre, puis en Allemagne.

Au mois d'avril 1834, elle rentra en France, non que son dé- vouement eût faibli, mais parce que l'expression de ce dévoue- ment, toujours franche et vive, avait contrarié certaines in- fluences, devenues toutes puissantes auprès de Charles X. Les Mémoir es de madame la duchesse de Gontaut ont été publiés «a 1891.

MÉMOIRES d'0UTRE-T0S4BE 163

tefois je ne fais pas de confusion à l'égard de madame de Cauraont et de madame du Cluzel, que j'avais en- trevues à Bruxelles.

Très-certainement, à cette époque, madame la du- chesse de Duras était à Londres : je ne devais la con- naître que dix ans plus tard. Que de fois on passe dans la vie à côté de ce qui en ferait le charme, comme le navigateur franchit les eaux d'une terre aimée du ciel, qu'il n'a manquée que d'un horizon et d'un jour de voile I J'écris ceci au bord de la Tamise, et demain une lettre ira dire, par la poste, à madame de Duras, au bord de la Seine, que j'ai rencontré son premier souvenir.

De temps en temps la Révolution nous envoyait des émigrés d'une espèce et d'une opinion nouvelles ; il se formait diverses couches d'exilés : la terre ren- ferme des lits de sable ou d'argile déposés par les flots du déluge. Un de ces flots m'apporta un homme dont je déplore aujourd'hui la perte, un homme qui fut mon guide dans les lettres, et de qui l'amitié a été un des honneurs comme une des consolations de ma vie.

On a lu, dans un des livres de ces Mémoires, que j'avais connu M. de Fontanes* en 1789 : c'est à Ber-

1. Jean-Pierre-Louis de Fontanes, à Niort le 6 mars 1757. Député au Corps législatif de 1^)02 à 1810, président de cette Assemblée de 1804 à la fin de 1808, membre du Sénat conserva- teur de 1810 à 1814, pair de France de 1814 à 1821, sauf pen- dant la période des Cent-Jours; grand-maître de l'Université de 1808 à 1815; membre de l'Académie française. Napoléon l'avait nommé comte de l'Empire, le 3 juin 1808; Louis XVIII, par let- tres patentes du 31 «oût 1817, lui conféra le titre de marquis.

164 MÉMOIRES d'outre-tombe

lin, l'année dernière, que j'appris la nouvelle de sa morL. Il était à Niort, d'une famille noble et pro- testante : son père avait eu le malheur de tuer en duel soi beau-frère. Le jeune Fontanes, élevé par un frère d'un grand mérite, vint à Paris. Il vit mourir Voltaire, et ce grand représentant du xvm* siècle lui inspira ses premiers vers : ses essais poétiques furent remarqués de La Harpe. Il entreprit quelques travaux pour le théâtre, et se lia avec une actrice charmante, mademoiselle Desgarcins. Logé auprès de l'Odéon, en errant autour de la Chartreuse, il en célébra la soli- tude. Il avait rencontré un ami destiné à devenir le mien, M. Joubert. La Révolution arrivée, le poète s'engagea dans un de ces partis stationnaires qui meurent toujours déchirés par le parti du progrès qui les tire en avant, et le parti rétrograde qui les tire en arrière. Les monarchiens attachèrent M. de Fontanes à la rédaction du Modérateur. Quand les jours devinrent mauvais, il se réfugia à Lyon et s'y maria. Sa femme accoucha d'un fils : pendant le siège de la ville que les révolutionnaires avaient nommée Commune affranchie, de même que Louis XI, en en bannissant les citoyens , avait appelé Arras Ville franchise , madame de Fontanes était obligée de changer de place le berceau de son nourrisson pour le mettre à l'abri des bombes. Retourné à Paris le 9 thermidor, M. de Fontanes établit le Mémorial^ avec

1. Le Mémorial historique, 'politique et littéraire, par MM. La Harpe, Vauxelles et Fontanes, fondé le !•'■ prairial an V (20 mai 1797), supprimé le 18 fructidor (4 septembre) de la même année. Malgré sa courte durée, ce journal jeta le plus vif éclat. Fontanes, le très spirituel abbé de Vauxelles, et La Harpe ont publié dans cette feuille des articles du plus rare mérite. Ceux

MEMOIRES d'outre-tombe 163

M. de La Harpe et l'abbé de Vauxelles. Proscrit au 18 fructidor, l'Angleterre fut son port de salut.

M. de Fontanes a été, avec Chénier, le dernier écri- vain de l'école classique de la branche aînée : sa prose et ses vers se ressemblent et ont un mérite de même nature. Ses pensées et ses images ont une mélancolie ignorée du siècle de Louis XIV, qui con- naissait seulement l'austère et sainte tristesse de l'éloquence religieuse. Cette mélancolie se trouve mêlée aux ouvrages du chantre du Jour des Morts, comme l'empreinte de l'époque oti il a vécu ; elle fixe la date de sa venue ; elle montre qu'il est depuis J.-J. Rousseau, tenant par son goût à Fénelon. Si l'on réduisait les écrits de M. de Fontanes à deux très petits volumes, l'un de prose, l'autre de vers, ce serait le plus élégant monument funèbre qu'on pût élever sur la tombe de l'école classique *.

Parmi les papiers que mon ami a laissés, se trouvent plusieurs chants du poème de la Grèce sauvée, des livres d'odes, des poésies diverses, etc. Il n'eût plus rien publié lui-même : car ce critique si fin, si éclairé, si impartial lorsque les opinions poli- tiques ne l'aveuglaient pas, avait une frayeur hor- rible de la critique. Il a été souverainement injuste envers madame de Staël. Un article envieux de Garât, sur la Forêt de Navarre, pensa l'arrêter net au début de sa carrière poétique. Fontanes, en paraissant, tua

de La Harpe surtout sont des chefs-d'œuvre. Qui voudra con- naître jusqu'où pouvait s'élever son talent devra lire le Mé- morial.

1. Il vient d'être élevé par la piété filiale de madame Chris- tine de Fontanes ; M. de Sainte-Beuve a orné de son ingénieuat notice le fronton du monument. (Paris, note de 1839 ) Cb.

166 MÉMOIRES d'outre-tombe

l'école affectée de Dorai, mais il ne put rétablir l'école classique qui touchait à son terme avec la langue de Racine.

Parmi les odes posthumes de M. de Fontanes, il en est une sur l'Anniversaire de sa naissance : elle a tout le charme du Jour des Morts, avec un sentiment plus pénétrant et plus individuel. Je ne me souviens que de ces deux strophes :

La vieillesse déjà vient avec ses souffrances : Que m'offre l'avenir? De courtes espérances. Que m'offre le passé ? Des fautes, des regrets. Tel est le sort de l'homme ; il s'instruit avec l'âge :

Mais que sert d'être sage,

Quand le ler:ne est si près ?

Le passé, le présent, l'avenir, tout m'afflige., La vie à son déclin est pour moi sans prestige ; Dans le miroir du temps elle perd ses appas. Plaisirs 1 allez chercher lamour et la jeunesse ;

Laissez-moi ma tristesse ,

Et ne l'insultez pas !

Si quelque chose au monde devait être antipathique à M. de Fontanes, c'était ma manière d'écrire. En moi commençait, avec l'école dite romantique, une rét'olution dans la littérature française : toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Je voyais bien de l'ébahisse- ment sur son visage quand je lui lisais des fragments des Natchez, ô^Atala, de René; il ne pouvait ramener ces productions aux règles communes de la critique, mais il sentait qu'il entrait dans un monde nouveau ;

MÉMOIRES d'oUTAE-TOMBE 167

il voyait une nature nouvelle ; il comprenait une langue qu'il ne parlait pas. Je reçus de lui d'excel- lents conseils ; je lui dois ce qu'il y a de correct dans mon style; il m'apprit à respecter l'oreille; il ra em- pêcha de tomber dans l'extravagance d'invention et le rocailleux d'exécution de mes disciples*

Ce me fut un grand bonheur de le revoir à Londres, fêté de l'émigration ; on lui demandait des chants de la Grèce sauvée ; on se pressait pour l'entendre. Il se logea auprès de moi ; nous ne nous quittions plus. Nous assistâmes ensemble à une scène digne de ces temps d'infortune : Cléry, dernièrement débarqué, nous lut ses Mémoires manuscrits. Qu'on juge de l'émotion d'un auditoire d'exilés, écoutant le valet de chambre de Louis XVI raconter, témoin oculaire, les souffrances et la mort du prisonnier du Temple ! Le Directoire, effrayé des Mémoires de Cléry, en publia une édition interpolée, dans laquelle ii faisait parler l'auteur comme un laquais, et' Louis XVI comme un portefaix : entre les turpitudes révolutionnaires, celle-ci est peut-être une des plus sales ».

1. Les Mémoires de Cléry, valet de chambre de Louis XVI, parurent à Londres, en 1799, sous ce titre : Journal de ce. qui t'est passé à la Tour du Temple pendant la captivité de Louis XVI, roi de France. La même année, MM. Giguet et Michaud les imprimèrent en France. Afin de détruire le puis^ sanl intérêt qui s'attachait à cette publication, le Directoire fit répandre une fausse édition intitulée : Mémoires de M. Cléry si'.r la détention de Louis XVI. L'auteur du libelle, non con- tent de dénaturer les faits, l'avait semé de traits odieux, contre le malheureux prince et la famille royale. Dès que Clérj' en eut connaissance, il protesta avec indignation. Sa réclamation parut au mois de juillet 1801, dans le Spectateur du Nord, qui se publiait k Hambourg.

i68 MEMOIRES D OUTRE-TOMBE

UN PAYSAN VENDEEN.

M. du Theil', chargé des affaires de M. le comte 4'Artois à Londres, s'était hâté de chercher Fontaues: celui-ci me pria de le conduire chez l'agent des princes. Nous le trouvâmes environné de tous ces défenseurs du trône et de l'autel qui battaient les pavés de Piccadilly, d'une foule d'espions et de cheva- liers d'industrie échappés de Paris sous divers noms et divers déguisements, et d'une nuée d'aventuriers belges, allemands, irlandais, vendeurs de contre- révolution. Dans un coin de cette foule était un homme de trente à trente-deux ans qu'on ne regar- dait point, et qui ne faisait lui-même attention qu'à ■une gravure de la mort du général Wolfe-. Frappé de

1. Jean-François du Theil, vers 1760, mort en i822. Emi- gré en 1790, il était revenu en 1792, pendant la captivité de Louis XVI, et s'était exposé aux plus grands dangers pour com- muniquer avec le Roi; il avait même été arrêté dans la prison du Temple, et c'est par une sorte de miracle qu'il s'était tiré de cette arrestation. 11 avait alors retourner en Allemagne. En 1795, il accompagna le comte d'Artois dans l'expédition de l'île d'Yeu. Revenu avec lui en Angleterre, il fut chargé, conjoin- tement avec le duc d'Harcourt, des affaires du Prince et de celles du comte de Provence auprès du gouvernement anglais. 11 ne rentra en France qu'en 1814, et mourut dans le dénuement. (Léonce Pingaud, Correspondance intime du comte de Var*- dreuil et du comte d'Artois pendant Vémigration (1789-1815), tome II, page 298.)

2. Wolfe (1726-1759), général anglais, célèbre surtoit poai «'être emparé, le 13 septembre 1759, de la ville de Québec, dont la perte entraîna pour nous celle du Canada. Dans la bataille qui amena la prise de la ville, Wolfe fut tué à la tète de ses ^enadiers qu'il menait lui-même à la charge, pendant que, de son côté, le commandant français, l'héroïque Montcalm, tom- bait mortellement blessé. La victoire de Québec provoqua en Angleterre un immense enthousiasme. Le Parlement TOta on

MÉMOIRES d'outre-tombe 1G9

son air, je m'enquis de sa personne : un de mes voi- sins me répondit : « Ce n'est rien ; c'est un paysan vendéen, porteur d'une lettre de ses chefs. »

Cet homme, qui n'était rien, avait vu mourir Cathe- lineau, premier général de la Vendée et paysan comme lui; Bonchamps, en qui revivait Bayard; Les- cure, armé d'un cilice non à l'épreuve de la balle; d'Elbée, fusillé dans un fauteuil, ses blessures ne lui permettant pas d'embrasser la mort debout; La Ro- chejaquelein, dont les patriotes ordonnèrent de vérifier le cadavre, afin de rassurer la Convention au milieu de ses victoires. Cet homme, qui n était rien, avait assisté à deux cents prises et reprises de villes, vil- lages et redoutes, à sept cents actions particulières et à dix-sept batailles rangées; il avait combattu trois cent mille hommes de troupes réglées, six à sept cent mille réquisitionnaires et gardes nationaux ; il avait aidé à enlever cent pièces de canon et cinquante mille fusils ; il avait traversé les colonnes infernales, com- pagnies d'incendiaires commandées par des Conven- tionnels ; il s'était trouvé au milieu de l'océan de feu qui, à trois reprises, roula ses vagues sur les bois de la Vendée ; enfin, il avait vu périr trois cent mille Hercules de charrue, compagnons de ses travaux, et se changer en un désert de cendres cent lieues carrées d'un pays fertile.

monument, à Westminster, pour le général Wolfe, enseveli dans son triomphe. Le tableau de la Mort du général Wolfe, par le peintre Benjamin West (1766), eut dans toute la Grande-Bre- tagne un succès populaire. La gravure en fut bientôt à tous les foyers. Elle ne laissa pas de se répandre en France même, et je me souviens de l'avoir vue dans mon enfance, en plus d'un vieux logis.

170 MÉMOIRES d'outre-tombe

Les deux Frances se rencontrèrent sur ce sol nivelé par elles. Tout ce qui restait de sang et de souvenir dans la France des Croisades lutta contre ce qu'il y avait de nouveau sang et d'espérances dans la France de la Révolution. Le vainqueur sentit la grandeur du vaincu. Turreau, général des républicains, déclarait que « les Vendéens seraient placés dans Thistoire au « premier rang des peuples soldats ». Un autre gé- néral écrivait à Merlin de Thionville : « Des troupes « qui ont battu de tels Français peuvent bien se « flatter de battre tous les autres peuples. » Les légions de Probus, dans leur chanson, en disaient autant de nos pères. Bonaparte appela les combats de la Vendée « des combats de géants ».

Dans la cohue du parloir, j'étais le seul à consi- dérer avec admiration et respect le représentant de ces anciens Jacques qui, tout en brisant le joug de leurs seigneurs, repoussaient, sous Charles V, l'inva- sion étrangère : il me semblait voir un enfant de ces communes du temps de Charles Vil, lesquelles, avec la petite noblesse de province, reconquirent pied à pied, de sillon en sillon, le sol de la France. Il avait l'air indifférent du sauvage ; son regard était grisâtre et inflexible comme une verge de fer ; sa lèvre infé- rieure tremblait sur ses dents serrées ; ses cheveux descendaient de sa tète en serpents engourdis, mais prêts à se redresser ; ses bras, pendant à ses côtés, donnaient une secousse nerveuse à d'énormes poi- gnets tailladés de coups de sabre; on l'aurait pris pour un scieur de long. Sa physionomie exprimait une nature populaire, rustique, mise, par la puissance des mœurs, au service d'intérêts et d'idées contraires

MÉMOIRES d'outre-tombe 171

à cette nature; la fidélité native du vassal, la simple foi du chrétien, s'y mêlaient à la rude indépendance plébeieiine accoutumée à s'estimer et à se faire jus- tice. Le sentiment de sa liberté paraissait n'être en lui que la conscience de la force de sa main et de l'in- trépidité de son cœur. Il ne parlait pas plus qu'un lion ; il se grattait comme un lion, bâillait comme un lion, se mettait sur le flanc comme un lion ennuyé, et rêvait apparemment de sang et de forêts.

Quels hommes dans tous les partis que les Français d'alors, et quelle race aujourd'hui nous sommes ! Mais les républicains avaient leur principe en eux, au milieu d'eux, tandis que le principe des royalistes était hors de France. Les Vendéens députaient vers les exilés ; les géants envoyaient demander des chefs aux pygmées. L'agreste messager que je contemplais avait saisi la Révolution à la gorge, il avait crié : « Entrez ; passez derrière moi ; elle ne vous fera « aucun mal; elle ne bougera pas ; je la tiens. » Per- sonne ne voulut passer : alors Jacques Bonhomme relâcha la Révolution, et Gharette brisa son épée.

PROMENADES AVEC FONTANES.

Tandis que je faisais ces réflexions à propos de ce laboureur, comme j'en avais fait d'une autre sorte à la vue de Mirabeau et de Danton, Fontanes obtenait une audience particulière de celui qu'il appelait plai- samment le contrôleur général des finances : il en sortit fort satisfait, car M. du Theil avait promis d'en- courager la publication de mes ouvrages, et Fontanes ne pensait qu'à moi. Il n'était pas possible d'être

172 MÉMOIRES d'outre-tombe

meilleur homme : timide en ce qui le regardait, il devenait tout courage pour l'amitié ; il me le prouva lors de ma démission à l'occasion de la mort du duc d'Enghien. Dans la conversation il éclatait en colères littéraires risibles. En politique, il déraisonnait ; les crimes conventionnels lui avaient donné l'horreur de la liberté. Il détestait les journaux, la philosophail- lerie, l'idéologie, et il communiqua cette haine à Bonaparte, quand il s'approcha du maître de l'Eu- rope.

Nous allions nous promener dans la campagne ; nous nous arrêtions sous quelques-uns de ces larges ormes répandus dans les prairies. Appuyé contre le tronc de ces ormes, mon ami me contait son ancien voyage en Angleterre avant la Révolution, et les vers qu'il adressait alors à deux jeunes ladies, devenues vieilles à l'ombre des tours de Westminster ; tours qu'il retrouvait debout comme il les avait laissées, durant qu'à leur base s'étaient ensevelies les illusions et les heures de sa jeunesse.

Nous dînions souvent dans quelque taverne soli- taire à Chelsea, sur la Tamise, en parlant de Milton et de Shakespeare : ils avaient vu ce que nous voyions; ils s'étaient assis, comme nous, au bord de ce fleuve, pour nous fleuve étranger, pour eux fleuve de la patrie. Nous rentrions de nuit à Londres, aux rayons défaillants des étoiles, submergées l'une après l'autre dans le brouillard de la ville. Nous regagnions notre demeure, guidés par d'incertaines lueurs qui nous traçaient à peine la route à travers la fumée de charbon rougissant autour de chaque réverbère : ainsi s'écoule la vie du poète.

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBÈ 173

Nous vîmes Londres en détail : ancien banni, je servais de cicérone aux nouveaux réquisitionnai! es de l'exil que la Révolution prenait, jeunes ou vieun : il n'y a point d'âge légal pour le malheur. Au milieu d'une de ces excursions, nous fûmes surpris d'une pluie mêlée de tonnerre et forcés de nous réfugier dans l'allée d'une chétive maison dont la porte se trouvait ouverte par hasard. Nous y rencontrâmes le duc de Bourbon : je vis pour la première fois, à ce Chantilly, un prince qui n'était pas encore le dernier des Condé.

Le duc de Bourbon, Fontanes et moi également proscrits, cherchant en terre étrangère, sous le toit du pauvre, un abri contre le même orage! Fata viam invenient.

Fontanes fut rappelé en France. Il m'embrassa en faisant des vœux pour notre prochaine réunion. Arrivé en Allemagne, il m'écrivit la lettre suivante :

« 28 juillet 1798.

« vous avez senti quelques regrets à mon départ « de Londres, je vous jure que les miens n'ont pas « été moins réels. Vous êtes la seconde personne à « qui, dans le cours de ma vie, j'aie trouvé une ima- « gination et un cœur à ma façon. Je n'oublierai « jamais les consolations que vous m'avez fait trou- « ver dans l'exil et sur une terre étrangère. Ma « pensée la plus chère et la plus constante, depuis « que je vous ai quitté, se tourne sur les Natchez. « Ce que vous m'en avez lu, et surtout dans les der- « niers jours, est admirable, et ne sortira plus de ma « mémoire. Mais le charme des idées poétiques que

:Î74 MÉMOIRES d'outre-tombe

« VOUS m'avez laissées a disparu un moment à mon « arrivée en Allemagne.

« Les plus affreuses nouvelles de France ont suc- « cédé à celles que je vous avais montrées en vous « quittant. J'ai été cinq ou six jours dans les plus « cruelles perplexités. Je craignais même des persé- a entions contre ma famille. Mes terreurs sont aujour- « d'hui fort diminuées. Le mal même n'a été que fort « léger ; on menace plus qu'on ne frappe, et ce n'était « pas à ceux de ma date qu'en voulaient les extermi- « nateurs. Le dernier courrier m'a porté des assu- « rances de paix et de bonne volonté. Je puis conti- « nuer ma route, et je vais me mettre en marche dès « les premiers jours du mois prochain. Mon séjour « sera fixé près de la forêt de Saint-Germain, entre « ma famille, la Grèce et mes livres, que ne puis-je » dire aussi les Natchez ! L'orage inattendu qui vient « d'avoir lieu à Paris est causé, j'en suis sûr, par « l'étourderie des agents et des chefs que vous con- « naissez. J'en ai la preuve évidente entre les mains. « D'après cette certitude, j'écris Great-Pulteney-street « (rue demeurait M. du Theil), avec toute la poli- « tesse possible, mais aussi avec tous les ménage- « ments qu'exige la prudence. Je veux éviter toute « correspondance au moins prochaine, et je laisse « dans le plus grand doute sur le parti que je dois « prendre et sur le séjour que je veux choisir.

« Au reste, je parle encore de vous avec l'accent « de l'amitié, et je souhaite du fond du cœur que les « espérances d'utilité qu'on peut fonder sur moi « réchauffent les bonnes dispositions qu'on m'a « témoignées à cet égard, et qui sont si bien dues

MÉMOIRES d'outre-tombe 175

« à voire personne et à vos grands talents. Travaillez, « travaillez, mon cher ami, devenez illustre. Vous le « pouvez : l'avenir est à vous. J'espère que la parole « si souvent donnée par le contrôleur général des « finances est au moins acquittée en partie. Cette « partie me console, car je ne puis soutenir l'idée « qu'un bel ouvrage est arrêté faute de quelques « secours. Écrivez -moi ; que nos cœurs commu- « niquent, que nos muses soient toujours amies. « Ne doutez pas que , lorsque je pourrai me pro- « mener librement dans ma patrie, je ne vous y pré- « pare une ruche et des fleurs à côté des miennes. « Mon attachement est inaltérable. Je serai seul tant « que je ne serai point auprès de vous. Parlez-moi « de vos travaux. Je veux vous réjouir en finissant : « j'ai fait la moitié d'un nouveau chant sur les bords « de l'Elbe, et j'en suis plus content que de tout le « reste.

« Adieu, je vous embrasse tendrement, et suis « votre ami. ^^ Fontanes^. »

Fontanes m'apprend qu'il faisait des vers en chan- geant d'exil. On ne peut jamais tout ravir au poète ; il emporte avec lui sa lyre. Laissez au cygne ses ailes; chaque soir, des fleuves inconnus répéteront les plaintes mélodieuses qu'il eût mieux aimé faire entendre à l'Eurotas.

L'avenir est à vous : Fontanes disait-il vrai? Dois-je me téliciter de sa prédiction ? Hélas 1 cet avenir annoncé est déjà passé : en aurai-je un autre ?

1. Voir, à V Appendice, le n" III : Fontanes et Château-

176 MÉMOIRES d'outre-tombe

Cette première et aflfectueuse lettre du premier ami que j'aie compté dans ma vie, et qui depuis la date de cette lettre a marché vingt-trois ans à mes côtés, m'avertit douloureusement de mon isolement pro- gressif. Fontanes n'est plus ; un chagrin profond, la mort tragique d'un fils, l'a jeté dans la tombe avant l'heure*. Presque toutes les personnes dont j'ai parlé dans ces Mémoires ont disparu ; c'est un registre obituaire que je tiens. Encore quelques années, et moi, condamné à cataloguer les morts, je ne lais- serai personne pour inscrire mon nom au livre des absents.

Mais s'il faut que je reste seul, si nul être qui m'aima ne demeure après moi pour me conduire à mon dernier asile, moins qu'un autre j'ai besoin de guide : je me suis enquis du chemin, j'ai étudié les lieux je dois passer, j'ai voulu voir ce qui arrive au dernier moment. Souvent, au bord d'une fosse dans laquelle on descendait une bière avec des cordes, j'ai entendu le râlement de ces cordes ; ensuite, j'ai ouï le bruit de la première pelletée de terre tombant sur la bière : à chaque nouvelle pelletée, le bruit creux diminuait; la terre, en comblant la sépulture, faisait peu à peu monter le silence éternel à la sur- face du cercueil.

Fontanes 1 vous m'avez écrit : Que nos muses soient toujours amies; vous ne m'avez pas écrit en vain.

1. Fontanes mourut le 17 mars 1821. Dès qu'il s'était senti frappé, il avait fait demander un prêtre. Celui-ci vint dans la nuit; le malade, en l'entendant, se réveilla de son assoupissement, et, en réponse aux questions, s'écria avec ferveur : « 0 mon Jésus! mon Jésus!* Le poète àwJour des Morts et de la Char- treusgf l'ami de Chateaubriand, mourut en chrétien.

LIVRE IX

Mort de ma mère. Retour à la religion. Génie dtt chr-'stîa- nisme. Lettre du cheralier de Panât. Mon oncle, M. de Bedée : sa fille aînée. Littérature anglaise. Dépérisse- ment de l'ancienne école. Historiens. Poètes. Publi- cistcs. Shakespeare. Romans anciens. Romans nou- veaux. — Richardson. "Walter Scott. Poésie nouvelle.

Beattie. Lord Byron. L'Angleterre de Richmond à Greenwich. Course avec Peltier. Bleinheim. Stowe.

Hampton-Court. Oxford. Collège d'Eton. Moeurs privées. Mœurs politiques. Fox. Pilt. Burke. George III. Rentrée des émigrés en France. Le minis- tre de Prussa me donne un faux passeport sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en Suisse. Mort de lord Londonderry. Fin de ma carrière de soldat et de voyageur.

Je débarque à Calais.

AUoquar ? audiero nuoquam tua verba loquentem ?

Nunquam ego te, vita frater amabilior, Aspiciam posthac ? ai, certe, semper araabo ?

« Ne te parlerai-je plus ? jamais n'entendrai-je tes « paroles? Jamais, frère plus aimable que la vie, « te verrai-je ? Ah 1 toujours je t'aimerai I »

Je viens de quitter un ami, je vais quitter une mère ; il faut toujours répéter les vers que Catulle adressait à son frère. Dans notre vallée de larmes, ainsi qu'aux

1. Ce livre a été écrit à Loadres, d'avril à. septembre 1822. 0 % été revu en février 1845.

T. II. 12

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enfers, il est je ne sais quelle plainte éternelle, qui fait le fond ou la note dominante des lamentations humaines ; on l'entend sans cesse, et elle continuerait quand toutes les douleurs créées viendraient à se taire.

Une lettre de Julie, que je reçus peu de temps après celle de Fontanes, confirmait ma triste remarque sur mon isolement progressif : Foûtanes m'invitait à tra- vailler, à devenir illustre ; ma sœur m'engageait à renoncer à écrire ; l'un me proposait la gloire, l'autre l'oubli. Vous avez vu dans l'histoire de madame de Farcy qu'elle était dans ce train d'idées ; elle avait pris la littérature en haine, parce qu'elle la regardait comme une des tentations de sa vie.

M Saint-Servan, 1" juillet 1798.

« Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des « mères ; je t'annonce à regret ce coup funeste. Quand « tu cesseras d'être l'objet de nos sollicitudes, nous « aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs « tes erreurs ont fait répandre à notre respectable « mère, combien elles paraissent déplorables à tout « ce qui pense et fait profession non-seulement de « piété, mais de raison ; si tu le savais, peut-être « cela contribuerait-il à t'ouvrir les yeux, à te faire « renoncer à écrire ; et si le ciel touché de nos vœux, « permettait notre réunion, lu trouverais au milieu « de nous tout le bonheur qu'on peut goûter sur la « terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n'en est « point pour nous tandis que tu nous manques et que « nous avons lieu d'être inaniètes de ton sort. »

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Ah ! que n'ai-je suivi le conseil de ma sœur I Pour- quoi ai-je continué d'écrire? Mes écrits de moins dans mon siècle, y aurait-il eu quelque chose do changé aux événements et à l'esprit de ce siècle ?

Ainsi, j'avais perdu ma mère ; ainsi, j'avais affligé l'heure suprême de sa vie I Tandis qu'elle rendait le dernier soupir loin de son dernier fils, en priant pour lui, que faisais-je à Londres ! Je me promenais peut- être par une fraîche matinée, au moment les sueurs de la mort couvraient le front maternel et n'avaient pas ma main pour les essuyer I

La tendresse filiale que je conservais pour ma- dame de Chateaubriand était profonde. Mon enfance et ma jeunesse se liaient intimement au souvenir de ma mère. L'idée d'avoir empoisonné les vieux jours de la femme qui me porta dans ses entrailles me déses- péra : je jetai au feu avec horreur des exemplaires de VEssai, comme l'instrument de mon crime; s'il m'eût été possible d'anéantir l'ouvrage, je l'aurais fait sans hésiier. Je ne me remis de ce trouble que lorsque la pensée m'arriva d'expier mon premier ouvrage par un ouvrage religieux : telle fut l'origine du Génie du chris- tianisme.

« Ma mère, » ai-je dit dans la première préface de cet ouvrage, « après avoir été jetée à soixante-douze « ans dans des cachots elle vit périr une partie de « ses enfants, expira enfin sur un grabat, ses raal- « heurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égare- « ments répandit sur ses derniers jours une grande « amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes « sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle « j'avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu

180 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBS

« de ma mère. Quand la lettre me parvint au delà des « mers, ma sœur elle-même n'existait plus ; elle était « morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces « deux voix sorties du tombeau, cette mort qui ser- « vait d'interprète à la mort, m'ont frappé. Je suis « devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, « à de grandes lumières surnaturelles : ma conviction « est sortie du cœur ; j'ai pleuré et j'ai cru. »

Je m'exagérais ma faute ; V Essai n'était pas un livre impie, mais un livre de doute et de douleur. A travers les ténèbres de cet ouvage, se glisse un rayon de la lumière chrétienne qui brilla sur mon berceau. Il ne fallait pas un grand effort pour revenir du scep- ticisme de YEssai à la certitude du Génie du christia- nisme.

Lorsque après la triste nouvelle de la mort de madame de Chateaubriand, je me résolus à changer subitement de voie, le titre de Génie du christianisme que je trouvai sur-le-champ m'inspira ; je me mis à l'ouvrage ; je travaillai avec l'ardeur d'un fils qui bâtit un mausolée à sa mère. Mes matériaux étaient dé- grossis et rassemblés de longue main par mes précé- dentes études. Je connaissais les ouvrages des Pères mieux qu'on ne les connaît de nos jours ; je les avais étudiés même pour les combattre, et entré dans cette route à mauvaise intention, au lieu d'en être sorti vainqueur, j'en étais sorti vaincu.

Quant à l'histoire proprement dite, je m'en étais spécialement occupé en composant YEssai sur les Révolutions. Les authentiques de Camden que je Tenais d'examiner m'avaient rendu familières les

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mœurs et les institutions du moyen âge. Enfin mop terrible manuscrit des Natchez, de deux mille trois cent quatre-vingt-treize pages in-folio, contenait tout ce dont le Génie du christianisme avait besoin en descriptions de la nature ; je pouvais prendre large- ment dans cette source, comme j'y avais déjà pris pour V Essai.

J'écrivis la première partie du Génie du christia- nisme. MM. Dulau*, qui s'étaient faits libraires du clergé français émigré, se chargèrent de la publica- tion. Les premières feuilles du premier volume furecit imprimées.

L'ouvrage ainsi commencé à Londres en 1799 ne fut achevé à Paris qu'en 1802 * : voyez les diflFérenteâ préfaces du Génie du christianisme. Une espèce <le fièvre me dévora pendant tout le temps de ma compo sition : on ne saura jamais ce que c'est que de porter à la fois dans son cerveau, dans son sang, dans son âme, Atala et René, et de mêler à l'enfantement dou- loureux de ces brûlants jumeaux le travail de concep- tion des autres parties du Génie du christianisme. Le souvenir de Charlotte traversait et réchauffait toui cela, et, pour m'achever, le premier désir de gloire enflammait mon imagination exaltée.

Ce désir me venait de la tendresse filiale; je vou- lais un grand bruit, afin qu'il montât jusqu'au séjour

1. M. A. Dulau était Français. Ancien bénédictin du collège de Sorèze, il arait émigré et s'était fait libraire à Londres. Homme d'esprit et de jugement, il rendit à ses compatriotes, et surtout aux ecclésiastiques, de nombreux services. Sa bou- tique était dans Wardour-street.

2. Voir, k Y Appendice, le IV : Comment fut composé le Génie du Christianismt.

J82 MEiMOIRES d'outre-tombe

de ma mère; et que les anges lui portassent ma sainte expiation .

Comme une étude mène à une autre, je ne pouvais m'occuper de mes scolies françaises sans tenir note de la littérature et des hommes du pays au milieu duquel je vivais : je fus entraîné dans ces autres recherches. Mes jours et mes nuits se passaient à lire, à écrire, à prendre d'un savant prêtre, l'abbé Capelan, des leçons d'hébreu, à consulter les biblio- thèques et les gens instruits, à rôder dans les cam- pagnes avec mes opiniâtres rêveries, à recevoir et à rendre des visites. S'il est des effets rétroactifs et symptomatiques des événements futurs, j'aurais pu augurer le mouvement et le fracas de l'ouvrage qui devait me faire un nom aux bouillonnements de mes esprits et aux palpitations de ma muse.

Quelques lectures de mes premières ébauches ser- virent à m'éclairer. Les lectures sont excellentes comme instruction , lorsqu'on ne prend pas pour arg-ent comptant les flagorneries obligées. Pourvu qu'un auteur soit de bonne foi, il sentira vite, par l'impression instinctive des autres, les endroits faibles de son travail, et surtout si ce travail est trop long ou trop court, s'il garde, ne remplit pas, ou dépasse la juste mesure.

Je retrouve une lettre du chevalier de Panât sur les lectures d'un ouvrage, alors si inconnu. La lettre est charmante l'esprit positif et moqueur du sale chevalier ne paraissait pas susceptible de se frotter ainsi de poésie. Je n'hésite pas à donner cette lettre, document de mon histoire, bien qu'elle soit enta- chée d'un bout h l'autre de mon éloge, comme si le

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malin auteur se fût complu à verser son encrier sur son épître :

« Ce lundi.

« Mon Dieu I Tintéressante lecture que j'ai due ce « matin à votre extrême complaisance I Notre reli- « gion avait compté parmi ses défenseurs de grands « génies, d'illustres Pères de l'Église : ces athlètes « avaient manié avec vigueur toutes les armes du « raisonnement; l'incrédulité était vaincue ; mais ce « n'était pas assez : il fallait montrer encore tous les « charmes de cette religion admirable; il fallait mon- te trer combien elle est appropriée au cœur humain « et les magnifiques tableaux qu'elle offre à l'imagi- « nation. Ce n'est plus un théologien dans l'école, « c'est le grand peintre et l'homme sensible qui « s'ouvrent un nouvel horizon. Votre ouvrage man- « quait et vous étiez appelé à le faire. La nature vous « a éminemment doué des belles qualités qu'il exige: « vous appartenez à un autre siècle...

« Ahl si les vérités de sentiment sont les pr^ « mières dans l'ordre de la nature, personne c Aura « mieux prouvé que vous celles de notre religion ; « vous aurez confondu à la porte du temple les im- « pies, et vous aurez introduit dans le sanctuaire les « esprits délicats et les cœurs sensibles. Vous me « retracez ces philosophes anciens qui donnaient « leurs leçons la tête couronnée de fleurs et les mains a remplies de doux parfums. C'est une bien faible « image de votre esprit si doux, si pur et si antique.

« Je me félicite chaque jour de l'heureuse circons- « tance qui m'a rapproché de vous; je ne puis plus

iSA MÉMOIRES d'outre-tombe

« oublier que c'est un bienfait de Fontanes ; je l'en K aime davantage, et mon cœur ne séparera jamais « deux noms que la même gloire doit unir, si la Pro- « vidence nous ouvre les portes de notre patrie.

» Ch" DE Panât. »

L'abbé Delille entendit aussi la lecture de quelques fragments du Génie du christianisme. Il parut surpris, et il me fît l'honneur, peu après, de rimer la prose qui lui avait plu. Il naturalisa mes fleurs sauvages de l'Amérique dans ses divers jardins français, et mit refroidir mon vin un peu chaud dans l'eau frigide de sa claire fontaine.

L'édition inachevée du Génie du christianisme , com- mencée à Londres, différait un peu, dans l'ordre des matières, de l'édition publiée en France. La censure consulaire, qui devint bientôt impériale, se montrait fort chatouilleuse à l'endroit des rois : leur personne, leur honneur et leur vertu lui étaient chers d'avance. La police de Fouché voyait déjà descendre du ciel, avec la fiole sacrée, le pigeon blanc, symbole de la candeur de Bonaparte et de l'innocence révolution- naire. Les sincères croyants des processions républi- caines de Lyon me forcèrent de retrancher un cha- pitre intitulé les Rois athées, et d'en disséminer çà et les paragraphes dans le corps de l'ouvrage.

Avant de continuer ces investigations littéraires, il me les faut interrompre un moment pour prendre congé de mon oncle de Bedée : hélas I c'est prendre congé de la première joie de ma vie : « freno non re-

HÉMOIfiES d'OUTRE-TOHBE ^5

tnorante dies, aucun frein n'arrête les jours*. » Voyez les vieux sépulcres dans les vieilles cryptes : eux- ttiêmes vaincus par Tâge, caducs et sans mémoire, ayant perdu leurs épitaphes, ils ont oublié jusqu'aux noms de ceux qu'ils renferment

J'avais écrit à mon oncle au sujet de la mort de ma mère ; il me répondit par une longue lettre, dans la- quelle on trouvait quelques mots touchants de regrets ; mais les trois quarts de sa double feuille in-folio étaient consacrés à ma généalogie. Il me recomman- dait surtout, quand je rentrerais en France, de recher- cher les titres du quartier des Bedée, contîé à mon frère. Amsi, pour ce vénérable émigré, ni l'exil, ni la ruine, ni la destruction de ses proches, ni le sacrifice de Louis XVI, ne l'avertissaient de la Révolution; rien n'avait passé, rien n'était advenu ; il en était tou- jours aux États de Bretagne et à l'Assemblée de la noblesse. Cette fixité de l'idée de l'homme est bien frappante au milieu et comme en présence de l'altéra- tion de son corps, de la fuite de ses années, de la perte de ses parents et de ses amis.

Au retour de l'émigration, mon oncle de Bedée s'est retiré à Dinan, il est mort, à six lieues de Monchoix sans l'avoir revu. Ma cousine Caroline, l'aînée de mes trois cousines, existe encore*. Elle est restée vieille fille malgré les sommations respectueuses de son an-

1. C'est un vers d'Ovide :

Et fuglunt, freno non rtmorante, àlet,

î. Sur M"« Caroline de Bédée, voir, au tome I, la note 2 de la page 36, Elle survécut à Chateaubriand et mourut à Dinan, le 28 avril 1849. Ecrivant, le 15 mars 1834, à sa sœur, la com- tesse de Marigny, Chateaubriand lui disait, en terminant sa let- tre : « Dis mille choses à Caroline et à notre famille.

186 MÉMOIRES d'outre-tombe

cienne jeunesse. Elle m'écrit des lettres sans ortho- graphe, où elle me tutoie, m'appelle chevalier, et me parle de notre bon temps : in illo tempore. Elle était nantie de deux beaux yeux noirs et d'une jolie taille ; elle dansait comme laCamargo, et elle croit avoir sou- venance que je lui portais en secret un farouche amour. Je lui réponds sur le même ton, mettant de côté, à son exemple, mes ans, mes honneurs et ma renom- mée : « Oui, chère Caroline, ton chevalier, etc. » Il y a bien quelque six ou sept lustres que nous ne nous sommes rencontrés : le ciel en soit loué I car. Dieu sait, si nous venions à nous embrasser, quelle figure nous nous trouverions !

Douce, patriarcale, innocente, honorable amitié de famille, votre siècle est passé ! On ne tient plus au sol par une multitude de fleurs, de rejetons et de racines ; on naît et l'on meurt maintenant un à un. Les vivants sont pressés de jeter le défunt à l'Éternité et de se débarrasser de son cadavre. Entre les amis, les uns vont attendre le cercueil à l'église, en grommelant d'être désheurés et dérangés de leurs habitudes ; les autres poussent le dévouement jusqu'à suivre le con- voi au cimetière ; la fosse comblée, tout souvenir est effacé. Vous ne reviendrez plus, jours de religion et de tendresse, le fils mourait dans la même mai- son, dans le même fauteuil, près du même foyer étaient morts son père et son aïeul, entouré, comme ils l'avaient été, d'enfants et de petits-enfants en pleurs, sur qui descendait la dernière bénédiction paternelle I

Adieu, mon oncle chéri I Adieu, famille maternelle, qui disparaissez ainsi que l'autre partie de ma famiUel

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Adieu, ma cousine de jadis, qui m'aimez toujours comme vous m'aimiez lorsque nous écoutions ensem- ble la complainte de notre bonne tante de Boisteilleul sur YÉpervier, ou lorsque vous assistiez au relèvement du vœu de ma nourrice, à l'abbaye de Nazareth I Si vous me survivez, agréez la part de reconnaissance et d'affection que je vous lègue ici. Ne croyez pas au faux sourire ébauché sur mes lèvres en parlant de vous : mes yeux, je vous assure, sont pleins de larmes.

Mes études corrélatives au Génie du christianisme m'avaient de proche en proche (je vous l'ai dit) conduit à un examen plus approfondi de la litté- rature anglaise. Lorsqu'on 1793 je me réfugiai en Angleterre, il me fallut réformer la plupart des juge- ments que j'avais puisés dans les critiques. En ce qui touche les historiens. Hume* était réputé écrivain tory et rétrograde : on l'accusait, ainsi que Gibbon, d'avoir surchargé la langue anglaise de gallicismes ; on lui préférait son continuateur Smollett^. Philo- sophe pendant sa vie, devenu chrétien à sa mort, Gibbon ^ demeurait, en cette qualité, atteint et con-

1. David Hume (1711-1776). 11 a composé l'Histoire de V An- gleterre au moyen âge; l'Histoire de la maison de Tudor ; l'Histoire de l'Angleterre sous les Stuarts.

2. Tobias-George SmoUett (1721-1771), poète, romancier, his- torien. Son Histoire com,plète d'Angleterre, depuis la descente de Jules-César jusqu'au traité d'Aix-la-Chapelle (1748), conti- nuée ensuite jusqu'en 1760, a été traduite en français par Targe (1759-1768, 24 vol. in-12). La partie qui va de la Révolution de 1688 à la mort de George II (1760) s'imprime ordinairement à la suite de Hume, à titre de complément.

3. Edouard Gibbon (1737-1794). Son Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain, publiée de 1776 à 1788, a été plusieurs fois traduite en français.

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vaincu d'être un pauvre homme. On parlait encore de Robertson *, parce qu'il était sec.

Pour ce qui regarde les poètes, les élégant Extracts servaient d'exil à quelques pièces de Dryden ; on ne pardonnait point aux rimes de Pope, bien qu'on visitât sa maison à Twickenham et que l'on coupât des morceaux du saule pleureur planté par lui, et dépéri comme sa renommée.

Blair * passait pour un critique ennuyeux à la fran- çaise : on le mettait bien au-dessous de Johnson'. Quant au vieux Spectator*, il était au grenier.

Les ouvrages politiques anglais ont peu d'intérêt pour nous. Les traités économiques sont moins cir- conscrits ; les calculs sur la richesse des nations, sur l'emploi des capitaux, sur la balance du commerce, s'appliquent en partie aux sociétés européennes.

Burkes sortait de l'individualité nationale poli-

1. Le D' William Robertson (1721-1793). On lui doit une His- toire d'Ecosse pendant les règnes de la reine Marte et du roi Jacques VI jusqu'à son avènement au trône d'Angleterre; une Histoire d'Amérique et une Histoire de Charles- Quint, avec une Esquisse de l'état politique et social de l'Europe, au temps de son avènement.

2. Hugues Blair (1718-1801). Il avait publié, un 1783, un cours de rhétorique et de belles-lettres.

3. Samuel Johnson (1709-1784). Son Dictionnaire anglais (1755) est resté classique.

4. Le Spectator, fondé en 1711, par Steele et Addison, a paru pendant deux ans, de janvier 1711 à décembre 1712. Cette feuille était censée rédigée par les membres d'un club, dont le Specta- teur n'était que le secrétaire. Parmi les personnages ainsi inven- tés se trouvait un sir Roger de Caverley, type du bon vieux gen- tilhomme campagnard, qu'Addison adopta et qui devint, sous sa plume, un personnage exquis.

5. Edmond Burke (1730-1797). Quoique le principal orateur du parti whig, il se prononça avec ardeur contre la Révolution

MÉMOIRES d'outre-tombe 18*

tique : en se déclarant contre la Révolution française, il entraîna son pays dans cette longue voie d'hosti- lités qui aboutit aux champs de Waterloo.

Toutefois, de grandes figures demeuraient. Oa retrouvait partout Milton et Shakespeare. Montmo- rency, Biron, Sully, tour à tour ambassadeurs de France auprès d'Elisabeth et de Jacques I", enten- dirent-ils jamais parler d'un baladin, acteur dans ses propres farces et dans celles des autres? Pronon- cèrent-ils jamais le nom, si barbare en français, de Shakespeare? Soupçonnèrent-ils qu'il y eût une gloire devant laquelle leurs honneurs, leurs pompes, leurs rangs, viendraient s'abîmer? Eh bien I le comé- dien chargé du rôle du spectre, dans Hamlet, était le grand fantôme, l'ombre du moyen âge qui se levait sur le monde, comme l'aslre de la nuit, au moment le moyen âge achevait de descendre parmi les morts : siècles énormes que Dante ouvrit et que ferma Shakespeare.

Dans le Précis historique de Whitelocke*, contempo- rain du chantre du Paradis perdu, on lit : « Un cer- « tain aveugle, nommé Milton, secrétaire du Parle- a ment pour les dépèches latines. » Molière, l'histrion, jouait son Pourceaugnac, de même que Shakspeare, le bateleur, grimaçait son Falsiaif.

Ces voyageurs voilés, qui viennent ae Tois à autre

française, dont il fut, avec Joseph de Maistre, le plus éloquent adversaire. Ses Réflexions sur la Révolution de France, pu- bliées en 1790, furent un événement européen.

1. Balstrode Wliitelocke (1605 1676). Il joua un rôle important dans le parti parlementaire, pendant la Révolution d'Angleterre, et a laissé des Mémoires {Memorials of the english affairs), qui constituent de bons matériaux pour l'histoire de son temps.

190 MÉMOIRES D'oUTBE-TOMBE

s'asseoir à notre table, sont traités par nous en hôteis vulgaires ; nous ignorons leur nature jusqu'au jour de leur disparition. En quittant la terre, ils se trans- figurent, et nous disent comme l'envoyé du ciel à ïobie : « Je suis l'un des sept qui sommes présents « devant le Seigneur. » Mais si elles sont méconnues des hommes à leur passage, ces divinités ne se mé- connaissent point entre elles. « Qu'a besoin mon « Shakespeare, dit Milton, pour ses os vénérés, de « pierres entassées par le travail d'un siècle? » Mi- chel-Ange, enviant le sort et le génie de Dante , s'écrie :

Pur fuss' io tal. . ,

Per r aspro esilio suo con sua virtut«

Darei del mondo più felice stato,

«

« Que n'ai-je été tel que lui I Pour son dur exil « avec sa ^'ertu, je donnerais toutes les félicités de la « terre 1 »

Le Tasse célèbre Camoëns encore presque ignoré, et lui sert de renommée. Est-il rien de plus admirable que cette société d'illustres égaux se révélant les uns aux autres par des signes, se saluant et s'entretenant ensemble dans une langue d'eux seuls comprise?

Shakespeare était-il boiteux comme lord Byron, Walter Scott et les Prières, filles de Jupiter? S'il l'était en elfet, le Boy de Stratford, loin d'être hon- teux de son infirmité, ainsi que Childe-Harold, ne craint pas de la rappeler à l'une de ses maîtresses :

..... lame by fortune's dearest spite.

MÉMOIRES d'outre-tombe 191

«f Boiteux par la moquerie la plus .chère de la for- lune. »

Shakespeare aurait eu beaucoup d'amours, si l'on en comptait un par sonnet. Le créateur de Desdé- mone et de Juliette vieillissait sans cesser d'être amoureux. La femme inconnue à laque-Ile il s'adresse en vers charmants était-elle fière et heureuse d'être l'objet des sonnets de Shakspeare? On peut en dou- ter : la gloire est pour un vieil homme ce que sont les diamants pour une vieille femme ; ils la parent et ne peuvent l'embellir.

« Ne pleurez pas longtemps pour moi quand je « serai mort, dit le tragique anglais à sa maîtresse. « Si vous lisez ces mots, ne vous rappelez pas la « main qui les a tracés ; je vous aime tant que je « veux être oublié dans vos doux souvenirs, si en « pensant à moi vous pouviez être malheureuse. Oh ! « si vous jetez un regard sur ces lignes, quand peut- « être je ne serai plus qu'une masse d'argile, ne « redites pas même mon pauvre nom, et laissez votre « amour se faner avec ma vie*. »

Shakespeare aimait, mais il ne croyait pas plus à l'amour qu'il ne croyait à autre chose : une femme pour lui était un oiseau, une brise, une fleur, chose qui charme et passe. Par l'insouciance ou l'ignorance de sa renommée, par son état, qui le jetait à l'écart de la société, en dehors des conditions il ne pouvait atteindre, il semblait avoir pris la vie comme une heure légère et désoccupée, comme un loisir rapide et doux.

1. C'est la traduction abrégée du sonnet LXXI de Shakes- peare. Chateaubriand n'a traduit ai les trois premiers, ni les deux derniers vers.

192 MÉMOIRES d'outre-tombe

Shakespeare, dans sa jeunesse, rencontra de vieux moines chassés de leur cloître, lesquels avaient vu Henri VIII, ses réformes, ses destructions de monas- tères, ses fous, ses épouses, ses maîtresses, ses bour- reaux. Lorsque le poète quitta la vie, Charles I* comptait seize ans.

Ainsi, d'une main, Shakespeare avait pu toucher les tètes blanchies que menaça le glaive de l'avant-der- nier des Tudors, de l'autre, la tète brune du second des Stuarts, que la hache des parlementaires devait abattre. Appuyé sur ces fronts tragiques, le grand tragique s'enfonça dans la tombe ; il remplit l'inter- valle des jours il vécut de ses spectres, de ses rois aveugles, de ses ambitieux punis, de ses femmes infortunées, afin de joindre, par des fictions ana- logues, les réalités du passé aux réalités de l'avenir.

Shakespeare est aa nombre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'aliment de la pensée ; ces génies-mères semblent avoir enfanté et aUaité tous les autres. Homère a fécondé l'antiquité : Es- chyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, Horace, Vir- gile, sont ses fils. Dante a engendré l'Italie moderne, depuis Pétrarque jusqu'au Tasse. Rabelais a créé les lettres françaises ; Montaigne, La Fontaine, Molière, viennent de sa descendance. L'Angleterre est toute Shakespeare, et, jusque dans ces derniers temps, il a prêté sa langue à Byron, son dialogue à Walter Scott.

On renie souvent ces maîtres suprêmes ; on se révolte contre eux; on compte leurs défauts; on les accuse d'ennui, de longueur, de bizarrerie, de mau- vais goût, en les volant et en se parant de leurs

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dépouilles ; mais on se débat en vain sous leur joug. Tout tient de leurs couleurs ; partout s'impriment leurs traces ; ils inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples; leurs expressions deviennent proverbes, leurs personnages fictifs se changent en personnages réels, lesquels ont hoirs et lignée. Ils ouvrent des horizons d'où jaillissent des faisceaux de lumière ; ils sèment des idées, germes de mille autres ; ils fournissent des imaginations, des sujets, des styles à tous les arts : leurs œuvres sont les mines ou les entrailles de l'esprit humain.

De tels génies occupent le premier rang ; leur immensité, leur variété, leur fécondité, leur origina- lité, les font reconnaître tout d'abord pour lois, exem- plaires, moules, types des diverses intelligences, comme il y a quatre ou cinq races d'hommes sorties d'une seule souche, dont les autres ne sont que des rameaux. Donnons -nous de garde d'insulter aux désordres dans lesquels tombent quelquefois ces êtres puissants ; n'imitons pas Cham le maudit ; ne rions pas si nous rencontrons, nu et endormi, à l'ombre de l'arche échouée sur les montagnes d'Arménie, l'unique et solitaire nautonier de l'abîme. Respectons ce navi- gateur diluvien qui recommença la création après l'épuisement des cataractes du ciel : pieux enfants, bénis de notre père, couvrons-le pudiquement de notre manteau.

Shakespeare, de son vivant, n'a jamais pensé à vivre après sa vie : que lui importe aujourd'hui mon cantique d'admiration? En admettant toutes les sup- positions, en raisonnant d'après les vérités ou les erreurs dont l'esprit humain est pénétré ou imbu,

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que fait à Shakespeare une cenommée dont le bruit ne peut monter jusqu'à lui? Chrétien? au milieu des félicités éternelles, s'occupe-t-il du néant du monde? Déiste? dégagé des ombres de la matière, perdu dans les splendeurs de Dieu, abaisse-t-il un regard sur le grain de sable il a passé ? Athée ? il dort de ce sommeil sans souffle et sans réveil qu'on appelle la mort. Rien donc de plus vain que la gloire au delà du tombeau, à moins qu'elle n'ait fait vivre l'amitié, qu'elle n'ait été utile à la vertu, secourable au malheur, et qu'il ne nous soit donné de jouir dans le ciel d'une idée consolante, généreuse, libératrice, laissée par nous sur la terre.

Les romans, à la fin du siècle dernier, avaient été compris dans la proscription générale. Richardson ' dormait oublié ; ses compatriotes trouvaient dans son style des traces de la société inférieure au sein de laquelle il avait vécu. Fielding^ se soutenait; Sterne *, entrepreneur d'originalité, était passé. On lisait encore le Vicaire de Wakefield *.

1. Samuel Richardson (1689-1761). Il n'a publié que trois ro- mans, mais qui eurent tous les trois une vogue prodigieuse, Paméla ou la Vertu récompensée (1740), Clarisse Harlowe (1748), l'Histoire de sir Charles Grandison (1753). Leur succès fut peut-être encore plus grand en France qu'en Angleterre.

2. Henry Fielding (1707-1754), auteur de Joseph Andrews, de Jonathan Wild, à'Amélia et de Tom Jones. Ce dernier roman est un chef-d'œuvre, qui a été rarement égalé. Lord Byron n'a pas craint d'appeler Fielding « l'Homère en prose de la nature humaine ».

3. Laurence Sterne (1713-1768) auteur de Tristram Shandy et du Voyage sentimental.

4. Le Vicaire de Wahefield, d'Olivier Qoldsmitb, avait para en 1766.

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Si Richardson n'a pas de style (ce dont nous ne sommes pas juges, nous autres étrangers), il ne vivra pas, parce que l'on ne vit que par le style. En vain on se révolte contre cette vérité : l'ouvrage le mieux composé, orné de portraits d'une bonne ressemblance, rempli de mille autres perfections, est mort-né si le style manque. Le style, et il y en a de mille sortes, ne s'apprend pas; c'est le don du ciel, c'est le talent. Mais si Richardson n'a été abandonné que pour cer- taines locutions bourgeoises, insupportables à une société élégante, il pourra renaître ; la révolution qui s'opère, en abaissant l'aristocratie et en élevant les classes moyennes, rendra moins sensibles ou fera disparaître les traces des habitudes de ménage et d'un langage inférieur.

De Clarisse et de Tom Jones sont sorties les deux principales branches de la famille des romans mo- dernes anglais, les romans à tableaux de famille et drames domestiques, les romans à aventures et à peinture de la société générale. Après Richardson, les mœurs de V ouest de la ville firent une irruption dans le domaine des fictions : les romans se remplirent de châteaux, de lords et de ladies, de scènes aux eaux, d'aventures aux courses de chevaux, au bal, à l'Opéra, au Ranelagh, avec un chit-chat, un caquetage qui ne finissait plus. La scène ne tarda pas à se transporter en Italie ; les amants traversèrent les Alpes avec des périls effroyables et des douleurs d'âme à attendrir les lions : le lion répandit des pleurs/ un jargon de bonne compagnie fut adopté.

Dans ces milliers de romans qui ont inondé l'An- gleterre depuis un demi-siècle, deux ont gardé leur

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place : Caleb Williams et le Moine ^ Je ne vis point Godwin pendant ma retraite à Londres; mais je ren- contrai deux fois Lewis. C'était un jeune membre des Communes, fort agréable, et qui avait l'air et les manières d'un Français. Les ouvrages d'Anne Rad- cliffe^ font une espèce à part. Ceux de mistress Bar- bauld^, de miss Edgeworth*, de miss Burney*, etc., ont, dit-on, des chances de vivre. « Il y devroit, dit « Montaigne, avoir coertion des lois contre les escri- « vains ineptes et inutiles, comme il y a contre les « vagabonds et fainéans. On banniroit des mains de « notre peuple et moy et cent autres. L'escrivaillerie « semble être quelque symptosme d'un siècle des- « bordé. »

Mais ces écoles diverses de romanciers sédentaires, de romanciers voyageurs en diligence ou en calèche, de romanciers de lacs et de montagnes, de ruines et de fantômes, de romanciers de villes et de salons, sont venues se perdre dans la nouvelle école de

1. Caleb William, par William Godwin, fut publié en 1794; le Moine, par Matthew-Gregory Lewis, parut en 1795.

2. Anne Ward, dame Radcliffe (1764-1823). Le plus célèbre de •es romans, les Mystères d'Udolphe, est de 1794.

3. Anna-Lœtitia Aikin, Mrss Barbauld (1743-1825). On lui doit une édition des Romanciers anglais, en 50 volumes.

4. Miss Maria Edgeworth (1766-1849). Ses Contes populaires, ses Contes de la vie fashionable, et ses nombreux romans témoi- gnent d'une rare puissance d'invention et d'une véritable origi- nalité.

5. Miss Francis Burney, madame à'Arblay (1752-1840). Son premier roman, Evelina ou Ventrée d'une jeune dame dans le monde, publié en 1778, sous le voile de l'anonyme, eut une vogue considérable. Les deux qui suivirent, Cecilia (1782) et Camilla (1796) n'obtinrent pas moins de succès. Elle avait épousé, en 1793, un émigré français, M. d'Arblay, colonel d'ar- tillerie.

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Walter Scott, de même que la poésie s'est précipitée sur les pas de lord Byron.

L'illustre peintre de l'Ecosse débuta dans la car- rière des lettres, lors de mon exil à Londres, par la traduction du Berlichingen de Goethe*. Il continua à se faire connaître par la poésie, et la pente de son génie le conduisit enfin au roman. Il me semble avoir créé un genre faux ; il a perverti le roman et l'his- toire : le romancier s'est mis à faire des romans historiques, et l'historien des histoires romanesques. Si, dans Waller Scott, je suis obligé de passer quel- quefois des conversations interminables, c'est ma faute, sans doute ; mais un des grands mérites de Walter Scott, à mes yeux, c'est de pouvoir être mis entre les mains de tout le monde ^ Il faut de plus grands efforts de talent pour intéresser en restant dans l'ordre que pour plaire en passant toute me- sure ; il est moins facile de régler le cœur que de le troubler.

Burke retint la politique de l'Angleterre dans le passé. Wdlter Scott refoula les Anglais jusqu'au moyen âge : tout ce qu'on écrivit, fabriqua, bâtit, fut gothique : livres, meubles, maisons, églises, châ- teaux. Mais les lairds de la Grande-Charte sont aujour- d'hui des fashionables de Bond-Street, race frivole qui

1. La traduction du Gœtz de Berlichingen, de Gœtbe, parut en 1799.

2. Lamartine a dit de même, dans sa Réponse aux Adieux de Walter Scott :

La main du teudre enfant peut t'ouvrir au hasard. Sans qu'un mot corrupteur étonne son regard. Sans que de tes tableaux la suave décence Fasse rougir un front couronné d'innocence.

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campe dans les manoirs antiques, en attendant l'ar- rivée des générations nouvelles qui s'apprêtent à les en chasser.

En même temps que le roman passait à l'état roman- tique, la poésie subissait une transformation sem- blable. Cowper * abandonna l'école française pour faire revivre l'école nationale; Burns^ en Ecosse, commença la même révolution. Après eux vinrent les restaurateurs des ballades. Plusieurs de ces poètes de 1792 à 1800 appartenaient à ce qu'on appelait Lake school (nom qui est resté), parce que les romanciers demeuraient aux bords des lacs du Cumberland et du Westmoreland, et qu'ils les chantaient quelquefois.

Thomas Moore ', Campbell *, Rogers ^, Crabbe *,

1. William Cowper (1731-1800). Cowper est par excellence le poète de la vie domestique.

2. Robert Burns (1759-1796). Le poète-laboureur, ihe Plough- man of Ayrshire, comme on l'appelait en Ecosse, fut un admi- rable poète, que n'a point, tant s'en faut, égalé Bérenger, à qui on l'a, bien à tort, trop souvent comparé.

3. Thomas Moore (1779-1852). Outre de nombreux et très re- marquables ouvrages en prose, tels que Lalla-Rookh, roman oriental, se trouvent quatre épisodes en vers, il a composé d'admirables poésies, les Mélodies irlandaises et les Amours des anges. Dépositaire des Mémoires de lord Byron, il eut l'im- pardonnable faiblesse de les détruire.

4. Thomas Campbell (1777-1844). Le premier et le meilleur de •es ouvrages, les Plaisirs de l'espérance, parut en 1799.

5. Samuel Rogers (1762-1855), le banquier-poète, auteur dea Plaisirs de la mémoire, de la Vie humaine, de l'Italie et de Christophe Colomb, fragment d'épopée. Le plus riche des poètes de son temps, il se donna le luxe de publier une édition de ses Poèmes, en deux volumes ornés de vignettes gravées par les premiers peintres anglais modernes. Cette édition lui coûta la bagatelle de quinze mille livres (375,000 francs).

6. George Crabbe (1754-1832). Dans le Village (i7&3) et le B*-

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Wordsworth*, SoutheyS Hunt^, Knowles*, lord ïlolland^ Canning*, Croker', vivent encore pour

gistrf de paroisse (1807), il a peint avec un merveilleux talent et une simplicité pleine de poésie les scènes de la vie commune.

1. William Wordsworih (1770-1850), auteur des Ballades ly- riques (1798), d'un recueil de Poèmes (1807), qui contient quel- ques-unes de ses meilleurs pièces, des Excursions (1814), poème en neuf chants sur la nature morale de l'homme. Il fut sans rival dans le sonnet.

2. Robert Southey (1774-1843), poète, historien et critique, nn des écrivains les plus féconds du xix^ siècle. Il a composé quatre ou cinq grandes épopées, dont la plus célèbre, Rodrigue, le dernier des Goths, parut en 1814. Il fut, avec son beau-frère Coleridge (que Chateaubriand a omis de citer), et avec Words- worth, un des trois poètes de l'école des lacs ou lakiste.

3. James-Henri-Leigh Hunt (1784-1859). Prosateur éminent, il se fit aussi une brillante réputation comme poète par l'alliance de la richesse de l'imagination et du style avec la grâce et la mélancolie du sentiment. Ses principales œuvres poétiques sont: la FéU des poètes (1815); Rimini (1816); Plume et épée (1818); Contes en vers (1833); le Palefroi (1842).

4. James-Sheridan Knowles (1784-1862), poète dramatique. L'imitation de Shakespeare est visible dans toutes ses œuvres. Les principales sont des tragédies : Caïus Gracchus, Virginius, Alfred le Grand, Guillaume Tell, Jean de Procida, la Rose d'Aragon, etc. On cite parmi ses comédies : le Mendiant de JBethnal-Green, le Bossu, la Malice d'une femme, la Chasse d'amour, la Vieille fille, le Secrétaire.

5. Henri-Richard Vassall-Fox, troisième lord ffolland (1773- 1840). Il était le neveu du célèbre Charles Fox. Homme poli- tique et l'un des membres influents du parti whig, il cultivait les lettres et avait fait paraître en 1806 un ouvrage sur la Vie et les écrits de Lope de Vega. Après sa mort, on a publié de lui : Sou- venirs de l étranger et Mémoires du parti whig à mon époque.

6. George Canning (1770-1827), un des plus grands orateurs de l'Angleterre. Il avait un remarquable talent de versification, qu'il employa surtout à ridiculiser ses adversaires politiques. Sa parodie des Brigands de Schiller et son poème sur la Nott~ velle morale sont deux satires mordantes dirigées contre les prin- cipes et les hommes de la Révolution française. Dans un autre ton, il a écrit une admirable pièce sur la mort de son fils aîné.

7. John Wilson Croker (1780-1857). Homme politique comm«

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l'honneur des lettres anglaises; mais il faut être Anglais pour apprécier tout le mérite d'un genre intime de composition qui se fait particulièrement sentir aux hommes du sol.

Nul, dans une littérature vivante, n'est juge compé- tent que des ouvrages écrits dans sa propre langue. En vain vous croyez posséder à fond un idiome étran- ger, le lait de la nourrice vous manque, ainsi que les premières paroles qu'elle vous apprit à son sein et dans vos langes ; certains accents ne sont que de la patrie. Les Anglais et les Allemands ont de nos gens de lettres les notions les plus baroques : ils adorent ce que nous méprisons, ils méprisent ce que nous adorons ; ils n'entendent ni Racine, ni La Fontaine, ni même complètement Molière. C'est à rire de savoir quels sont nos grands écrivains à Londres, à Vienne, à Berlin, à Pétersbourg, à Munich, à Leipzig, à Gœt- tingue, à Cologne, de savoir ce qu'on y lit avec fureur et ce qu'on n'y lit pas.

Quand le mérite d'un auteur consiste spécialement dans la diction, un étranger ne comprendra jamais bien ce mérite. Plus le talent est intime, individuel, national, plus ses mystères échappent à l'esprit qui n'est pas, pour ainsi dire, compatriote de ce talent. Nous admirons sur parole les Grecs et les Romains ;

Canning et lord Holland, membre du parlement et, au besoin, membre d'un cabinet tory, il se livra néanmoins avec ardeur à ses goûts littéraires, multipliant les livres d'histoire et les écrits de circonstance, critique infatigable et poète à ses heures pour chanter les victoires anglaises, Trafalgar ou Talavera. En 1809, pour répondre à la Revue d'Edimbourg, il avait, d'accord avec Walter Scott, Gifford, George EUis, Frère et Southey, fondé la Quaterly Review, organe du parti tory. Il en fut, pen- dant de longues années, le principal rédacteur.

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notre admiration nous vient de tradition, et les Grecs et les Romains ne sont pas pour se moquer de nos jugements de barbares. Qui de nous se fait une idée de l'harmonie de la prose de Démosthène et de Cicé- ron, de la cadence des vers d'Alcée et d'Horace, telles qu'elles étaient saisies par une oreille grecque et latine? On soutient que les beautés réelles sont de tous les temps, de tous les pays : oui, les beautés de sentiment et de pensée ; non les beautés de style. Le style n'est pas, comme la pensée, cosmopolite : il a une terre natale, un ciel, un soleil à lui.

Burns , Mason , Cowper moururent pendant mon émigration à Londres, avant 1800 et en 1800 * ; ils finissaient le siècle; je le commençais. Darwin et Beattie moururent deux ans après mon retour de l'exila.

Beattie avait annoncé l'ère nouvelle de la lyre. Le Minstrel, ou le Progrès du génie, est la peinture des premiers effets de la muse sur un jeune barde, lequel ignore encore le souffle dont il est tourmenté. Tantôt le poète futur va s'asseoir au bord de la mer pendant une tempête ; tantôt il quitta les jeux du village pour

1. mort de Borns est du 21 juillet 1796 et celle de Cowper du 25 ayril 1800; William Mason, anteur du Jardin anglais, poème descriptif en qnatre livres, mourut en 1797.

2. Darwin mourut le 18 août 1802, et Beattie en 1803. Erasmus Darwin (1731-1802), médecin et poète, auteur du Jar- din botanique, des Amours des plantes et du Temple de la na- ture. Son petit-fils, Charles-Robert Darwin, a conquis, à son tour, une grande célébrité par son livre sur VOrigine des es~ pèces par voie de sélection naturelle (1859). James Beattie (1735-1803) a publié, outre son poème du Ménestrel, plusieurs ouvrages de philosophie morale. Chateaubriand, dans son Sssai sur la littérature anglaise, lui a consacré tout un chapitre.

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écouter à l'écart, dans le lointain, le son des mu- settes.

Beattie a parcouru la série entière des rêveries et des idées mélancoliques, dont cent autres poètes se sont crus les discoverers. Beattie se proposait de con- tinuer son poème ; en effet, il en a écrit le second chant : Edwin entend un soir une voix grave s'éle- vant du fond d'une vallée ; c'est celle d'un solitaire qui, après avoir connu les illusions du monde, s'est enseveli dans cette retraite, pour y recueillir son âme et chanter les merveilles du Créateur. Cet ermite ins- truit le jeune minstrel et lui révèle le secret de son génie. L'idée était heureuse ; l'exécution n'a pas répondu au bonheur de l'idée. Beattie était destiné à verser des larmes ; la mort de son fils brisa son cœur paternel : comme Ossian après la perte de son Oscar, il suspendit sa harpe aux branches d'un chêne. Peut- être le fils de Beattie était-il ce jeune minstrel qu'un père avait chanté et dont il ne voyait plus les pas sur la montagne.

On retrouve dans les vers de lord Byron des imita^ tions frappantes du Minstrel : à l'époque de mon exil en Angleterre, lord Byron habitait l'école de Harrow, dans un village à dix milles de Londres. Il était enfant, j'étais jeune et aussi inconnu que lui ; il avait été élevé sur les bruyères de l'Ecosse, au bord de la mer, comme moi dans les landes de la Bretagne, au bord de la mer; il aima d'abord la Bible et Ossian, comme je les aimai * ; il chanta dans Newstead-Abbey

1. On lit dans la préface des Mélanges de Chateaubriand (Œuvra complètes, t. XXTI), au sujet d'Ossian « Lorsqu'on

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les souvenirs de l'enfance, comme je les chantai dans le château de Combourg :

« Lorsque j'explorais, jeune montagnard, la noire a bruyère, et gravissais ta cime penchée, ô Morven « couronné de neige, pour m'ébahir au torrent qui « tonnait au-dessous de moi, ou aux vapeurs de la « tempête qui s'amoncelaient à mes pieds * ... »

Dans mes courses aux environs de Londres, lorsque j'étais si malheureux, vingt fois j'ai traversé le village de Harrow, sans savoir quel génie il renfermait. Je me suis assis dans le cimetière, au pied de l'orme sous lequel, en 1807, lord Byron écrivait ces vers, au moment je revenais de la Palestine :

Spot of my youth! whose hoary branches sigh, Swept by the breeze that fans thy cloudless sky, etc.

« Lieu de ma jeunesse, soupirent les branches « chenues, effleurées par la brise qui rafraîchit ton

1793 la révolution me jeta en Angleterre, j'étais grand partisan du Barde écossais : j'aurais, la lance au poing, soutenu son exis- tence envers et contre tous, comme celle du vieil Homère. Je lus avec avidité une foule de poèmes inconnus en France, les- quels, mis en lumière par divers auteurs, étaient indubitable- ment, à mes yeux, du père d'Oscar, tout aussi bien que les ma- nuscrits runiques de Macpherson. Dans l'ardeur de mon admi- ration et de mon zèle, tout malade et tout occupé que j'étais, je traduisis quelques productions ossianiques de John Smith. Smith n'est pas l'inventeur du genre; il n'a pas la noblesse et la verve épique de Macpherson; mais peut-être son talent a-t-il quelque chose de plus élégant et de plus tendre... J'avais tra- duit Smith presque en entier : Je ne donne que les trois poèmes de Dargo, de Duthona et de Gaul... »

2. C'est le début de l'une des pièces du recueil publié par lord Byron en 1807 sous ce titre : Heurt» de paresse. Le poèt» Vaviiî eacore que dix-neuf au'

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« ciel sans nuage ! Lieu je vague aujourd'hui seul, « moi qui souvent ai foulé, avec ceux que j'aimais, « ton gazon mol et vert ; quand la destinée glacera ce « sein qu'une fièvre dévore , quand elle aura calmé « les soucis et les passions;... ici il palpita, ici « mon cœur pourra reposer. Puissé-je m'endormir « s'éveillèrent mes espérances,... mêlé à la terre « coururent mes pas,... pleuré de ceux qui furent en « société avec mes jeunes années, oublié du reste du « monde ! ' »

Et moi je dirai : Salut, antique ormeau, au pied duquel BjTon enfant s'abandonnait aux caprices de son âge, alors que je rêvais René sous ton ombre, sous cette même ombre plus tard le poète vint à son tour rêver Childe-Harold ! Byron demandait au cimetière, témoin des premiers jeux de sa vie, une tombe ignorée : inutile prière que n'exaucera point la gloire. Cependant Byron n'est plus ce qu'il a été ; je l'avais trouvé de toutes parts vivant à Venise : au bout de quelques années, dans cette même viUe je trouvais son nom partout, je l'ai retrouvé efifacé et inconnu partout. Les échos du Lido ne le répètent plus, et si vous le demandez à des Vénitiens, ils ne savent plus de qui vous parlez. Lord Byron est entiè- rement mort pour eux; ils n'entendent plus les hen- nissements de son cheval : il en est de même à Londres, sa mémoire périt. Voilà ce que nous devenons.

Si j'ai passé à Harrow sans savoir que lord Byron

1. Vers écrits sous un ormeau dans le cimetière (THan^ou} et datés du 2 septembre 18U7. C'est par cette pièce que se ter- minent les Heures de paresse.

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enfant y respirait, des Anglais ont passé à Combourg sans se douter qu'un petit vagabond, élevé dans ces bois, laisserait quelque trace. Le voyageur Arthur Young, traversant Combourg, écrivait :

« Jusqu'à Combourg (de Pontorson) le pays a un « aspect sauvage ; l'agriculture n'y est pas plup « avancée que chez les Hurons, ce qui paraît in- « croyable dans un pays enclos ; le peuple y est « presque aussi sauvage que le pays, et la ville de « Combourg, une des places les plus sales et les plus « rudes que l'on puisse voir : des maisons de terre « sans vitres, et un pavé si rompu qu'il arrête les « passagers, mais aucune aisance. Cependant il « s'y trouve un château, et il est même habité. Qui « est ce M. de Chateaubriand, propriétaire de cette « habitation, qui a des nerfs assez forts pour résider « au milieu de tant d'ordures et de pauvreté? Au- « dessous de cet amas hideux de misère est un beau « lac environné d'enclos bien boisés*. »

Ce M. de Chateaubriand était mon père; la retraite qui paraissait si hideuse à l'agronome de mauvaise humeur n'en était pas moins une belle et noble demeure, quoique sombre et grave. Quant à moi, faible plant de lierre commençant à grimper au pied de ces tours sauvages, M. Young eût-il pu m'aperce- voir, lui qui n'était occupé que de la revue de nos moissons?

Qu'il me soit permis d'ajouter à ces pages, écrites en Angleterre en 1822, ces autres pages écrites en 1824 et 1840 : elles achèveront le morceau de lord

1. Voyage en France, en Espagne et en Italie pendant lea années 1787-1789, par Arthur Young.

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Byron ; ce morceau se trouvera surtout complété quand on aura lu ce que je redirai du grand poète en passant à Venise.

11 5 aura peut-être quelque intérêt à remarquer dans l'avenir la rencontre des deux chefs de la nou- velle école française et anglaise, ayant un même fonds d'idées, des destinées, sinon des mœurs, à peu près pareilles : l'un pair d'Angleterre, l'autre pair de France, tous deux voyageurs dans l'Orient, assez souvent l'un près de l'autre, et ne se voyant jamais : seulement la vie du poète anglais a été mêlée à de moins grands événements que la mienne.

Lord Byron est allé visiter après moi les ruines de la Grèce : dans Childe-ffarold, il semble embellir de ses propres couleurs les descriptions de V Itinéraire. Au commencement de mon pèlerinage, je reproduis l'adieu du sire de Joinville à son château ; Byron dit un égal adieu à sa demeure gothique.

Dans les Martyrs^ Eudore part de la Messénie pour se rendre à Rome : « Notre navigation fut longue, « dit-il,... nous vîmes tous ces promontoires mar- « qués par des temples ou des tombeaux... Mes « jeunes compagnons n'avaient entendu parler que « des métamorphoses de Jupiter, et ils ne comprirent « rien aux débris qu'ils avaient sous les yeux ; moi, « je m'étais déjà assis, avec le prophète, sur les « ruines des villes désolées, et Babylone m'enseignait « Corinthe*. »

Le poète anglais est comme le prosateur français^ derrière la lettre de Sulpicius à Cicéron * ; une

1. L«s Martyrs, livre IV.

t. Lettres de Cicéron, lib. IV, epist. V, âd Familiarês,

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rencontre si parfaite m'est singulièrement glorieuse, puisque j'ai devancé le chantre immortel au rivage nous avons eu les mêmes souvenirs, et nous avons commémoré les mêmes ruines.

J'ai encore l'honneur d'être en rapport avec lord Byron, dans la description de Rome : les Martyrs et ma Lettre sur la campagne romaine ont l'inappré- ciable avantage, pour moi, d'avoir deviné les aspira- tions d'un beau génie.

Les premiers traducteurs, commentateurs et admi- rateurs de lord Byron se sont bien gardés de feiire remarquer que quelques pages de mes ouvrages avaient pu rester m moment dans les souvenirs du peintre de Childe-Harold ; ils auraient cru ravir quelque chose à son génie. Maintenant que l'enthou- siasme s'est un peu calmé, on me refuse moins cet honneur. Notre immortel chansonnier, dans le der- nier volume de ses Chansons, a dit : « Dans un des « couplets qui précèdent celui-ci, je parle des lyres « que la France doit à M. de Chateaubriand. Je ne « crains pas que ce vers soit démenti par la nouvelle « école poétique, qui, née sous les ailes de l'aigle, « s'est, avec raison, glorifiée souvent d'une telle ori- « gine. L'influence de l'auteur du Génie du ckristia- <i nisme s'est fait ressentir également à l'étranger, et « il y aurait peut-être justice à reconnaître que le a chantre de Childe-Harold est de la famille de « René. »

Dans un excellent article sur lord Byron, M. Ville- main' a renouvelé la remarque de M. de Béranger :

1. Il s'agit ici, non précisément .d'un article, mais d'une No- tioe sur lord Byron, publiée dans la Biographie unio*rselU d4

208 MÉMOIRES d'OUTRE-TOMBB

« Quelques pages incomparables de René , dit-il , « avaient, il est vrai, épuisé ce caractère poétique. « Je ne sais si Byron les imitait ou les renouvelait « de génie. »

Ce que je viens de dire sur les affinités d'imagina- tion et de destinée entre le chroniqueur de René et le chantre de Childe-Harold n'ôte pas un seul cheveu à la tête du barde immortel. Que peut à la muse de la Dee, portant une lyre et des ailes, ma muse pédestre et sans luth? Lord Byron vivra, soit qu'enfant de son siècle comme moi, il en ait exprimé, comme moi et comme Goethe avant nous, la passion et le malheur ; soit que mes périples et le falot de ma barque gau- loise aient montré la route au vaisseau d'Albion sur des mers inexplorées.

D'ailleurs, deux esprits d'une nature analogue peuvent très bien avoir des conceptions pareilles sans qu'on puisse leur reprocher d'avoir marché servile- ment dans les mêmes voies. Il est permis de profiter des idées et des images exprimées dans une langue étrangère, pour en enrichir la sienne : cela s'est vu dans tous les siècles et dans tous les temps. Je recon- nais tout d'abord que, dans ma première jeunesse, Ossian, Werther, les Rêveries du promeneur solitaire, les Études de la nature, ont pu s'apparenter à mes idées; mais je n'ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages je me délectais.

S'il était vrai que René entrât pour quelque chose idans le fond du personnage unique mis en scène

Michaud, et reproduite dans les Etudes de littérature ancienne et étrangère, par M. Villemain.

MÉMOIRES d'outre-tombe 209

lous des des noms divers dans Childe-Harold, Conrad^ Lara, Manfred, le Giaour ; si, par hasard, lord Byron m'avait fait vivre de sa vie, il aurait donc eu la fai- blesse de ne jamais me nommer? J'étais donc un de ces pères qu'on renie quand on est arrivé au pou- voir ? Lord Byron peut-il m'avoir complètement ignoré, lui qui cite presque tous les auteurs français ses contemporains? N'a-t-il jamais entendu parler de moi, quand les journaux anglais, comme les journaux français, ont retenti vingt ans auprès de lui de la controverse sur mes ouvrages, lorsque le New- Times a fait un parallèle de l'auteur du Génie du christia- nisme et de l'auteur de Childe-Harold ?

Point d'intelligence, si favorisée qu'elle soit, qui n'ait ses susceptibilités, ses défiances : on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s'irrite des comparaisons. Ainsi , un autre talent supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la Littérature*. Grâce à Dieu, m'estimant à ma juste valeur, je n'ai jamais prétendu à l'empire ; comme je ne crois qu'à la vérité religieuse dont la liberté est une forme, je n'ai pas plus de foi en moi qu'en toute autre chose ici-bas. Mais je n'ai jamais senti le besoin de me taire quand j'ai admiré ; c'est pourquoi je proclame mon enthousiasme pour madame de Staël et pour lord Byron. Quoi de plus doux que l'admiration ? c'est de l'amour dans le ciel, de la tendresse élevée jusqu'au

1. De la littérature considérée dans ses rapports avec l'état moral et politique des nations, par M™» de Staël. Le lirre de M™« de Staël ayant paru en 1800, avant Atala et le Génie du christianisme, celle-ci était assurément excusable de u'tToix point nommé Chateaubriand, et eUe eût pu lui répondre : Conunent l'aurais-je fait si vous n'étiez pas né?

T. II. 14

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culte; on se sent pénétré de reconnaissance pour la divinité qui étend les bases de nos facultés, qui ouvre de nouvelles vues à notre âme, qui nous donne un bonheur si grand, si pur, sans aucun mélange de crainte ou d'envie.

Au surplus, la petite chicane que je fais dans ces Mémoires au plus grand poète que l'Angleterre ait eu depuis Milton ne prouve qu'une chose : le haut prix que j'aurais attaché au souvenir de sa muse.

Lord Byron a ouvert une déplorable école : je pré- sume qu'il a été aussi désolé des Childe-Harold aux- quels il a donné naissance, que je le suis des René qui révent autour de moi.

La vie de lord Byron est l'objet de beaucoup d'in- vestigations et de calomnies : les jeunes gens ont pris au sérieux des paroles magiques ; les femmes se sont senties disposées à se laisser séduire, avec frayeur, par ce monstre, à consoler ce Satan solitaire et malheureux. Qui sait? il n'avait peut-être pas trouvé la femme qu'il cherchait, une femme assez belle, un cœur aussi vaste que le sien. BjTon, d'après l'opinion fantasmagorique, est l'ancien serpent séduc- teur et corrupteur, parce qu'il voit la corruption de l'espèce humaine ; c'est un génie fatal et souffrant, placé entre les mystères de la matière et de l'intelli- gence, qui ne trouve point de mot à l'énigme de l'univers, qui regarde la vie comme une afireuse ironie sans cause, comme un sourire pervers du mal; c'est le fils du désespoir, qui méprise et renie, qui, portant en soi-même une incurable plaie, se venge en menant à la douleur par la volupté tout ce qui l'ap- proche ; c'est un homme qui n'a point passé par l'âge

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de l'innocence, qui n'a jamais eu l'avantage d'être rejeté et maudit de Dieu ; un homme qui, sorti réprouvé du sein de la nature, est le damné du néant.

Tel est le Byron des imaginations échauffées : ce n'est point, ce me semble, celui de la vérité.

Deux hommes différents, comme dans la plupart des hommes, sont unis dans lord Byron : l'homme de la nature et l'homme du système. Le poète, s'aperce- vant du rôle que le public lui faisait jouer, l'a accepté et s'est mis à a audire le monde qu'il n'avait pris d'abord qu'en vêverie : cette marche est sensible dans l'ordre chronologique de ses ouvrages.

Quant à son génie, loin d'avoir l'étendue qu'on lui attribue, il est assez réservé ; sa pensée poétique n'est qu'un gémissement, une plainte, une impréca- tion; en cette qualité, elle est admirable : il ne faut pas demander à la lyre ce qu'elle pense, mais ce qu'elle chante.

Quant à son esprit, il est sarcastique et varié, mais d'une nature qui agite et d'une influence funeste : l'écrivain avait bien lu Voltaire, et il l'imite.

Lord Byron, doué de tous les avantages, avait peu de chose à reprocher à sa naissance; l'accident même qui le rendait malheureux et qui rattachait ses supé- riorités à l'infirmité humaine n'aurait pas le tour- menter, puisqu'il ne l'empêchait pas d'être aimé. Le chantre immortel connut par lui-même combien est vraie la maxime de Zenon : « La voix est la fleur de la beauté. »

Une chose déplorable, c'est la rapidité avec laquelle les renommées fuient aujourd'hui. Au bout de quel

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ques années, que dis-je? de quelques mois, l'engoue- ment disparaît; le dénigrement lui succède. On voit déjà pâlir la gloire de lord Byron ; son génie est mieux compris de nous ; il aura plus longtemps des a'iteîs en France qu'en Angleterre. Gomme Childe- Harold excelle principalement à peindre les sentiments particuliers de l'individu, les Anglais, qui préfèrent les sentiments communs à tous, finiront par mécon- naître le poète dont le cri est si profond et si triste. Qu'ils y prennent garde : s'ils brisent l'image de l'homme qui les a fait revivre, que leur restera-t-il ?

Lorsque j'écrivis, pendant mon séjour à Londres, en 1822, mes sentiments sur lord Byron, il n'avait plus que deux ans à vivre sur la terre : il est mort en 1824, à l'heure les désenchantements et les dégoûts allaient commencer pour lui. Je l'ai précédé dans la vie ; il m'a précédé dans la mort ; il a été appelé avant son tour; mon numéro primait le sien, et pourtant le sien est sorti le premier. Ghilde-Harold aurait rester : le monde me pouvait perdre sans s'apercevoir de ma disparition. J'ai rencontré, en continuant ma route, madame Guiccioli' à Rome,

1. Teresa Gamba, comtesse Guiccioli, née à Ravenne en 1802, célèbre par sa liaison avec lord Byron. En 1831, veuve de son mari et... et do lord Byron, elle épousa le marquis de Boissy, qui avait été attaché à l'ambassade de Chateaubriand à Rome et l'un de ses protégés. Le marquis de Boissy, pair de France sous Louis-Philippe et sénateur sous le second empire, est resté le type du parfait interrupteur. L'ex - comtesse Guiccioli a fait paraître, en 1863, deux volumes de souvenirs sur l'aoteur de Ghilde-Harold, publiés sons ce titre : Byron jugé par des témoins de sa vie.

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lady Byron * à Paris. La faiblesse et la vertu me sont ainsi apparues : la première avait peut-être trop de réalités, la seconde pas assez de songes.

Maintenant, après vous avoir parlé des écrivains anglais à l'époque l'Angleterre me servait d'asile, il ne me reste qu'à vous dire quelque chose de l'An- gleterre elle-même à cette époque, de son aspect, de ses sites, de ses châteaux, de ses mœurs privées et politiques.

Toute l'Angleterre peut être vue dans l'espace de quatre lieues, depuis Richmond, au-dessus de Londres, jusqu à Greenwich et au-dessous.

Au-dessous de Londres, c'est l'Angleterre indus- trielle et commerçante avec ses docks, ses magasins, ses douanes, ses arsenaux, ses brasseries, ses manu- factures, ses fonderies, ses navires; ceux-ci, à chaque marée, remontent la Tamise en trois divisions : les plus petits d'abord, les moyens ensuite, enfin les grands vaisseaux qui rasent de leurs voiles les co- 'ouues de l'hôpital des vieux marins et les fenêtres le la taverne oîi festoient les étrangers.

Au-dessus de Londres, c'est l'Angleterre agricole et pastorale avec ses prairies, ses troupeaux, ses mai-

1. Miss Milhanks, fille de sir Ralph Milbanks-Noël, héritière de la fortune et des titres de Wentworlh, avait épousé lord By- ron le 2 janvier 1815. Après un an de mariage et la naissance d'une fille qui fut nommée Ada, lady Byron se retira chez son père et ne voulut plus revoir son époux. « La persévérance de ses refus, dit Villemain, et la discrétion de ses plaintes accusent également Byron, qui, n'eût-il pas eu d'autres torts, appelait sur lui la malignité des oisifs par sa folle colère, et qui fit plus tard la faute impardonnable de tourner en ridicule celle qui portait son nom. »

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sons de campagne, ses parcs, dont l'eau de la Tamise, refoulée par le flux, baig.ae deux fois le |our les arbustes et les gazons. Au milieu de ces deuic points opposés, Richmond et Gre»nwich, Londres confond toutes les choses de cette double Angleterre : à l'ouest l'aristocratie, à l'est la démocratie, la Tour de Londres et Westminster , bornes entre lesquelles l'histoire entière de la Grande-Bretagne se vient placer.

Je passai une partie de l'été de 1799 à Richmond avec Christian de Lamoignon, m'occupant du Génie du christianisme. Je faisais des nagées en bateau sur la Tamise, ou des courses dans le parc de Richmond. J'aurais bien voulu que le Richmoiid-lès-Londres fût le Richmond du traité Honor Richemundiae, car alors je me serais retrouvé dans ma patrie, et voici com- ment : Guillaume le Bâtard fit présent à Alain, duc de Bretagne, son gendre, de quatre cent quarante- deux terres seigneuriales en Angleterre, qui formèrent depuis le comté de Richmond ' : les ducs de Bretagne, successeurs d'Alain, inféodèrent ces domaines à des chevaliers bretons, cadets des familles de Rohan, de Tinténiac, de Chateaubriand, de Goyon, de Montbou- cher. Mais, malgré ma bonne volonté, il me faut chercher dans le Yorkshire le comté de Richmond érigé en duché sous Charles II pour un bâtard : le Richmond sur la Tamise est l'ancien Sheen d'Edouard III.

expira, en 1377, Edouard III, ce fameux roi volé par sa maîtresse Alix Pearce, qui n'était plus Alix ou Catherine de Salisbury des premiers jours de la vie du vainqueur de Crécy : n'aimez qu'à l'âge vous

1 Voir le Domesday book, Ch.

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pouvez être aimé. Henri VIII et Elisabeth moururent aussi à Richmond : ne meurt-on pas ? Henri VIII se plaisait à cette résidence. Les historiens anglais sont fort embarrassés de cet abominable homme; d'un côté, ils ne peuvent dissimuler la tyrannie et la servitude du Parlement; de l'autre, s'ils disaient trop anathème au chef de la Réformation, ils se condam- neraient en le condamnant :

Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme

On montre dans le parc de Richmond le tertre qui servait d'observatoire à Henri VIII pour épier la nou- velle du supplice d Anne Boleyn. Henri tressaillit d'aise au signal parti de la Tour de Londres. Quelle volupté 1 le fer avait tranché le col délicat, ensan- glanté les beaux cheveux auxquels le poète-roi avait attaché ses fatales caresses.

Dans le parc abandonné de Richmond, je n'atten- dais aucun signal homicide, je n'aurais pas même souhaité le plus petit mal à qui m'aurait trahi. Je me promenais avec quelques daims paisibles : accoutumés à courir devant une meute, ils s'arrêtaient lorsqu'ils étaient fatigués; on les rapportait, fort gais et tout amusés de ce jeu , dans un tombereau rempli de paille. J'allais voir à Kew^ les kanguroos, ridicules

i. C'est un vers de La Harpe dans son poème sur la Révo- lution. Sans doute, le sens et l'énergie de ce vers plaisaient tout particulièrement à Chateaubriand, car il lui arrivera encore de le citer dans ce même volume.

2. Village du comté de Surrey, à treize kilomètres 0. de Lon- dres, sur la rive droite de la Tamise. Kew possède un château royal, célèbre par son observatoire et son jardin botanique, un <1«8 plus riches qu'il y ail au mouda*

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bêtes, tout juste l'inverse de la girafe : ces innocenta quadrupèdes-sauterelles peuplaient mieux l'Australie que les prostituées du vieux duc de Queensbury ne peuplaient les ruelles de Richmond. La Tamise bor- dait le gazon d'un cottage à demi caché sous un cèdre du Liban et parmi des saules pleureurs : un couple nouvellement marié était venu passer la lune de miel dans ce paradis.

Voici qu'un soir, lorsque je marchais tout doux sur les pelouses de Twickenham, apparaît Peltier, tenant son mouchoir sur sa bouche : « Quel sempiternel tonnerre de brouillard I s'écria-t-il aussitôt qu'il fut à portée de la voix. Comment diable pouvez-vous restei- là? j'ai fait ma liste : Stowe, Bleinheim, Hampton- Court, Oxford ; avec votre façon songearde, vous seriez chez John Bull in vitam xternam, que vous ne verriez rien. »

Je demandai grâce inutilement, il fallut partir. Dans la calèche, Peltier m'énuméra ses espérances; il en avait des relais ; une crevée sous lui, il en enfourchait une autre, et en avant, jambe de ci, jambe de çà, jusqu'au bout de la journée. Une de ses espérances, la plus robuste, le conduisit dans la suite à Bonaparte qu'il prit au collet : Napoléon eut la sim- plicité de boxer avec lui. Peltier avait pour second James Mackintosh ; condamné devant les tribunaux, ii fit une nouvelle fortune (qu'il mangea incontinent) eL vendant les pièces de son procès '.

Bleinheim me fut désagréable : je souffrais d'au- tant plus d'un ancien revers de ma patrie, que j'avais eu à supporter l'insulte d'un récent affront ' un bateau

1. Voir plus haut, page 111, la note sur Peltier.

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en amont de la Tamise m'aperçut sur la rive ; les rameurs avisant un Français poussèrent des hourras; on venait de recevoir la nouvelle du combat naval d'Aboukir : ces succès de l'étranger, qui pouvaient m'ouvrir les portes de la France, m'étaient odieux. Nelson, que j'avais rencontré plusieurs fois dans Hyde-Park, enchaîna ses victoires à Naples dans le Dhâle de lady Hamilton, tandis que les lazzaroni jouaient à la boule avec des têtes. L'amiral mourut glorieusement à Trafalgar, et sa maîtresse misérable- ment à Calais, ayant perdu beauté, jeujnesse et for- tune. Et moi qu'outragea sur la Tamise le triomphe d'Aboukir, j'ai vu les palmiers de la Libye border la mer calme et déserte qui fut rougie du sang de mes compatriotes.

Le parc de Stowe est célèbre par ses fabriques : j'aime mieux ses ombrages. Le cicérone du lieu nous montra, dans une ravine noire, la copie d'un temple dont je devais admirer le modèle dans la brillante vallée du Céphise. De beaux tableaux de l'école ita- lienne s'attristaient au fond de quelques chambres nhabitées, dont les volets étaient fermés : pauvre Raphaël, prisonnier dans un château des vieux Bre- tons, loin du ciel de la Farnésine !

Hampton-Court conservait la collection des por- traits des maîtresses de Charles II : voilà comme ce prince avait pris les choses en sortant d'une révolu- tion qui fit tomber la tête de son père et qui devait chasser sa race.

Nous vîmes, à Slough, Herschell i avec sa savante

1. William Herschell 11738-1822). Le roi George III lui avait donné, au bourg de Slough, une habitation voisine de son châ-

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sœur et son grand télescope de quarante pieds, il cherchait de nouvelles planètes : cela faisait rire Pel- tier qui s'en tenait aux sept vieilles.

Nous nous arrêtâmes deux jours à Oxford. Je me plus dans cette république d'Alfred le Grand ; elle représentait les libertés privilégiées et les mœurs des institutions lettrées du moyen âge. Nous ravaudâmes les vingt-cinq collèges, les bibliothèques, les tableaux, le muséum, le jardin des plantes. Je feuilletai avec un plaisir extrême, parmi les manuscrits du collège de Worcester, une vie du Prince Noir, écrite en vers français par le héraut d'armes de ce prince.

Oxford, sans leur ressembler, rappelait à ma mé- moire les modestes collèges de Dol, de Rennes et de Dinan. J'avais traduit 1 élégie de Gray sur le Cimetière de campagne :

The curfew toUs the knell of parting day.

Imitation de ce vers de Dante :

Squilla di lontano Che paja '1 giorno pianger che si muore*.

Peltier s'était empressé de publier à son de trompe, dans son journal, ma traduction *. A la vue d'Oxford,

teau de Windsor. Le célèbre astronome eut pour auxiliaires dans la construction de ses télescopes et dans ses observations son frère Alexandre et sa sœur Caroline, qui mourut, presque cea- naire, en 1848.

1. Le Purgatoire, chant VIII, vers 5.

2. Elle a été insérée par Chateaubriand au tome XXII de ses Œuvres complètes, « S'il a fait, dit Sainte-Beuve, de bien mauvais ▼ers et de médiocres, il «a & uouvà quelques-uns de tout à fait

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je me souvins de l'ode du même poète sur une vue lointaine du collège d'Éton :

« Heureuses collines, charmants bocages, champs « aimés en vain, jadis mon enfance insouciante « errait étrangère à la peine I je sens les brises qui « viennent de vous : elles semblent caresser mon « âme abattue, et, parfumées de joie et de jeunesse « me souffler un second printemps.

« Dis, paternelle Tamise..., dis quelle génération « volage l'emporte aujourd'hui à précipiter la course « du cerceau roulant, ou à lancer la balle fugitive. « Hélas ! sans souci de leur destinée, folâtrent les « petites victimes I Elles n'ont ni prévision des maux « à venir, ni soin d'outre-journée. »

Qui n'a éprouvé les sentiments et les regrets ex- primés ici avec toute la douceur de la muse ? qui ne s'est attendri au souvenir des jeux, des études, des amours de ses premières années? Mais peut-on leur rendre la vie ? Les plaisirs de la jeunesse reproduits par la mémoire sont des ruines vues au flambeau.

VIE PRIVÉE DES ANGLAIS.

Séparés du continent par une longue guerre, les Anglais conservaient, à la fin du dernier siècle, leurs mœurs et leur caractère national. Il n'y avait encore qu'un peuple, au nom duquel s'exerçait la souverai- neté par un gouvernement aristocratique ; on ne connaissait que deux grandes classes amies et liées

beaux et poétiques. Il est bien au-dessus de Marie-Joseph Ché- nier dans la traduction du Cimetière de Gray, » {Chateaubriand «t son groupe littéraire, tome I, p. 98^

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d'un commun intérêt, les patrons et les clients. Cette classe jalouse, appelée bourgeoisie en France, qui commence à naître en Angleterre, n'existait pas : rien ne s'interposait entre les riches propriétaires et les hommes occupés de leur industrie. Tout n'était pas encore machine dans les professions manufacturières, folie dans les rangs privilégiés. Sur ces mêmes trot- toirs où l'on voit maintenant se promener des figures sales et des hommes en redingote, passaient de petites filles en mantelet blanc, chapeau de paille noué sous le menton avec un ruban, corbeille au bras, dans laquelle étaient des fruits ou un livre ; toutes tenant les yeux baissés , toutes rougissant lorsqu'on les regardait. « L'Angleterre, dit Shakespeare, est un nid fa de cygnes au milieu des eaux. » Les redingotes sans habit étaient si peu d'usage à Londres, en 1793, qu'une femme, qui pleurait à chaudes larmes la mort de Louis XVI, me disait : « Mais, cher monsieur, est-il vrai que le pauvre roi était vêtu d'une redin- gote quand on lui coupa la tête? »

Les gentlemen-farmers n'avaient point encore vendu .ur patrimoine pour habiter Londres ; ils formaient encore dans la chambre des Communes cette fraction indépendante qui, se portant de l'opposition au mi- nistère, maintenait les idées de liberté, d'ordre et de propriété. Ils chassaient le renard ou le faisan en automne, mangeaient l'oie grasse à Noël, criaient vivat au roastbeef, se plaignaient du présent, van- taient le passé, maudissaient Pitt et la guerre, laquelle augmentedt le prix du vin de Porto, et se couchaient ivres pour recommencer le lendemain la même vie. Ils se tenaient assurés que la gloire de la Grande-

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Bretagne ne périrait point tant qu'on chanterait God save the King, que les bourgs-pourris seraient mainte- nus, que les lois sur la chasse resteraient en vigueur, et que l'on vendrait furtivement au marché les lièvres et les perdrix sous le nom de lions et d'autruches.

Le clergé anglican était savant, hospitalier et géné- reux ; il avait reçu le clergé français avec une charité toute chrétienne. L'université d'Oxford fît imprimer à ses frais et distribuer gratis aux curés un Nouveau Testament, selon la leçon romaine, avec ces mots : A l'usage du clergé catholique exilé pour la religion. Quant à la haute société anglaise, chétif exilé, je n'en apercevais que les dehors. Lors des réceptions à la cour ou chez la princesse de Galles*, passaient des

1. Caroline-Amélia-Augusta de Brunswick-Wolfenbûttel, née en 1768, avait épousé en 1795 le prince de Galles, depuis George IV. Profondément attaché à Mistress Fitzherbert, à laquelle il s'était uni par un mariage entaché de nullité, celui-ci n'avait consenti à cette union que pour obtenir du roi son père le payement de ses dettes. Aussitôt après la naissance de leur fille, la princesse Charlotte (mariée en 1816 au prince Léopold de Cobourg et morte en couches l'année suivante), le prin^ et la princesse de Galles s'étaient séparés d'un commun accord (1796). En 1806, le prince provoqua une enquête judiciaire sur la conduite de sa femme, qu'il accusait d'avoir donné le jour à un enfant illégi- time. Le roi George III prit parti pour sa belle-fille, et l'enquête n'eut pas de résultat. Appelé au trône en 1820, George IV, non content de se refuser à reconnaître à sa femme le titre et les prérogatives royales, introduisit contre elle au parlement un bill dans lequel il demandait le divorce pour cause d'adultère de la reine avec un ancien valet de pied nommé Bergami. Après de longs débats, dans lesquels Brougham, avocat de la reine Caroline, fit preuve de la plus rare habileté et de la plus puissante éloquence, le bill fut retiré par le gouvernement (6 novembre 1820). Mais au mois de juillet de l'année suivante, l'entrée de Westminster fut refusée à la reine le jour du couronnement de George IV. Le dépit qu'elle conçut de cet affront ne fut pas étranger à sa fin survenue quelques jours plus tard.

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ladies assises de côté dans des chaises à porteurs ; leurs grands paniers sortaient par la porte de la chaise comme des devants d'autel. Elles ressem- blaient elles-mêmes, sur ces autels de leur ceinture, à des madones ou à des pagodes. Ces belles dames étaient les filles dont le duc de Guiche et le duc de Lauzun avaient adoré les mères ; ces filles sont, en 1822, les mères et grand'mères des petites filles qui dansent chez moi aujourd'hui en robes courtes, au son du galoubet de Collinet, rapides générations de fleurs.

MŒURS POLITIQUES.

L'Angleterre de 1688 était, à la fin du siècle dernier, à l'apogée de sa gloire. Pauvre émigré à Londres, de 1793 à 1800, j'ai entendu parler les Pitt, les Fox, les Sheridan, les Wilberforce, les Grenville, les White- bread, les Lauderdale, les Erskine; magnifique am- bassadeur à Londres aujourd'hui, en 1822, je ne sau- rais dire à quel point je suis frappé, lorsque, au lieu des grands orateurs que j'avais admirés autrefois, je vois se lever ceux qui étaient leurs seconds à la date de mon premier voyage, les écoliers à la place des maîtres. Les idées générales ont pénétré dans cette société particulière. Mais l'aristocratie éclairée, placée à la tète de ce pays depuis cent quarante ans, aura montré au monde une des plus belles et des plus grandes sociétés qui aient fait honneur à l'espèce hu- maine depuis le patriciat romain. Peut-être quelque vieille famille, dans le fond d'un comté, reconnaîtra la société que je viens de peindre, et regrettera le U«Qps dont je déplore ici la perte.

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En 1792, M. Burke se sépara de M. Fox. Il s'agissait de la Révolution française que M. Burke attaquait et que M. Fox défendait. Jamais les deux orateurs, qui jusqu'alors avaient été amis, ne déployèrent autant d'éloquence. Toute la Chambre fut émue, et des larmes remplissaient les yeux de M. Fox, quand M. Burke ter- mina sa réplique par ces paroles : « Le très honorable « gentleman, dans le discours qu'il a fait, m'a traité à « chaque phrase avec une dureté peu commune ; il a « censuré ma vie entière, ma conduite et mes opinions. « Nonobstant cette grande et sérieuse attaque, non « méritée de ma part, je ne serai pas épouvanté; je « ne crains pas de déclarer mes sentiments dans cette « Chambre ou partout ailleurs. Je dirai au monde en- « tier que la Constitution est en péril. C'est certaine- « ment une chose indiscrète en tout temps, et beau- « coup plus indiscrète encore à cet âge de ma vie, que « de provoquer des ennemis, ou de donner à mes amis « des raisons de m'abandonner. Cependant, si cela « doit arriver pour mon adhérence à la Constitution « britannique, je risquerai tout, et comme le devoir « public et la prudence publique me l'ordonnent, dans « mes dernières paroles je m'écrierai : Fuyez la Cons- « titution française! Fly from the French Consti « tution. »

M. Fox ayant dit qu'il ne s'agissait pas de perdre des amis, M. Burke s'écria :

« Oui, il s'agit de perdre des amis! Je connais le « résultat de ma conduite; j'ai fait mon devoir au prix « de mon ami, notre amitié est finie : / hâve done my « duty at the price of my friend; our friendship is at " an end. J'avertis les très honorables gentlemen, qui

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« sont les deux grands rivaux dans cette chambre, « qu'ils doivent à l'avenir (soit qu'ils se meuvent dans « l'hémisphère politique comme deux grands mé- « téores, soit qu'ils marchent ensemble comme deux « frères) , je les avertis qu'ils doivent préserver et chérir « la Constitution britannique, qu'ils doivent se mettre « en garde contre les innovations et se sauver du dan- « ger de ces nouvelles théories. From the danger of « thèse new théories. » Mémorable époque du monde 1

M. Burke, que je connus vers la fin de sa vie, ac- cablé de la mort de son fils unique, avait fondé une école consacrée aux enfants des pauvres émigrés. J'allai voir ce qu'il appelait sa pépinière, his nursery. Il s'amusait de la vivacité de la race étrangère qui croissait sous la paternité de son génie. En regardant sauteries insouciants petits exilés, il me disait : « Nos petits garçons ne feraient pas cela : our boys could not do that, » et ses yeux se mouillaient de larmes : il pensait à son fils parti pour un plus long exil.

Pitt, Fox, Burke ne sont plus, et la Constitution anglaise a subi l'influence des nouvelles théories. Il faut avoir vu la gravité des débats parlementaires à cette époque, il faut avoir entendu ces orateurs dont la voix prophétique semblait annoncer une révolution prochaine, pour se faire une idée de la scène que je rappelle. La liberté, contenue dans les limites de l'ordre, semblait se débattre à Westminster sous l'in- fluence de la liberté anarchique, qui parlait à la tri- bune encore sanglante de la Convention.

M. Pitt, grand et maigre, avait un air triste et mo- queur. Sa parole était froide, son intonation monotone, 80n geste insensible ; toutefois, la lucidité et la fluidité

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de ses pensées, la logique de ses raisonnements, subi- tement illuminés d'éclairs d'éloquence, faisaient de son talent quelque chose hors de ligne.

J'apercevais assez souvent M. Pitt, lorsque de son hôtel, à travers le parc Saint-James, il allait à pied chez le roi. De son côté, George III arrivait de Wind- sor, après avoir bu de la bière dans un pot d'étain avec les fermiers du voisinage ; il franchissait les vi- laines cours de son vilain châtelet, dans une voiture grise que suivaient quelques gardes à cheval ; c'était le maître des rois de l'Europe, comme cinq ou six marchands de la Cité sont les maîtres de l'Inde. M. Pitt, en habit noir, épée à poignée d'acier au côté, chapeau sous le bras, montait, enjambant deux ou trois marches à la fois. Il ne trouvait sur son passage que trois ou quatre émigrés désœuvrés : laissant tomber sur nous un regard dédaigneux, il passait, le nez au vent, la figure pâle.

Ce grand financier n'avait aucun ordre chez lui; point d'heures réglées pour ses repas ou son sommeil. Criblé de dettes, il ne payait rien, et ne se pouvait ré- soudre à faire l'addition d'un mémoire. Un valet de chambre conduisait sa maison. Mal vêtu, sans plaisir, sans passions, avide seulement de pouvoir, il mépri- sait les honneurs, et ne voulait être que William Pitt.

Lord Liverpol, au mois de juin dernier 1822, me mena dîner à sa campagne : en traversant la bruyère de Pulteney, il me montra la petite maison mourut pauvre le fils de lord Chatam, l'homme d'Etat qui avait mis l'Europe à sa solde et distribué de ses propres mains tous les milliards de la terre.

George III survécut à M. Pitt, mais il avait perdu la

T. II. 15

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raison et la vue. Chaque session, à l'ouverture du Parlement, les ministres lisaient aux chambres silen- cieuses et attendries le bulletin de la santé du roi. Un jour, j'étais allé visiter Windsor : j'obtins pour quel- ques schellings de l'obligeance d'un concierge qu'il me cachât de manière à voir le roi. Le monarque, en cheveux blancs et aveugle, parut, errant comme le roi Lear dans ses palais et tâtonnant avec ses mains les murs des salles. 11 s'assit devant un piano dont il con- naissait la place, et joua quelques morceaux d'une so- nate de Haendel : c'était une belle fin de la vieille An- gleterre. Old Englandl

Je commençais à tourner les yeux vers ma terre natale. Une grande révolution s'était opérée. Bona- parte, devenu premier consul, rétablissait l'ordre par le despotisme; beaucoup d'exilés rentraient; la haute émigration, surtout, s'empressait d'aller recueillir les débris de sa fortune : la fidélité périssait par la tête, tandis que son cœur battait encore dans la poitrine de quelques gentilshommes de province à demi nus. Ma- dame Lindsay était partie ; elle écrivait à MM. de Lamoi- gnon de revenir ; elle invitait aussi madame d'Agues- seau, sœur de MM. de Lamoignon*, à passer le dé- troit. Fontanes m'appelait, pour achever à Paris l'im-

1. Sur MM. de Lamoignon, voir ci-dessus la note 1 de la page 154. Leur sœur, Marie-Catherine, née le 3 mars 1759, avait épousé Henri-Cardin-Jean-Baptiste, marquis d'Aguesseau, seigneur de Fresne, avocat général au Parlement, lequel devint membre de l'Académie française (1787), député à la Constituante de 1789, sénateur de l'Empire (1805), pair de la Restauration (1814). Madame d'Aguesseau est morte en 1849, à l'âge de quatre- vingt-dix ans.

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pression du Génie du christianisme. Tout en me souve- nant de mon pays, je ne me sentais aucun désir de le revoir ; des dieux plus puissants que les Lares pater- nels me retenaient; je n'avais plus en France de biens et d'asile ; la patrie était devenue pour moi un sein de pierre, une mamelle sans lait : je n'y trouverais ni ma mère, ni mon frère, ni ma sœur Julie. Lucile existait encore, mais elle avait épousé M. de Caud, et ne por- tait plus mon nom; ma jeune veuve ne me connaissait que par une union de quelques mois, par le malheur et par une absence de huit années.

Livré à moi seul, je ne sais si j'aurais eu la force de partir ; mais je voyais ma petite société se dissoudre ; madame d'Aguesseau me proposait de me mener à Paris : je me laissai aller. Le ministre de Prusse me procura un passeport, sous le nom de La Sagne, habi- tant de Neuchâtel. MM, Dulau interrompirent le tirage du Génie du christianisme, et m'en donnèrent les feuilles composées. Je détachai des Natchez les es- quisses d'Atala et de René; j'enfermai le reste du manuscrit dans une malle dont je confiai le dépôt à mes hôtes, à Londres, et je me mis en route pour Douvres avec madame d'Aguesseau : madame Lindsay nous attendait à Calais.

Ainsi j'abandonnai l'Angleterre en 1800; mon cœur était autrement occupé qu'il ne l'est à l'époque j'écris ceci, en 1822. Je ne ramenais de la terre d'exil que des regrets et des songes; aujourd'hui ma tête est remplie de scènes d'ambition, de politique, de gran- deurs et de cours, si messéantes à ma nature. Que d'événements sont entassés dans ma présente exis- tence! Passez, hommes, passez; viendra mon tour. Je

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n'ai déroulé à vos yeux qu'un tiers de mes jours ; si les souffrances que j'ai endurées ont pesé sur mes sé- rénités printanières, maintenant, entrant dans un âge plus fécond, le germe de René va se développer, et des amertumes d'une autre sorte se mêleront à mon récit i Que n'aurai-je point à dire en parlant de ma patrie, de ses révolutions dont j'ai déjà montré le premier plan; de cet Empire et de l'homme gigantesque que j'ai vu tomber ; de cette Restauration à laquelle j'ai pris tant de part, aujourd'hui glorieuse en 1822, mais que je ne puis néanmoins entrevoir qu'à travers je ne sais quel nuage funèbre?

Je termine ce livre, qui atteint au printemps de 1800. Arrivé au bout de ma première carrière, s'ouvre devant moi la carrière de l'écrivain; d'homme privé, je vais devenir homme public ; je sors de l'asile vir- ginal et silencieux de la solitude pour entrer dans le carrefour souillé et bruyant du monde ; le grand jour va éclairer ma vie rêveuse, la lumière pénétrer dans le royaume des ombres. Je jette un regard attendri sur ces livres qui renferment mes heures immémo- rées; il me semble dire un dernier adieu à la maison paternelle; je quitte les pensées et les chimères de ma jeunesse comme des sœurs, comme des amantes que je laisse au foyer de la famille et que je ne reverrai plus.

Nous mîmes quatre heures à passer de Douvres à Calais. Je me glissai dans ma patrie à l'abri d'un nom étranger : caché doublement dans l'obscurité du Suisse La Sagne et dans la mienne, j'abordai la France avec le siècle*.

1. Voir, à V Appendice, le V : la Rentrée en Franoe,

DEUXIÈME PARTIE

CARRIÈRE LITTÉRAIRE 1800-1814

LIVRE PREMIER

Séjour à Dieppe. Deux sociétés. en sont mes Mémoires. Année 1800. Vue de la France. J'arrive à Paris. Changement de la société. Année de ma vie 1801. Le Mercure. Atala. Année de ma vie 1801. M™» de Beaumont, sa société. Année de ma vie 1801. Eté à Sa- Tigny. Année de ma vie 1802. Talma. Années de ma Tie 1802 et 1803. Génie du christianisme. Chute annon- cée. — Cause du succès final. Génie du christianisme; suite. Défauts de l'ouvrage.

Vous savez que j'ai maintes fois changé de lieu en écrivant ces Mémoires; que j'ai souvent peint ces lieux, parlé des sentiments qu'ils m'inspiraient €* retracé mes souvenirs, mêlant ainsi l'histoire de mes pensées et de mes foyers errants à l'histoire de ma vie.

Vous voyez j'habite maintenant. En me prome- nant ce matin sur les falaises, derrière le château de Dieppe, j'ai aperçu la poterne qui communique à ces

1. Ce livre, commencé à Dieppe en 1836, a été terminé à Paris en 1837. Il a été revu en décembre 1846.

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falaises au moyen d'un pont jeté sur un fossé : ma- dame de Longueville avait échappé par à la reine Anne d'Autriche; embarquée furtivement au Havre, mise à terre à Rotterdam, elle se rendit à Stenay, au- près du maréchal de Turenne. Les lauriers du grand capitaine n'étaient plus innocents, et la moqueuse exilée ne traitait pas trop bien le coupable.

Madame de Longueville, qui relevait de l'hôtel de Rambouillet, du trône de Versailles et de la munici- palité de Paris, se prit de passion pour l'auteur des Maximes^, et lui fut fidèle autant qu'elle le pouvait. Celui-ci vit moins de ses pensées que de l'amitié de madame de La Fayette et de madame de Sévigné, des vers de La Fontaine et de l'amour de madame de Lon- gueville : voilà ce que c'est que les attachements illustres.

La princesse de Gondé, près d'expirer, dit à ma- dame de Brienne : « Ma chère amie, mandez à cette « pauvre misérable qui est à Stenay l'état vous me « voyez, et qu'elle apprenne à mourir. » Belles paroles ; mais la princesse oubliait qu'elle-même avait été aimée de Henri IV, qu'emmenée à Bruxelles par son mari, elle avait voulu rejoindre le Béarnais, s'échap- per la nuit par une fenêtre, et faire ensuite trente ou quarante lieues à cheval ; elle était alors une pauvre misérable de dix-sept ans.

Descendu de la falaise, je me suis trouvé sur le grand chemin de Paris ; il monte rapidement au sor- tir de Dieppe. A droite, sur la ligne ascendante d'une berge, s'élève le mur d'un cimetière ; le long de ce mur est établi un rouet de corderie. Deux cordiers,

i. Le duc de La Rochefoucauld.

MÉMOIRES d'outre-tombe 231

marchant parallèlement à reculons et se balançant d'une jambe sur l'autre, chantaient ensemble à demi- voix. J'ai prêté l'oreille ; ils en étaient à ce couplet du Vieux caporal, beau mensonge poétique, qui nous a conduits nous sommes :

Qui là-bas sanglote et regarde ?

Eh! c'est la veuve du tambour, etc., etc.

Ces hommes prononçaient le refrain : Conscrits au pas ; ne pleurez pas... Marchez au pas, au pas, d'un ton si mâle et si pathétique que les larmes me sont venues aux yeux. En marquant eux-mêmes le pas et en dévidant leur chanvre, i's avaient l'air de filer le dernier moment du vieux c ^oral : je ne saurais dire ce qu'il y avait dans cette gloire particulière à Béran- ger, solitairement révélée par deux matelots qui chan- taient à la vue de la mer la mort d'un soldat.

La falaise m'a rappelé une grandeur monarchique, le chemin une célébrité plébéienne : j'ai comparé en pensée les hommes aux deux extrémités de la société, je me suis demandé à laquelle de ces époques j'aurais préféré appartenir. Quand le présent aura disparu comme le passé, laquelle de ces deux renommées atti- rera le plus les regards de la postérité ?

Et néanmoins, si les faits étaient tout, si la valeur des noms ne contre-pesait dans l'histoire la valeur des événements, quelle différence entre mon temps et le temps qui s'écoula depuis la mort de Henri IV jusqu'à celle de Mazarin 1 Qu'est-ce que les troubles de 1648 comparés à cette Révolution, laquelle a dé- voré l'ancien monde, dont elle mourra peut-être, en

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ne laissant après elle ni vieille, ni nouvelle société ? N'avais-je pas à peindre dans mes Mémoires des tableaux d'une importance incomparablement au- dessus des scènes racontées par le duc de La Roche- foucauld? A Dieppe même, qu'est-ce que la noncha- lente et voluptueuse idole de Paris séduit et rebelle, auprès de madame la duchesse de Berry ? Les coups de canon qui annonçaient à la mer la présence de la veuve royale n'éclatent plus ; la flatterie de poudre et de fumée n'a laissé sur le rivage que le gémissement des flots*.

Les deux filles de Bourbon, Anne-Geneviève et Marie-Caroline se sont retirées ; les deux matelots de la chanson du poète plébéien s'abîmeront ; Dieppe est vide de moi-même : c'était un autre moi, un moi de mes premiers jours finis, qui jadis habita ces lieux, et ce moi a succombé, car nos jours meurent avant nous. Ici vous m'avez vu, sous-lieutenant au régi- ment de Navarre, exercer des recrues sur les galets ; vous m'y avez revu exilé sous Bonaparte ; vous m'y rencontrerez de nouveau lorsque les journées de Juil- let m'y surprendront M'y voici encore ; j'y reprends la plume pour continuer mes confessions.

Afin de nous reconnaître, il est utile de jeter un coup d'œil sur Tétat de mes Mémoires.

11 m'est arrivé ce qui arrive à tout entrepreneur qui travaille sur une grande échelle : j'ai, en premier lieu, élevé les pavillons des extrémités, puis, dépla-

1. La duchesse de Berry, dans les derniers temps de la Res- tauration, avait mis à la mode la plage de Dieppe ; elle y allait chaque année, avec ses enfants, dans la saison dea bains de mer.

MÉMOIRES d'outre-tombe 233

çant et replaçant çà et mes échafauds, j'ai monté la pierre et le ciment des constructions intermé- diaires ; on employait plusieurs siècles à l'achèvement des cathédrales gothiques. Si le ciel m'accorde de vivre, le monument sera fini par mes diverses années ; l'architecte, toujours le même, aura seulement changé d'âge. Du reste, c'est un supplice de conserver intact son être intellectuel, emprisonné dans une enveloppe matérielle usée. Saint Augustin, sentant son argile tomber, disait à Dieu : « Servez de tabernacle à mon âme. » et il disait aux hommes : « Quand vous m'au- M rez connu dans ce livre, priez pour moi. »

Il faut compter trente-six ans entre les choses qui commencent mes Mémoires et celles qui m'occupent. Comment renouer avec quelque ardeur la narration d'un sujet rempli jadis pour moi de passion et de feu, quand ce ne sont plus des vivants avec qui je vais m'entretenir, quand il s'agit de réveiller des effigies glacées au fond de l'Éternité, de descendre dans un caveau funèbre pour y jouer à la vie? Ne suis-je pas moi-même quasi-mort? Mes opinions ne sont-elles pas changées? Vois-je les objets du même point de vue? Ces événements personnels dont j'étais si trou- blé, les événements généraux et prodigieux qui les ont accompagnés ou suivis, n'en ont-ils pas diminué l'importance aux yeux du monde, ainsi qu'à mes pro- pres yeux ? Quiconque prolonge sa carrière sent se refroidir ses heures ; il ne retrouve plus le lendemain l'intérêt qu'il portait à la veille. Lorsque je fouille dans mes pensées, il y a des noms et jusqu'à des per- sonnages qui échappent à ma mémoire, et cependant ils avaient peut-être fait palpiter mon cœur : vanité

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de rhomme oubliant et oublié ! Il ne suffit pas de dire aux songes, aux amours : « Renaissez 1 » pour qu'ils renaissent; on ne se peut ouvrir la région des ombres qu'avec le rameau d'or, et il faut une jeune main pour le cueillir.

Aucuns Tenants des Lares patries. (Rabelais.)

Depuis huit ans enfermé dans la Grande-Bretagne, je n'avais vu que le monde anglais, si différent, sur- tout alors, du reste du monde européen. A mesure que le packet-boat de Douvres approchait de Calais, au printemps de 1800, mes regards me devançaient au rivage. J'étais frappé de l'air pau\Te du pays : à peine quelques mâts se montraient dans le port ; une population en carmagnole et en bonnet de coton s'avançait au-devant de nous le long de la jetée : les vainqueurs du continent me furent annoncés par un bruit de sabots. Quand nous accostâmes le môle, les gendarmes et les douaniers sautèrent sur le pont, visitèrent nos bagages et nos passeports : en France, un homme est toujours suspect, et la première chose que l'on aperçoit dans nos affaires , comme dans nos plaisirs, est un chapeau à trois cornes ou une baïon- nette.

Madame Lindsay nous attendait à l'auberge : le lendemain nous partîmes avec elle pour Paris, ma- dame d'Aguesseau, une jeune personne sa parente, et moi. Sur la route, on n'apercevait presque point d'hommes; des femmes noircies et hâlées, les pieds nus, la tête découverte ou entourée d'un mouchoir,

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 235

labouraient les champs : on les eût prises pour des esclaves. J'aurais plutôt être frappé de l'indépen- dance et de la virilité de cette terre les femmes maniaient le hoyau, tandis que les hommes maniaient le mousquet. On eût dit que le feu avait passé dans les villages; ils étaient misérables et à moitié dé- molis : partout de la boue ou de la poussière, du fumier et des décombres.

A droite et à gauche du chemin, se montraient des châteaux abattus; de leurs futaies rasées, il ne pestait que quelques troncs équarris, sur lesquels jouaient des enfants. On voyait des murs d'enclos ébréchés, des églises abandonnées, dont les morts avaient été chassés, des clochers sans cloches, des cimetières sans croix, des saints sans tète et lapidés dans leurs niches. Sur les murailles étaient barbouil- lées ces inscriptions républicaines déjà vieillies ' Liberté, Égalité, Fraternité, ou la Mort. Quelque- fois on avait essayé d'effacer le mot Mort, mais les lettres noires ou rouges reparaissaient sous une couche de chaux. Cette nation, qui semblait au mo- ment de se dissoudre, recommençait un monde, comme ces peuples sortant de la nuit de la barbarie et de la destruction du moyen âge.

En approchant de la capitale, entre Écouen et Paris, les ormeaux n'avaient point été abattus; je fus frappé de ces belles avenues itinéraires, incon- nues au sol anglais. La France m'était aussi nouvelle que me l'avaient été autrefois les forêts de l'Amé- rique. Saint-Denis était découvert, les fenêtres en étaient brisées ; la pluie pénétrait dans ses nefs ver- dies, et il n'avait plus de tombeaux : j'y ai vu, depuis,

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les os de Louis XVI , les Cosaques , le cercueil du duc de Berry et le catafalque de Louis XVIIL

Auguste de Lamoignon vint au-devant de madame Lindsay : son élégant équipage contrastait avec les lourdes charrettes, les diligences sales, délabrées, traînées par des haridelles attelées de cordes, que j'avais rencontrées depuis Calais. Madame Lindsay demeurait aux Ternes. On me mit à terre sur le chemin de la Révolte, et je gagnai, à travers champs, la maison de mon hôtesse. Je demeurai vingt-quatre heures chez elle; j'y rencontrai un grand et gros monsieur Lasalle qui lui servait à arranger des af- faires d'émigrés. Elle fit prévenir M. de Fontanes de mon arrivée ; au bout de quarante-huit heures, il me vint chercher au fond d'une petite chambre que ma- dame Lindsay m'avait louée dans une auberge, presque à sa porte.

C'était un dimanche : vers trois heures de l'après- midi, nous entrâmes à pied dans Paris par la bar- rière de l'Étoile. Nous n'avons pas une idée aujour- d'hui de l'impression que les excès de la Révolution avaient faite sur les esprits en Europe , et principale- ment parmi les hommes absents de la France pendant la Terreur ; il me semblait, à la lettre, que j'allais descendre aux enfers. J'avais été témoin, il est vrai, des commencements de la Révolution ; mais les grands crimes n'étaient pas alors accomplis, et j'étais resté sous le joug des faits subséquents, tels qu'on les ra- contait au milieu de la société paisible et régulière de l'Angleterre.

M'avançant sous mon faux nom, et persuadé que je compromettais mon ami Fontanes, j'ouïs, à mon

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grand étonnement, en entrant dans les Champs- Elysées, des sons de violon, de cor, de clarinette et de tambour. J'aperçus des bastringues dansaient des hommes et des femmes; plus loin, le palais des Tuileries m'apparut dans l'enfoncement de ses deux grands massifs de marronniers. Quant à la place Louis XV, elle était nue; elle avait le délabrement, l'air mélancolique et abandonné d'un vieil amphi- théâtre ; on y passait vite ; j'étais tout surpris de ne pas entendre des plaintes ; je craignais de mettre le pied dans un sang dont il ne restait aucune trace ; mes yeux ne se pouvaient détacher de l'endroit du ciel s'était élevé l'instrument de mort ; je croyais voir en chemise, liés auprès de la machine sanglante, mon frère et ma belle-sœur : était tombée la tète de Louis XVI. Malgré les joies de la rue, les tours des églises étaient muettes ; il me semblait être rentré le jour de l'immense douleur, le jour du vendredi saint.

M. de Fontanes demeurait dans la rue Saint-Honoré, aux environs de Saint-Roch*. 11 me mena chez lui, me présenta à sa femme, et me conduisit ensuite chez son ami, M. Joubert, je trouvai un abri pro- visoire : je fus reçu comme un voyageur dont on avait entendu parler.

Le lendemain, j'allai à la police, sous le nom de La Sagne, déposer mon passe-port étranger et rece- voir en échange , pour rester à Paris , une permission

1. Les lettres adressées par Chateaubriand au citoyen Fon- tanes, en 1800 et 1801, portent cette suscription : Rue Saint- Honori, près le passage Saint-Roch, ou bien : Rue Saint- Honoré, 85, près de la rue Neuve-du-Luxembourg.

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qui fut renouvelée de mois en mois. Au bout de quel- ques jours , je louai un entre-sol rue de Lille , du côté de la rue des Saints-Pères.

J'avais apporté le Génie du christianisme et les pre- mières feuilles de cet ouvrage , imprimées à Londres. On m'adressa à M. Migneret', digne homme, qui con- sentit à se charger de recommencer l'impression in- terrompue et à me donner d'avance quelque chose pour vivre. Pas une âme ne connaissait mon Essai sur les révolutions^ malgré ce que m'en avait mandé M. Lemierre. Je déterrai le vieux philosophe Delisle de Sales, qui venait de publier son Mémoire en faveur de Dieu, et je me rendis chez Ginguené. Celui-ci était logé rue de Grenelle-Saint-Germain, près de l'hôtel du Bon La Fontaine. On lisait encore sur la loge de son concierge : Ici on s'honore du titre de citoyen, et on se tutoie. Ferme la porte, s'il vous plaît. Je mon- tai : M. Ginguené, qui me reconnut à peine, me parla du haut de la grandeur de tout ce qu'il était et avait été. Je me retirai humblement, et n'essayai pas de renouer des liaisons si disproportionnées.

Je nourrissais toujours au fond du cœur les regrets et les souvenirs de l'Angleterre ; j'avais vécu si long- temps dans ce pays que j'en avais pris les habitudes : je ne pouvais me faire à la saleté de nos maisons, de nos escaliers, de nos tables, à notre malpropreté, à notre bruit, à notre familiarité, à l'indiscrétion de notre bavardage : j'étais Anglais de manières, de goût et, jusqu'à un certain point, de pensées ; car si, comme on le prétend, lord Byron s'est inspiré quel-

1. Il avait sa librairie rue Jacob, 1186, On nomérotait alors les maisons par quartier et non par rua.

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quefois de René dans son Childe-Harold, il est vrai de dire aussi que huit années de résidence dans la Grande-Bretagne, précédées d'un voyage en Amé- rique, qu'une longue habitude de parler, d'écrire et même de penser en anglais, avaient nécessairement influé sur le tour et l'expression de mes idées. Mais peu à peu je goûtai la sociabilité qui nous distingue, ce commerce charmant, facile et rapide des intelli- gences, cette absence de toute morgue et de tout préjugé, cette inattention à la fortune et aux noms, ce nivellement naturel de tous les rangs, cette égalité des esprits qui rend la société française incompa- rable et qui rachète nos défauts : après quelques mois d'établissement au milieu de nous, on sent qu'on ne peut plus vivre qu'à Paris.

Je m'enfermai au fond de mon entre-sol, et je me livrai tout entier au travail. Dans les intervalles de repos, j'allais faire de divers côtés des reconnaissan- ces. Au milieu du Palais-Royal, le Cirque avait été comblé ; Camille Desmoulins ne pérorait plus en plein vent; on ne voyait plus circuler des troupes de pros- tituées, compagnes virginales de la déesse Raison, et marchant sous la conduite de David, costumier et corybante. Au débouché de chaque allée, dans les galeries, on rencontrait des hommes qui criaient des curiosités, ombres chinoises, vues d'optique, cabinets de physique, bêtes étranges ; malgré tant de têtes cou- pées, il restait encore des oisifs. Du fond des caves du Palais-Marchand sortaient des éclats de musique, accompagnés du bourdon des grosses caisses : c'était peut-être qu'habitaient ces géants que je cherchais

140 MÉMOIRES d'outre-tombe

et que devaient avoir nécessairement produits des événements immenses. Je descendais ; un bal souter- rain s'agitait au milieu de spectateurs assis et buvant de la bière. Un petit bossu, planté sur une table, jouait du violon et chantait un hymne à Bonaparte, qui se terminait par ces vers :

Par ses vertus, par ses attraits,

Il méritait d'être leur père !

On lui donnait un sou après la ritournelle. Tel est le fond de cette société humaine qui porta Alexandre et qui portait Napoléon.

Je visitais les lieux oii j'avais promené les rêveries de mes premières années. Dans mes couvents d'au- trefois, les clubistes avaient été chassés après les moines. En errant derrière le Luxembourg, je fus conduit à la Chartreuse ; on achevait de la démolir.

La place des Victoires et celle de Vendôme pleu- raient les effigies absentes du grand roi ; la commu- nauté des Capucines était saccagée ; le cloître inté- rieur servait de retraite à la fantasmagorie de Robert- son. Aux Cordeliers, je demandai en vain la nef gothique j'avais aperçu Marat et Danton dans leur primeur. Sur le quai des Théatins, l'église de ces reli- gieux était devenue un café et une salle de danseurs de corde. A la porte, une enluminure représentait des funambules, et on lisait en grosses lettres : Spectacle gratis. Je m'enfonçai avec la foule dans cet antre per- fide : je ne fus pas plutôt assis à ma place, que des garçons entrèrent serviette à la main et criant comme des enragés : « Consommez messieurs I consommez I »

MÉMOIRES d'outre-tombe 241

Je ne me le fis pas dire deux fois, et je m'évadai piteusement aux cris moqueurs de l'assemblée, parce qu«> je n'avais pas de quoi consommer*.

La Révolution s'est divisée en trois parties qui n'ont rien de commun entre elles : la République, l'Empiré et la Restauration ; ces trois mondes divers, tous trois aussi complètement finis les uns que les autres, semblent séparés par des siècles. Chacun de ces trois mondes a eu un principe fixe : le principe de la République était l'égalité, celui de l'Empire la force, celui de la Restauration la liberté. L'époque républicaine est la plus originale et la plus profon- dément gravée, parœ qu'elle a été unique dans l'his- toire : jamais on n'avait vu, jamais on ne reverra

1. Chateaubriand, à cette date, était à la lettre, sans le sou. Le 30 juillet 1800, il écrivait à Fontane?

« Je vous envoie, mon cher ami, un Mémoire que de Salei m'a laissé pour vous :

« Rendez-moi deux services;

« Donnez-moi d'abord un mot pour le médecin.

« Tâchez ensuite de m'emprunter vingt-cinq louis.

« J'ai reçu de mauvaises nouvelles de ma famille, et je sais plus comment faire pour attendre l'autre époque de ma for- tune, chez Migueret. Il est dur d'être inquiet sur ma vie pen- dant que j'achève l'œuvre du Seigneur. Juste et belle Révolu- tion 1 Ils ont tout vendu. Me voilà comme au sortir du ventre de ma mère, car mes chemises même ne sont pas françaises. Elles sont de la charité d'un autre peuple. Tirez-moi donc d'affaire, si vous le pouvez, mon cher ami. Vingt-cinq louis me feront vivre jusqu'à la publication qui décidera de mon sort. Alors le livre paiera tout, si tel est le bon plaisir de Dieu, qui jusqu'à présent ne m'a pas été très favorable.

« Tout à vous,

« LA SA GNE. »

La lettre porte pour suscription : Au citoyen Fontanes, rué Honoré.

T. Il 16

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l'ordre physique produit par le désordre moral, l'unilé sortie du gouvernement de la multitude, l'échafaud substitué à la loi et obéi au nom de l'humanité.

J'assistai, en 1801, à la seconde transformation sociale. Le pêle-mêle était bizarre : par un traves- tissement convenu, une foule de gens devenaient des personnages qu'ils n'étaient pas : chacun portait son nom de guerre ou d'emprunt suspendu à son cou, comme les Vénitiens, au carnaval, portent à la main un petit masque pour avertir qu'ils sont mas- qués. L'un était réputé Italien ou Espagnol, l'autre Prussien ou Hollandais : j'étais Suisse. La mère pas- sait pour être la tante de son fils, le père pour l'oncle de sa fille ; le propriétaire d'une terre n'en était que le régisseur. Ce mouvement me rappelait, dans un sens contraire, le mouvement de 1789, lorsque les moines et les religieux sortirent de leur cloître et que l'ancienne société fut envahie par la nouvelle : celle-ci, après avoir remplacé celle-là, était remplacée à son tour.

Cependant le monde ordonné commençait à re- naître ; on quittait les cafés et la rue pour rentrer dans sa maison ; on recueillait les restes de sa fa- mille; on recomposait son héritage en en rassem- blant les débris, comme, après une bataille, on bat le rappel et l'on fait le compte de ce que l'on a perdu. Ce qui demeurait d'églises entières se rouvrait : j'eus le bonheur de sonner la trompette à la porte du temple. On distinguait les vieilles générations répu- blicaines qui se retiraient, des générations impé- riales qui s'avançaient. D^; généraux de la réquisi-

MÉMOIRES d'outre-tombe 243

tion, pauvres, au langage rude, à la mine sévère, et qui, de toutes leurs campagnes, n'avaient remporté que des blessures et des habits en lambeaux, croi- saient les officiers brillants de dorure de l'armée consulaire. L'émigré rentré causait tranquillement avec les assassins de quelques-uns de ses proches. Tous les portiers, grands partisans de feu M. de Ro- bespierre, regrettaient les spectacles de la place Louis XV, l'on coupait la tête à des femmes qui, me disait mon propre concierge de la rue de Lille, avaient le cou blanc comme de la chair de poulet. Les septembriseurs, ayant changé de nom et de quartier, s'étaient faits marchands de pommes cuites au coin des bornes; mais ils étaient souvent obligés de dé- guerpir, parce que le peuple, qui les reconnaissait, renversait leur échoppe et les voulait assommer. Les révolutionnaires enrichis commençaient à s'emmé- nager dans les grands hôtels vendus du faubourg Saint-Germain. En train de devenir barons et comtes, les Jacobins ne parlaient que des horreurs de 1793, de la nécessité de châtier les prolétaires et de répri- mer les excès de la populace. Bonaparte, plaçant les Brutus et les Scévola à sa police, se préparait à les barioler de rubans, à les salir de titres, à les forcer de trahir leurs opinions et de déshonorer leurs crimes. Entre tout cela poussait une génération vi- goureuse semée dans le sang, et s'élevant pour ne plus répandre que celui de l'étranger : de jour en jour s'accomplissait la métamorphose des républi- cains en impérialistes et de la tyrannie de tous dans le despotisme d'un seul.

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Tout en m'occupant à retrancher , augmenter, changer les feuilles du Génie du christianisme la nécessité me forçait de suivre quelques autres tra- vaux. M. de Fontanes rédigeait alors le Mercure de France : il me proposa d'écrire dans ce journal. Ces combats n'étaient pas sans quelque péril : on ne pou- vait arriver à la politique que par la littérature, et la police de Bonaparte entendait à demi-mot. Une cir- constance singulière, en m'empêchant de dormir, allongeait mes heures et me donnait plus de temps. J'avais acheté deux tourterelles ; elles roucoulaient beaucoup : en vain je les enfermais la nuit dans ma petite malle de voyageur ; elles n'en roucoulaient que mieux. Dans un des moments d'insomnie qu'elles me causaient, je m'avisai d'écrire pour le Mercure une lettre à madame de Staël'. Cette boutade me fit tout à coup sortir de l'ombre ; ce que n'avaient pu faire mes deux gros volumes sur les Révolutions, quelques pages d'un journal le firent. Ma tête se montrait un peu au-dessus de l'obscurité.

Ce premier succès semblait annoncer celui qui Fal- lait suivre. Je m'occupais à revoir les épreuves d'Atala (épisode renfermé, ainsi que René, dans le Génie du christianisme) lorsque je m'aperçus que des feuilles me manquaient. La peur me prit : je crus qu'on avait

1. Cette lettre à M™' de Staël avait exactemeat pour titre : Lettre à M. de Fontanes sur la deuxième édition de Vouvrage de Af™« de Staël (De la littérature considérée dans ses rapports avec la morale, etc.). Cette lettre était sigaée : V Auteur du Génie du Christianisme. Elle fut imprimée dans le Mercure du l*"" ni- vôse an IX (22 décembre 1800). C'est un des plus éloquents écrits de Chateaubriand. 11 figure maintenant dans toutes les éditions du Génie du Christianisme, auquel il se rattache de la façon 1a plus étroite.

MÉMOIRES d'outre-tombe 245

dérobé mon roman, ce qui assurément était une crainte bien peu fondée, car personne ne pensait que je valusse la peine d'être volé. Quoi qu'il en soit, je me déterminai à publier Atala à part, et j'annonçai ma résolution dans une lettre adressée au Journal des Débats et au Publiciste •.

Avant de risquer l'ouvrage au grand jour, je le montrai à M. de Fontanes : il en avait déjà lu des fragments en manuscrit à Londres. Quand il fut arrivé au discours du père Aubry, au bord du lit de mort d' Atala, il me dit brusquement d'une voix rude : « Ce n'est pas cela ; c'est mauvais ; refaites cela ! » Je me retirai désolé ; je ne me sentais pas capable de mieux faire. Je voulais jeter le tout au feu; je passai depuis

1. Voici cette lettre :

« CITOYEN,

« Dans mon ouvrage sur le Génie du Christianisme, ou les Beautés de la religion chrétienne, il se trouve une partie entière consacrée à la poétique du Christianisme. Cette partie se divise en quatre livres : poésie, beaux-arts, littérature, harmonies de la religion avec les scènes de la nature et les passions du cœur humain. Dans ce livre, j'examine plusieurs sujets qui n'ont pu entrer dans les précédents, tels que les effets des ruines gothiques comparées aux autres sortes de ruines, les sites des monastères dans la solitude, etc. Ce livre est terminé par une anecdote extraite de mes voyages en Amérique, et écrite sous les huttes mêmes des sauvages; elle est intitulée Atala, etc. Quelques épreuves de cette petite histoire s'étant trouvées égarées, pour prévenir un accident qui me causerait un tort infini, je me vois obligé de l'imprimer à part, avant mon grand ouvrage.

« Si vous vouliez, citoyen, me faire le plaisir de publier m lettre, vous me rendriez un important service.

« J'ai l'honneur d'être, etc. »

La lettre est signée : l'Auteur du Génie du Christianisme. Elle parut dans le Journal des Débats, du 10 germin»' "" IX (31 mars 1801).

246 MÉMOIRES d'outre-tombe

huit heures jusqu'à onze heures du soir dans mon entre-sol, assis devant ma table, le front appuyé sur le dos de mes mains étendues et ouvertes sur mon papier. J'en voulais à Fontanes ; je m'ec '^oulais ; je n'essayais pas même d'écrire, tant je désespérais de moi. Vers minuit, la voix de mes tourterelles m'ar- riva, adoucie par l'éloignement et rendue plus plain- tive par la prison je les tenais renfermées : l'inspi- ration me revint ; je traçai de suite le discours du missionnaire, sans une seule interligne, sans en rayer un mot, tel qu'il est resté et tel qu'il existe aujourd'hui. Le cœur palpitant, je le portai le matin à Fontanes, qui s'écria: « C'est celai c'est cela! je vous l'avais bien dit, que vous feriez mieux 1 »

C'est de la publication d'Atala^ que date le bruit que j'ai fait dans ce monde : je cessai de vivre de moi-même et ma carrière publique commença. Après tant de succès militaires, un succès littéraire parais- sait un prodige; on en était affamé. L'étrangeté de l'ouvrage ajoutait à la surprise de la foule. Atala tombant au milieu de la littérature de l'Empire, de cette école classique, vieille rajeunie dont la seule

1. Fontanes, dans le Mercure du 16 germinal an IX (6 avril 1801), annonçait, en ces termes, la publication prochaine à'Atala: « L'auteur est le même dont on a déjà parlé plus d'une fois, en annonçant son grand travail sur les beautés morales et poétiques du christianisme. Celui qui écrit l'aime depuis douze ans et il l'a retrouvé, d'une manière inattendue, dans des jours d'exil et de malheurs ; mais il ne croit pas que les illusions de l'amitié se mêlent à ses jugements. » Le Journal des Débats, dans sa feuille du 27 germinal (17 avril) annonça que le petit volume venait de paraître chez Migneret, rue Jacob 1186. C'était un petit in-12 de xxiv et 210 pages de texte, avec ce titre : Atala ou les amourt de deux sauvages dans le désert.

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vue inspirait l'ennui, était une sorte de production d'un genre inconnu. On ne savait si l'on devait la classer parmi les monstruosités ou parmi les beautés ; était-elle Gorgone ou Vénus? Les académiciens as- semblés dissertèrent doctement sur son sexe et sur sa nature, de même qu'ils firent des rapports sur le Génie du christianisme. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau l'accueillit.

Atala devint si populaire qu'elle alla grossir, avec la Brinvilliers, la collection de Curtius *. Les auberges de rouliers étaient ornées de gravures rouges, vertes et bleues, représentant Chactas, le père Aubry et la fille de Simaghan. Dans des boîtes de bois, sur les quais, on montrait mes personnages en cire, comme on montre des images de Vierge et de saints à la foire. Je vis sur un théâtre du boulevard ma sauva- gesse coiffée de plumes de coq, qui parlait de l'âme de la solitude à un sauvage de son espèce, de manière à me faire suer de confusion. On représentait aux Variétés une pièce dans laquelle une jeune fille et un jeune garçon, sortant de leur pension, s'en allaient par le coche se marier dans leur petite ville ; comme

i. Un Allemand, qui se faisait appeler Curtitis, avait installé à Paris, vers 1T70, un Cabinet de figure en cire coloriées, repro- duisant, sous leur costume habituel, les personnages fameux morts ou vivants. Ses deux salons, établis au Palais-Royal et au boulevard du Temple, étaient consacrés, l'un aux grands hommes, l'autre aux scélérats. Tous les deux, le second surtout, attirèrent la foule, et leur vogue, que la Révolution n'avait fait qu'accroître, se maintint sous le Consulat et l'Empire. Les salons de figures de cire restèrent ouverts, au boulevard du Temple, jusqu'à la fin du règne de Louis-Philippe. Ils émigrèrent alors en province, et il arrive qu'aujourd'hui encore on en rencontre quelquefois dans les foires de village. Seulement, on n'y trouve plus de grands hommes : les scélérats seuls sont restés.

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en débarquant ils ne parlaient, d'un air égaré, que crocodiles, cigognes et forêts, leurs parents croyaient qu'ils étaient devenus fous. Parodies , caricatures, moqueries m'accablaient*. L'abbé Morellet, pour me

1. Marie-Joseph Chénier qui aura justement pour succes- seur à l'Académie l'auteur d^Atala fut le plus ardent à criti- quer l'œuvre nouvelle, à la couvrir de moqueries en vers et en prose. Sa longue satire des Nouveaux Saints lui est en grande partie consacrée :

J'entendrai les sermons prolixement diserts Du bon monsieur Âubry, Massillon des déserts. 0 terrible Atala ! tous deux avec ivresse Courons goûter encore les plaisirs de la messe.

Un petit volume, attribué à Gadet de Gassicourt et qui eut aussitôt plusieurs éditions, avait pour titre : Atala, ou les habi- tants du désert, parodie d' ATALA, ornée de figures de rhéto- rique. — Au grand village, chez Gueffier jeune, an IX.

L'année suivante paraissaient deux volumes intitulés : Résur- rection d'Atala et son voyage à Paris. M™« de Beaumont les signalait en ces termes à ChênedoUé, dans une lettre du 25 août 1802 : « On a fait une Résurrection d'Atala en deux volumes. Atala, Chactas et le Père Aubry ressuscitent aux ardentes prières des Missionnaires. Ils partent pour la France; un nau- frage les sépare : Atala arrive à Paris. On la mène chez Feydel (l'un des rédacteurs du Journal de Paris à cette époque) qui parie deux cents louis qu'elle n'est pas une vraie Sauvage; chei l'abbé Morellet, qui trouve la plaisanterie mauvaise; chez M. de Chateaubriand, qui lui fait vite bâtir une hutte dans son jardin, qui lui donne un dîner se trouvent les élégantes de Paris : on discute avec lui très poliment les prétendus défauts d'Atala. On va ensuite au bal des Étrangers plusieurs femmes du moment passent en revue, enfin à l'église cA l'on trouve le Père Aubry disant la messe et Chactas la servant. La reconnaissance se fait, et l'ouvrage finit par une mauvaise critique du Génie du Christianisme. Vous croiriez, d'après cet exposé, que l'auteur est païen. Point du tout. 11 tombe sur les philosophes; il assomme l'abbé Morellet, et il veut être plus chrétien que M. de Chateau- briand. La plaisanterie est plus étrange qu'offensante; mais on cherche à imiter le style de notre ami, et cela me blesse. Le bon esprit de M. Joubert s'accommode mieux de toutes ces petites attaques que moi qui justifie si bien la première partie de ma

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confondre, fît asseoir sa servante sur ses genoux et ne put tenir les pieds de la jeune vierge dans ses mains, comme Chactas tenait les pieds d'Âtala pen- dant l'orage : si le Chactas de la rue d'Anjou s'était fait peindre ainsi, je lui aurais pardonné sa cri- tique *.

Tout ce train servait à augmenter le fracas de mon apparition. Je devins à la mode. La tête me tourna : j'ignoiavs les jouissances de l'amour-propre, et j'en fus enivre. J'aimai la gloire comme une femme, comme un premiar amour. Cependant, poltron que j'étais, mon effroi égalait ma passion : conscrit, j'al- lais mal au feu. Ma sauvagerie naturelle, le doute que j'ai toujours eu de mon talent, me rendaient humble au milieu de mes triomphes. Je me dérobais à mon éclat; je me promenais à l'écart, cherchant à éteindre l'auréole dont ma tête était couronnée. Le soir, mon chap-^au rabattu sur mes yeux, de peur qu'on ne

devise : « Un souffle m'agite. » En annonçant cette Résur- rection d'Atala, le Mercure disait (4 septembre 1802) : « Encore deux volumes sur Atala! En vérité elle a déjà donné lieu à plus de critiques et de défenses que la philosophie de Kant n'a de commentaires. »

1. Chateaubriand se venge ici très spirituellement de l'abbé Morellet (l'abbé mords-les, disait Voltaire) et de sa brochure de 72 pages : Observations critiques sur le rom,an intitulé ATALA. L'abbé Morellet, « qui n'appartenait à l'église, dit Norvins {Mémorial, I, 74), que par la moitié de la foi, la moitié du cos- tume et par un prieuré tout entier », était un homme de talent et de bon sens, mais d'un talent un peu sec et d'un bon sens un peu court. Vieil encyclopédiste, classique impénitent, il ne com- prit rien aux nouveautés d'Atala, de René et du Génie du Chris- tianisme, aussi dépaysé devant les premiers ckefs-d'œuvre du jeune Chateaubriand que les vieux généraux autrichiens, les Beaulieu et les Wurmser, devant les premières victoires du jeun* Bonaparte.

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reconnût le grand homme, j'allais à l'estaminet lire à la dérobée mon éloge dans quelque petit journal inconnu. Tête à tête avec ma renommée, j'étendais mes courses jusqu'à la pompe à feu de Chaillot, sur ce même chemin j'avais tant souffert en allant à la cour ; je n'étais pas plus à mon aise avec mes nou- veaux honneurs. Quand ma supériorité dînait à trente sous au pays latin, elle avalait de travers, gênée par les regards dont elle se croyait l'objet. Je me contem- plais, je me disais : « C'est pourtant toi, créature extraordinaire, qui manges comme un autre homme ! » Il y avait aux Champs-Elysées un café que j'affection- nais à cause de quelques rossignols suspendus en cage au pourtour intérieur de la salle ; madame Rousseau*, la maîtresse du lieu, me connaissait de vue sans savoir qui j'étais. On m'apportait vers dix heures du soir une tasse de café, et je cherchais Atala dans les Petites- A f fiches , à la voix de mes cinq ou six Philomèles. Hélas ! je vis bientôt mourir la pauvre madame Rousseau ; notre société des rossignols et de l'Indienne qui chantait : « Douce habitude d'aimer, si nécessaire à la vie ! » ne dura qu'un moment.

Si le succès ne pouvait prolonger en moi ce stupide engouement de ma vanité, ni pervertir ma raison, il avait des dangers d'une autre sorte; ces dangers s'ac-

1. Dans une lettre à Chênedollé, du 26 juillet 1820, Chateau- briand, qui venait d'être nommé à l'ambassade de Berlin, rap- pelait à son ami le bon temps ils fréquentaient ensemble le petit café des Champs-Élysèss ; « . . . Ceci n'est pas un adieu, lui écrivait-il; nous nous reverrons, nous finirons nos jours en- semble dans cette grande Babylone qu'on aime toujours en la maudissant, et nous nous rappellerons le bon temps de nos mi- tères nous prenions le détestable café de M°^" Rousseau. »

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crurent à rapparition du Ge'm'e du christianisme, et à ma démission pour la mort du duc d'Enghien. Alors vinrent se presser autour de moi, avec les jeunes femmes qui pleurent aux romans, la foule des chré- tiennes, et ces autres nobles enthousiastes dont une action d'honneur fait palpiter le sein. Les éphèbes de treize et quatorze ans étaient les plus périlleuses ; car ne sachant ni ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles vous veulent, elles mêlent avec séduction votre image à un monde de fables, de rubans et de fleurs. J.-J. Rous- seau parle des déclarations qu'il reçut à la publication de la Nouvelle ffétoîse et des conquêtes qui lui étaient offertes : je ne sais si l'on m'aurait ainsi livré des empires, mais je sais que j'étais enseveli sous un amas de biUets parfumés; si ces billets n'étaient aujourd'hui des billets de grand'mères, je seras embarrassé de raconter avec une modestie conve- nable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe suscrite par moi, et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. Si je n'ai pas été gâté, il faut que ma nature soit bonne.

Politesse réelle ou curieuse faiblesse, je me laissais quelquefois aller jusqu'à me croire obligé de remer- cier chez elles les dames inconnues qui m'envoyaient leurs noms avec leurs flatteries : un jour, à un qua- trième étage, je trouvai une créature ravissante sous l'aile de sa mère, et chez qui je n'ai pas remis le pied. Une Polonaise m'attendait dans des salons de soie ; mélange de l'odalisque et de la Valkyrie, elle avait l'air d'un perce-neige à blanches fleurs, ou

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d'une de ces élégantes bruyères qui remplacent les autres filles de Flore, lorsque la saison de celles-ci n'est pas encore venue ou qu'elle est passée : ce chœur féminin, varié d'âge et de beauté, était mon ancienne sylphide réalisée. Le double effet sur ma vanité et mes sentiments pouvait être d'autant plus redoutable que jusqu'alors, excepté un attachement sérieux, je n'avais été ni recherché, ni distingué de la foule. Toutefois je le dois dire : m'eût-il été facile d'abuser d'une illusion passagère, l'idée d'une volupté advenue par les voies chastes de la religion révoltait ma sincérité : être aimé à travers le Génie du chris- tianisme, aimé pour Y Extrême-Onction, pour la Fête des Morts ! Je n'aurais jamais été ce honteux tartufe.

J'ai connu un médecin provençal, le docteur Viga- roux ; arrivé à l'âge chaque plaisir retranche un jour, « il n'avait point, disait-il, de regret du temps ainsi perdu ; sans s'embarrasser s'il donnait le bonheur qu'il recevait, il allait à la mort dont il espé- rait faire sa dernière délice. » Je fus cependant témoin de ses pauvres larmes lorsqu'il expira ; il ne put me dérober son affliction ; il était trop tard : ses cheveux blancs ne descendaient pas assez bas pour cacher et essuyer ses pleurs. Il n'y a de véritablement malheu- reux en quittant la terre que l'incrédule : pour l'homme sans foi, l'existence a cela d'affreux qu'elle fait sentir le néant; si l'on n'était point né, on n'éprou- verait pas l'horreur de ne plus être : la vie de l'athée est un effrayant éclair qui ne sert qu'à découvrir un abîme.

Dieu de grandeur et de miséricorde ! vous ne nous avez point jetés sur la terre pour des chagrins peu

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dignes et pour un misérable bonheur ! Notre désen- chantement inévitable nous avertit que nos destinées sont plus sublimes. Quelles qu'aient été nos erreurs, si nous avons conservé une âme sérieuse et pensé à vous au milieu de nos faiblesses, nous serons trans- portés, quand votre bonté nous délivrera, dans cette région oil les attachements sont éternels!

Je ne tardai pas à recevoir le châtiment de ma va- nité d'auteur, la plus détestable de toutes, si elle n'en était la plus bête : j'avais cru pouvoir Sâyonrer it^ petto la satisfaction d'être un sublime génie, non en portant, comme aujourd'hui, une barbe et un habit extraordi- naires, mais en restant accoutré de la môme façon que les honnêtes gens, distingué seulement par ma supé- riorité : inutile espoir! mon orgueil devait être puni; la correction me vint des personnes politiques que je fus obligé de connaître : la célébrité est un bénéfice à charge d'âmes.

M. de Fontanes était lié avec madame Bacciochi > ; il me présenta à la sœur de Bonaparte, et bientôt au frère du premier consul, Lucien *. Celui-ci avait une maison

1. Marie-Anne Bonaparte, dite Elisa (1774-1820), mariée en 1797 à son compatriote Félix-Pascal Bacciochi; princesse de Lucques et de Piombino en 1805, grande-duchesse de Toscane de 1808 à 1814; elle prit, en 1815, le titre de comtesse de Com- pignano. « Elle protégeait hautement le poète Fontanes », dit le baron de Méneval dans ses Mémoires, tome I, p. 67.

2. « M. de Chateaubriand, revenu de l'émigration avant l'am- oistie, avait été présenté par M. de Fontanes, son ami intime, à M™« Bacciochi, sœur du Premier Consul, et à son frère Lu- cien Bonaparte. Le frère et la sœur se déclarèrent les protec- teurs de M. de Chateaubriand. » Mémoires du baron de Mt- %evaî, tome I, page 84.

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de campagne près de Senlis (le Plessis) *, j'étais contraint d'aller dîner; ce château avait appartenu au cardinal de Bernis. Lucien avait dans son jardin le tombeau de sa première femme', une dame moitié allemande et moitié espagnole, et le souvenir du poète cardinal. La nymphe nourricière d'un ruisseau creusé à la bêche était une mule qui tirait de l'eau d'un puits : c'était le commencement de tous les fleuves que Bonaparte devait faire couler dans son empire. On tra- vaillait à ma radiation; on me nommait déjà, et je me nommais moi-même tout haut Chateaubriand, ou- bliant qu'il me fallait appeler Lassagne. Des émigrés m'arrivèrent, entre autres MM. de Bonald et Chêne- dollé. Christian de Lamoignon, mon camarade d'exil à Londres, me conduisit chez madame Récamier : le rideau se baissa subitement entre elle et moi.

La personne qui tint le plus de place dans mon existence, à mon retour de l'émigration, fut madame la comtesse de Beaumont. Elle demeurait une partie

1, Le château du Plessis-Chamant.

2. En 1794, Lucien-Bonaparte, âgé de dix-neuf ans, était garde- magasin des subsistances à Saint-Maximin (Var). Saint-Maximin s'appelait alors Marathon, et Lucien s'appelait Brutus. Brutus fit la cour à la sœur de l'aubergiste chez qui il logeait. Elle avait deux ans de plus que lui, n'avait reçu nulle instraction, ne savait pas même signer son nom Catherine Boyer. Il l'épousa, le 15 floréal an II (4 mai 1794), par devant Jean-Bap- tiste Garnier, membre du Conseil général de la commune de Marathon. Nul membre de sa famille ne parut à ce mariage, pour lequel il s'était bien gardé de demander le consentement de sa mère et dont l'acte se trouvait entaché des illégalités les plus flagrantes. Devenu veuf au mois de mai 1800, il épousa, deux ans après, Marie-Laurence-Charlotte-Louise-Alexandrine de Bleschamp, femme divorcée de Jean- François -Hippolyie Jouberthon, ex-agent de change à Paris. La ieconde femme di Lucien mourut seulement en 1855.

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de l'année au château de Passy*, près Villeneuve- sur-Yonne, que M. Joubert habitait pendant l'été. Madame de Beaumont revint à Paris et désira me connaître.

Pour faire de ma vie une longue chaîne de regrets, la Providence voulut que la première personne dont je fus accueilli avec bienveillance au début de ma car- rière publique fût aussi la première à disparaître. Ma- dame de Beaumont ouvre la marche funèbre de ces femmes qui ont passé devant moi. Mes souvenirs les plus éloignés reposent sur des cendres, et ils ont con- tinué de tomber de cercueil en cercueil; comme le Pandit indien, je récite les prières des morts, jusqu'à ce que les fleurs de mon chapelet soient fanées.

Madame de Beaumont était fille d'Armand-Marc de Saint-Hérem, comte de Montmorin, ambassadeur de France à Madrid, commandant en Bretagne, membre de l'assemblée des Notables en 1787, et chargé du portefeuille des affaires étrangères sous Louis XVI, dont il était fort aimé : il périt sur l'échafaud, le suivit une partie de sa famille >.

1. Passy, dans l'Yonne, petit village voisin d'Etigny, et k quelques kilomètres de Sens.

2. Le comte de Montmorin, père de M»"* de Beaumont, ne périt point sur l'échafaud ; il fut massacré à l'Abbaye le 2 sep- tembre 1792. « Percé de plusieurs coups en plein corps, dit M. Marcellin Boudet dans son livre sur la Justice révolution- naire en Auvergne, haché, coupé, tailladé, il vivait encore. Ses bourreaux l'empalèrent et le portèrent ainsi aux portes de l'As- semblée nationale. » Le lendemain, 3 septembre, son cousin, Louis- Victor-Hippolyte-Luce de Montmorin, fut égorgé à la Conciergerie où, par un sanglant déni de justice, U avait été ramené après son acquittement par le tribunal criminel du 17 août. M™" de Montmorin, mère de M»« de Beaumont, fut guillotinée le 21 floréal an II (10 mai 1794) ; son second fils fui

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Madame de Beaumont, plutôt mal que bien de fi- gure, est fort ressemJjlante dans un portrait fait par madame Lebrun. Son visage était amaigri et pâle; ses yeux, coupés en amande, auraient peut-être jeté trop d'éclat, si une suavité extraordinaire n'eût éteint à demi ses regards en les faisant briller languissam- ment, comme un rayon de lumière s'adoucit en tra- versant le cristal de l'eau. Son caractère avait une sorte de roideur et d'impatience qui tenait à la force de ses sentiments et au mal intérieur qu'elle éprou- vait. Ame élevée, courage grand, elle était née pour le monde d'où son esprit s'était retiré par choix et mal- heur; mais quand une voix amie appelait au dehors cette intelligence solitaire, elle venait et vous disait quelques paroles du ciel. L'extrême faiblesse de ma- dame de Beaumont rendait son expression lente, et cette lenteur touchait; je n'ai connu cette femme affli- gée qu'au moment de sa fuite ; elle était déjà frappée de mort, et je me consacrai à ses douleurs. J'avais pris un logement rue Saint-Honoré, à l'hôtel d'Étam- pes *, près de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Beaumont occupait dans cette dernière rue un ap partement ayant vue sur les jardins du ministère de

guillotiné aTec elle. Sa fille aînée, mariée au comte de la Luzerne, mourut le 10 juillet 1794, à l'archevêché, devenu l'hôpital dei prisons.

i . On lit dans une lettre de M™* de Beaumont à Chênedollé, du 7 fructidor an X (25 août 1802) : « Il (Chateaubriand) est dans son nouveau logement, Hôtel d'Etampes, 84. Ce loge- ment est charmant, mais U est bien haut. Toute la société voas regrette et vous désire: mais M. Joubert est dans les grands abattements, M. de Chateaubriand est enrhumé, Fontanes toat honteux et la plus aimable des sociétés ne bat que d'ans aile. «

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la justice *. Je me rendais chaque soir chez elle, avec ses amis et les miens, M. Joubert, M. de Fontanes, M. de Bonald, M. Mole, M. Pasquier, M. ChênedoUé, hommes qui ont occupé une place dans les lettres et dans les affaires.

Plein de manies et d'originalités, M. Joubert* man-

1. M. Pasquier, dans ses Mémoires (t. I, p. 206), dit, de son côté : « J'eus l'occasion de connaître M™» de Beauraont : je lui avais cédé l'appartement que j'occupais rue du Luxembourg (rue Neuve-du-Luxembourg). Le charme de sa personne, son esprit supérieur m'attachèrent bien vite à elle... Seule de sa famille, elle avait survécu, retirée dans une chaumière aux en- virons de Montbard; revenue à Paris pour tâcher de retrouver quelques débris de sa fortune, elle ne tarda pas à réunir autour d'elle une société d'élite. Je citerai en première ligne M™« de Vintimille . . . , M'^'» de Saussure venait souvent avec M™^ de Staël... M. de Fontanes était parmi les habitués, ainsi que &i. Joubert... Je citerai encore MM. Gueneau de Mussy, Chêne- doUé, Mole, parmi ceux qui, presque chaque jour, venaient depuis sept heures jusqu'à onze heures du soir rue de Luxem- bourg. Enfin, M. de Chateaubriand, qui devait tenir une si grande place dans la vie de M™« de Beaumont ».

2. Joseph Joubert, le 6 mai 1754 à Montignac, dans le Périgord. Après avoir professé quelque temps chez les Pèrei ie la Doctrine chrétienne à Toulouse, il vint à Paris en 1778", et s'y lia avec Marmontel, d'Alembert, La Harpe, surtout avec Diderot, et un peu plus tard avec Fontanes. Élu juge de paix K Montignac en 1790, il exerça deux ans ces fonctions, puis te retira en Bourgogne, il se maria. Il était voisin du châ- teau de Passy, s'étaient réfugiés tous les membres de la famille Montmorin. Tous furent arrêtés au mois de février 1794 par ordre du Comité de sûreté générale, et jetés dans des :harrettes qui devaient les conduire à Paris. Au moment le a-iste convoi franchissait les grilles du parc, M™^ de Beaumont, naïade depuis quelque temps, se trouva dans un tel état de fai- jlesse que les envoyés du Comité, moins peut-être par un sen- dment de pitié que par le désir de ne pas retarder le départ, la Irenl déposer sur le chemin. Elle erra quelque temps dans »mpagne en proie à une grande frayeur et fut recueillie par les paysans, à Etigny, non loin de Passy. M, et M"« Joubert

T. II. 17

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quera éternellement à ceux qui l'ont connu. Il avait une prise extraordinaire sur l'esprit et sur le cœur, et quand une fois il s'était emparé de vous, son image était comme un fait, comme une pensée fixe, comme une obsession qu'on ne pouvait plus chasser. Sa grande prétention était au calme et personne n'était aussi troublé que lui : il se surveillait pour arrêter ces émo- tions de l'âme qu'il croyait nuisibles à sa santé, et toujours ses amis venaient déranger les précautions qu'il avait prises pour se bien porter, car il ne se pou- vait empêcher d'être ému de leur tristesse ou de leur joie : c'était un égoïste qui ne s'occupait que des au- tres. Afin de retrouver des forces, il se croyait sou- vent obligé de fermer les yeux et de ne point parler pendant des heures entières. Dieu sait quel bruit et quel mouvement se passaient intérieurement chez lui, pendant ce silence et ce repos qu'il s'ordonnait. M. Joubert changeait à chaque moment de diète et de régime, vivant un jour de lait, un autre jour de viande hachée, se faisant cahoter au grand trot sur les che- mins les plus rudes, ou traîner au petit pas dans les

iaformés de son malheur, voulurent lui venir en aide, et après avoir cherché longtemps sa retraite, ils la découvrirent un jour devant la porte de sa chaumière; ils l'emmenèrent sous leur toit et s'efforcèrent, par des soins assidus, de rétablir sa santé et de calmer sa douleur. M. et M™^ Joubert n'avaient pas d'enfant; jusqu'à la fin maintenant, quelque chose de paternel se mêlera à leur affection pour la malheureuse fille des Montmorin. En 1809, Joubert fut nommé, grâce à Fontanes, inspecteur général de l'Université. Il mourut le 4 mai 1824. Longtemps après sa mort, on a tiré de ses manuscrits deux volumes : Pensées, Essais, Maximes et Correspondance de Joubert; deux volumes ex- quis et qui ne périront point, car ûa justifient en tout sa derise : Excelle, et tu vivras '

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allées les plus unies. Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d'ou- vrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges.

Profond métaphysicien, sa philosophie, par une élaboration qui lui était propre, devenait peinture ou poésie ; Platon à cœur de La Fontaine, il s'était fait l'idée d'une perfection qui l'empêchait de rien ache- ver. Dans des manuscrits trouvés après sa mort, il dit : « Je suis comme une harpe éolienne, qui rend « quelques quelques beaux sons et qui n'exécute au- « cun air. » Madame Victorine de Chastenay préten- dait qu'il avait l'air d'une âme qui avait rencontré par hasard un corps, et qui s'en tirait comme elle pouvait : définition charmante et vraie '.

Nous riions des ennemis de M. de Fontanes, qui le voulaient faire passer pour un politique profond et dissimulé : c'était tout simplement un poète irascible, franc jusqu'à la colère, un esprit que la contrariété poussait à bout, et qui ne pouvait pas plus cacher son opinion qn'il ne pouvait prendre celle d'autrui. Les principes littéraires de son ami Joubert n'étaient pas

1. Voici comment la comtesse de Chastenay, au tome II de ses Mémoires, page 82, s'exprime au sujet de Joubert » J'ai dit de M. Joubert qu'en lui tout était âme et que cette âme, qui semblait n'avoir rencontré un corps que par hasard, en ressor- tait de tous côtés et ne s'en arrangeait qu'à peu près. M. Jou- bert était tout cela et tout esprit, parce qu"il était tout âme. Essentiellement bon, original sans s'en douter, parce qu'il vivait étranger au monde et confiné dans le soin de la plus frêle santé, "*a femme l'aimait trop pour qu'il fût égoïste ; il ne l'était pas, et j'ai toujours considéré comme une chose salutaire d'être aimé tendrement. »

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les siens : celui-ci trouvait quelque chose de bon par- tout et dans tout écrivain ; Fontanes, au contraire, avait horreur de telle ou telle doctrine, et ne pouvait entendre prononcer le nom de certains auteurs. Il était ennemi juré des principes de la composition mo- derne : transporter sous les yeux du lecteur l'action matérielle, le crime besognant ou le gibet avec sa corde, lui paraissait des énormités ; il prétendait qu'on ne devait jamais apercevoir l'objet que dans un milieu poétique, comme sous un globe de cristal. La douleur s' épuisant machinalement par les yeux ne lui semblait qu'une sensation du Cirque ou de la Grève ; il ne comprenait le sentiment tragique qu'ennobli par l'admiration, et changé, au moyen de l'art, en une pitié charmante. Je lui citais des vases grecs : dans les arabesques de ces vases, on voit le corps d'Hector traîné au char d'Achille, tandis qu'une petite figure, qui vole en l'air, représente l'ombre de Patrocle, con- solée par la vengeance du fils de Thétis. « Eh bieni Joubert, s'écria Fontanes, que dites-vous de cette mé- tamorphose de la muse? comme ces Grecs respec- taient l'âme I » Joubert se crut attaqué, et il mit Fon- tanes en contradiction avec lui-même en lui repro- chant son indulgence pour moi.

Ces débats, souvent très comiques, étaient à ne point finir : un soir, à onze heures et demie, quand je demeurais place Louis XV, dans l'attique de l'hôtel de madame de Coislin, Fontanes remonta mes quatre- vingt-quatre marches pour venir furieux, en frappant du bout de sa canne, achever un argument qu'il avait laissé interrompu : il s'agissait de Picard, qu'il met- tait, dans ce moment-là, fort au-dessus de Molière ; il

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8e serait donné de garde d'écrire un seul mot de ce qu'il disait : Fontanes parlant et Fontanes la plume à la main étaient deux hommes.

C'est M. de Fontanes, j'aime à le redire, qui encou- ragea mes premiers essais ; c'est lui qui annonça le Génie du Christianisme^ c'est sa muse qui, pleine d'un dévouement étonné, dirigea la mienne dans les voies nouvelles elle s'était précipitée ; il m'apprit à dis- simuler la dififormité des objets par la manière de les éclairer; à mettre, autant qu'il était en moi, la langue classique dans la bouche de mes personnages roman- tiques.

Il y avait jadis des nommes conservateurs du goût, comme ces dragons qui gardaient les pommes d'or du jardin des Hespérides; ils ne laissaient entrer la jeunesse que quand elle pouvait toucher au fruit sans le gâter.

Les écrits de mon ami vous entraînent peir un cours heureux ; l'esprit éprouve un bien-être et se trouve dans une situation harmonieuse tout charme et rien ne blesse. M. de Fontanes revoyait sans cesse ses ouvrages; nul, plus que ce maître des vieux jours, n'était convaincu de l'excellence de la maxime : « Hâte-toi lentement. » Que dirait-il donc, aujour- d'hui qu'au moral comme au physique, on s'évertue à supprimer le chemin, et que l'on croit ne pouvoir jamais aller assez vite? M. de Fontanes préférait voya- ger au gré d'une délicieuse mesure. Vous avez vu ce que j'ai dit de lui quand je le retrouvai à Londres; les regrets que j'exprimais alors, il me faut les répéter ici : la vie nous oblige sans cesse à pleurer par anti- cipation ou par souvenir.

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M. de Bonald * avait l'esprit délié; on prenait son ingéniosité pour du génie; il avait rêvé sa politique métaphysique à l'armée de Condé, dans la Forêt- Noire, de même que ces professeurs d'Iéna et de Gœttingue qui marchèrent depuis à la tête de leurs écoliers et se firent tuer pour la liberté de l'Allema- gne. Novateur, quoiqu'il eût été mousquetaire sous Louis XVI, il regardait les anciens comme des en- fants en politique et en littérature ; et il prétendait, en employant le premier la fatuité du langage actuel, que le grand maître de l'Université n'était pas encore assez avancé pour entendre cela.

Chênedollé», avec du savoir et du talent, non pas naturel, mais appris, était si triste, qu'il se surnom-

1. Louis-Gabriel-Ambroise, vicomte de Bonald (1754-1840), député de l'Aveyron de 1815 à 1823, pair de France de 1823 à 1830, membre de l'Académie française. Ses principaux ouvrages sont : le Traité du Divorce (1802); la Législation primitive, qui parut, ia même année, tout à côté du Génie du Christianisme, et dans le même sens réparateur; les Recherches philosophiques sur les premiers Objets des connaissances morales [HVè). Chateaubriand ne rend pas ici suffisante justice à ce grand esprit, pour qui comte de MarceUus a composé cette épitaphe :

Bicjacet in ChrisCo, tn Chris to xtlxitque Bonaldtu;

Pro quo pugnavit, nunc videt ipse Deum. Orxeia miraturque suum jacletqtis Platonem;

Hte par ingenlo, sed pietate prier.

2, Charles-Julien LiouU de Chênedollé (1769-1833). Il partit pour l'émigration, en septembre 1791, fit deux campagnes dans l'armée des Princes, séjourna en Hollande, à Hambourg et en Suisse et rentra en France en 1799. Il a publié en 1807 le Génie de l'homme, poème en quatre chants, VEsprit de Rivarol en 1808, et en 1820 ses Études poétiques, qui, malgré de grandes qualités et d'heureuses inspirations, furent comme ensevelie» dans le triomphe de Lamartine, qui donnait à la même heure ses première» Méditations.

MÉMOIRES d'outre-tombe 263

mait le Corbeau ' : il allait à la maraude dans mes ou- vrages. Nous avions fait un traité : je lui avais aban- donné mes ciels, mes vapeurs, mes nuées: mais il était convenu qu'il me laisserait mes brises, mes va- gues et mes forêts.

Je ne parle maintenant que de mes amis littéraires ; quant à mes amis politiques, je ne sais si je vous en entretiendrai : des principes et des discours ont creusé entre nous des abîmes I

Madame Hocquart et madame de "Vintimille venaient à la réunion de la rue Neuve-du-Luxembourg. Madame de Vintimille, femme d'autrefois, comme il en reste peu, fréquentait le monde et nous rapportait ce qui s'y passait : je lui demandais si l'on bâtissait encore des villes. La peinture des petits scandales qu'ébau- chait une piquante raillerie, sans être offensante, nous faisait mieux sentir le prix de notre sûreté. Ma-

1. Dans la « petite société » qui, au début du siècle, se réu- nissait dans le salon de M™« de Beaumont, rue Neuve-du- Luxembourg, ou chez Chateaubriand, dans son petit apparte- ment de l'hôtel Coislin, place Louis XV, ou encore, l'été, k Villeneuve-sur-Yonne, sous le toit de M. Joubert, chacun, selon une mode ancienne, avait son sobriquet. Chateaubriand était surnommé le chat, par abréviation de son nom, ou peut-être à cause de son indéchiffrable écriture ; M™" de Chateaubriand, qui await des griffes, était la chatte. Chênedollé et Gueneau de Mussy, plus mélancoliques que René, avaient reçu les noms de grand et de petit corbeau; quelquefois aussi Chateaubriand était appelé l'illustre corbeau des Cordillères, par allusion à son voyage en Amérique. Fontanes était ramassé et avait quelque chose d'athlétique dans sa petite taille. Ses amis le comparaient en plaisantant au sanglier d'Erymanthe et le nommaient le sanglier. Mince et fluette, rasant la terre qu'elle devait bientôt quitter, M»»e de Beaumont avait reçu le sobriquet d'hirondelle. Ami des bois et grand promeneur à cette époque, Joubert était le cerf, tandis que sa femme, la bonté et l'esprit même, mais d'bameor

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dame de Vintimille ' avait été chantée avec sa sœur par M. de La Harpe. Son langage était circonspect, son caractère contenu, son esprit acquis : elle avait vécu avec mesdames de Chevreuse, de Longueville, de La Vallière, de Maintenon, avec madame Geoffrin et madame du Deffant. Elle se mêlait bien à une so- ciété dont l'agrément tenait à la variété des esprits et à la combinaison de leurs différentes valeurs.

Madame Hocquart^ fut fort aimée du frère de ma- dame de Beaumont ^, lequel s'occupa de la dame de

un peu sauvage, riait d'être appelée le loup. Jamaàs on ne vit réunies des bêtes de tant d'esprit.

1. Petite- fille du fermier général La Live de Belle gar de, fiUe d'Ange-Laurent La Live de Jully (1725-1779), introducteur des ambassadeurs, elle avait épousé le comte de Vintimille du Lue, capitaine de vaisseau, « homme de beaucoup d'esprit, dit Nor- vins, mais s'inquiétant peu de postérité». « Sans cette indif- férence, continue Norvina {Mémorial, I, 58), ce ménage aussi «ût été complet, car M°»» de Vintimille était une des femmes les plus aimables, les plus instruites et les plus spirituelles de la so- ciété, hautement avouée sous ces rapports par sa tante M»» d'Hou- detot, et brevetée également par M™» de Damas, par sa fille et par jjme Pastoret, dont la compétence était établie dans la société, et sans déroger elle pouvait avouer son mari. » Le chancelier Pasquier dit de son côté [Mémoires, I, 206) : « Je citerai en première ligne M"*» de Vintimille, une des personnes les plus instruites, les plus spirituelles, du jugement le plus sûr et le plus élevé que j'aie rencontrées. Son amitié est de celles dont je m'honore le plus et qui a tenu le plus de place dans ma vie »

2. M""* Hocquaart, qui, même à côté de M"»» de Vintimille, se faisait remarquer par le charme de sa beauté et l'agrément de son esprit, était la fille de M™^ Pourrat, dont le salon, aux belles années de Louis XVI, avait réuni l'élite de la société et de la littérature. La seconde fille de M™« Pourrat était M°i« Lau- rent Lecoulteuz, celle dont André Chénier a célébré sous le nom de Fanny

La gr&ce, la candeor, la naïve innocence.

3. Antoine-Hugaes-Calixte de Montmorin, ei-sous-lieutenant dans le 5' régiment de chasseurs à ch«val. Il avait donné sa dé-

MÉMOIRES d'outre-tombe 36S

ses pensées jusque sur l'échafaud, comme Aubiac allait à la potence en baisant un manchon de velours r ras bleu qui lui restait des bienfaits de Marguerite de Valois. Nulle part désormais ne se rassembleront sous un même toit tant de personnes distinguées apparte- nant à des rangs divers et à diverses destinées, pou- vant causer des choses les plus communes comme des choses les plus élevées : simplicité de discours qui ne venait pas d'indigence, mais de choix. C'est peut-être la dernière société l'esprit français de l'ancien temps ait paru. Chez les Français nouveaux on »e trouvera plus cette urbanité, fruit de l'éduca- tion et transformée par un long usage en aptitude du caractère. Qu'est-il arrivé à cette société? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afin de vous pré- parer un deuil éternel 1 Madame de Beaumont n'est plus, Joubert n'est plus, ChênedoUé n'est plus, ma- dame de Vintimille n'est plus. Autrefois, pendant les vendanges, je visitais à Villeneuve M. Joubert; je me promenais avec lui sur les coteaux de l'Yonne ; il cueillait des oronges dans les taillis et moi des veil- leuses dans les prés. Nous causions de toutes choses et particulièrement de notre amie madame de Beau- mont, absente pour jamais : nous rappelions le sou- venir de nos anciennes espérances. Le soir nous ren- trions dans Villeneuve, ville environnée de murailles décrépites du temps de Philippe- Auguste, et de tours h demi rasées au-dessus desquelles s'élevait la fumée de l'âtre des vendangeurs. Joubert me montrait de loin sur la colline un sentier sablonneux au milieu

mission le 5 septembre 1792, à la suite de l'assassinat de son père. Il fut guillotiné le 10 mai 1794, à l'âge de 23 ans.

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des bois et qu'il prenait lorsqu'il allait voir sa voisine, cachée au château de Passy pendant la Terreur.

Depuis la mort de mon cher hôte, j'ai traversé qua- tre ou cinq fois le Senonais. Je voyais du grand che- min les coteaux : Joubert ne s'y promenait plus ; je reconnaissais les arbres, les champs, les vignes, les petits tas de pierres nous avions accoutumé de nous reposer. En passant dans Villeneuve, je jetais un regard sur la rue déserte et sur la maison fermée de mon ami. La dernière fois que cela m'arriva, j'allais en ambassade à Rome : ah ! s'il eût été à ses foyers, je l'aurais emmené à la tombe de madame de Beau- mont 1 lia plu à Dieu d'ouvrir à M. Joubert une Rome céleste, mieux appropriée encore à son âme platoni- que, devenue chrétienne. Je ne le rencontrerai plus ici -bas : je m'en irai vers lui; il ne reviendra pas vers moi. (Psalm.)

Le succès d'Atala m' ayant déterminé à recom- mencer le Génie du Christianisme, dont il y avait déjà deux volumes imprimés, madame de Beaumont me proposa de me donner une chambre à la campagne, dans une maison qu'elle venait de louer à Savigny^ Je passai six mois dans sa retraite, avec M. Joubert et nos autres amis.

La maison était située à l'entrée du village, du côté de Paris, près d'un vieux grand chemin qu'on appelle

1. Savigny-sur-Orge, canton de Longjumeau, arrondissement de Corbeil (Seine-et-Oise). Chateaubriand et M™» de Beaumont s'installèrent à Savigny le 22 mai 1801. Sous ce titre : La Maison de Pauline, M. Adolphe Brisson a publié, dans le Gatt- lois du 21 septembre 1892, le récit de son pèlerinage à la maison de M°" de Beaumont.

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dans le pays le Chemin de Henri IV; elle était adossée à un coteau de vignes, et avait en face le parc de Savigny, terminé par un rideau de bois et traversé par la petite rivière de l'Orge. Sur la gauche s'éten- dait la plaine de Viry jusqu'aux fontaines de Juvisy. Tout autour de ce pays, on trouve des vaUées, nous allions le soir à la découva»*^ de quelques pro- menades nouvelles.

Le matin, nous déjeunions ensemble; après déjeu- ner, je me retirais à mon travail ; madame de Beau- mont avait la bonté de copier les citations que je lui indiquais. Cette noble femme m'a offert un asile lorsque je n'en avais pas : sans la paix qu'elle m'a donnée, je n'aurais peut-être jamais fini un ouvrrge que je n'avais pu achever pendant mes malheurs.

Je me rappellerai éternellement quelques soirées passées dans cet abri de l'amitié : nous nous réunis- sions, au retour de la promenade, auprès d'un bassin d'eau vive, placé au milieu d'un gazon dans le pota- ger : madame Joubert, madame de Beaumont et moi, nous BOUS asseyions sur un banc ; le fils de madame Joubert se roulait à nos pieds sur la pelouse : cet enfant a déjà disparu. M. Joubert se promenait à l'écart dans une allée sablée ; deux chiens de garde et une chatte se jouaient autour de nous, tandis que des pigeons roucoulaient sur le bord du toit. Quel bon- heur pour un homme nouvellement débarqué de l'exil, après avoir passé huit ans dans un abandon profond, excepté quelques jours promptement écoulés l C'était ordinairement dans ces soirées que mes amis me fai- saient parler de mes voyages; je n'ai jamais si bien peint qu'alors le désert du Nouveau Monde. La nuit.

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quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, madame de Beaumont remarquait diverses constellations, en me disant que je me rappellerais un jour qu'elle m'avait appris à les connaître : depuis que je l'ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j'ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu'elle m'avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu je les ai vus sur les bois de Savigny, et les lieux je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu'une femme m'avait laissé dans le ciel pour me souvenir d'elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l'homme consent-il à faire ce qu'il fait sur cette terre , lui qui doit mourir?

Un soir, nous vîmes aans notre retraite quelqu'un entrer à la dérobée par une fenêtre et sortir par une autre : c'était M. Laborie; il se sauvait des serres de Bonaparte'. Peu après apparut une de ces âmes en

1. Roux de Laborie, en i769, mort en 1840. Marmontel dit de lui, dans ses Mémoires : « Le jeune homme qui avait pris soin de nous lier, M. Desèze et moi, était ce Laborie, connu dès dix-neuf ans par des écrits qu'on eût attribués sans peine à la maturité de Tesprit et du goût,... âme ingénieuse et sensible... aimable et heureux caractère. » En 1792, il avait été secrétaire de Bigot de Sainte- Croix, ministre des Affaires étrangères. Sous le Consulat, il fut attaché au cabinet de M. de Talleyrand. Norvins, dans son Mémorial, tome II, p. 269, raconte ainsi com- ment Laborie se<i sauva des serres de Bonaparte » : « Un jour que Paris ne l'avait pas vu, il s'inquiéta et apprit avec le plu» grand étonnement qu'il avait passé la frontière. On disait mémo tout bas que la police n'avait pu l'atteindre, et plus bas encore on l'accusait d'avoir soustrait dans le cabinet de M. de Talley- rand un traité conclu entre le Premier Consul et l'empereur Paol, à qui Bonaparte avait généreusement renvoyé habillés.

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peine qui sont une espèce différente des autres âmes, et qui mêlent, en passant, leur malheur inconnu aux vulgaires souffrances de l'espèce humaine : c'était Lucile, ma sœur.

Après mon arrivée en France, j'avais écrit à ma famille pour l'informer de mon retour. Madame la comtesse de Marigny, ma sœur aînée, me chercha la première, se trompa de rue et rencontra cinq mes- sieurs Lassagne, dont le dernier monta du fond d'une trappe de savetier pour répondre à son nom. Madame de Chateaubriand vint à son tour : elle était char- mante et remplie de toutes les qualités propres à me donner le bonheur que j'ai trouvé auprès d'elle, depuis que nous sommes réunis. Madame la comtesse de

équipés à neuf et soldés tous les prisonniers de sa nation. traité, ajoutait-on, avait été vendu à l'Angleterre 1... Mais, en 1804, quand Laborie obtint son rappel en France, il dut être évident pour tous ceux qui connaissaient l'empereur Napoléon que, si une telle trahison eût été commise par Laborie, jamais il n'en eût été gracié. Le voile qui couvrit alors cette aventure le couvre encore aujourd'hui. Toujours est-il que Laborie fut éloigné des affaires, mais il conserva la faveur de celui qui les faisîdt, M. de Talleyrand, et plus tard il reparut sous ses aus- pices sur L.:i tout autre théâtre, après avoir été à Paris avocat consultant et Iv^cteur à domicile de M™® de la Briche. Ce fut, ja crois, à cette dernière phase de sa vie que Laborie éprouva la fantaisie de se marier. Je ne sais pourquoi cela parut alors si étrange. Toutefois il épousa une très belle personne, fiUe du docteur Lamothe, médecin et ami de notre famille, et sœur d'un brillant officier qui fut depuis lieutenant-général. Mais comme la société s'obstinait à ne pas prendre le mariage de Laborie aussi au sérieux que lui-même, quand le bruit de sa paternité se répandit, on la mit sur le compte de sa distraction devenue proverbiale. » Au mois d'avril 1814, son protecteur Talley- rand le nomma secrétaire du gouvernement provisoire. En 1815, Chateaubriand le retrouvera à Gand, et peut-être alors auroni- nous lieu d'en dire encore quelques mots.

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Caud, Lucile, se présenta ensuite. M. Joubert et ma- dame de Beaumont se prirent d'un attachement pas- sionné et d'une tendre pitié pour elle. Alors com- mença entre eux une correspondance qui n'a fini qu'à la mort des deux femmes qui s'étaient penchées l'une vers l'autre, comme deux fleurs de même nature prêtes à se faner. Madame Lucile s'étant arrêtée à Versailles, le 30 septembre 1802, je reçus d'elle ce billet : « Je t'écris pour te prier de remercier de ma <; part madame de Beaumont de l'invitation qu'elle « me fait d'aller à Savigny. Je compte avoir ce plaisir « à peu près dans quinze jours, à moins que du côté « de madame de Beaumont il ne se trouve quelque « empêchement. » Madame de Caud vint à Savigny comme elle l'avait annoncé.

Je vous ai raconté que, dans ma jeunesse, ma sœur, chanoinesse du chapitre de l'Argentière et destinée à celui de Remiremont , avait eu pour M. de Malfîlâtre, conseiller au parlement de Bretagne, un attachement qui, renfermé dans son sein, avait augmenté sa mé- lancolie naturelle. Pendant la Révolution, eUe épousa M. le comte de Caud et le perdit après quinze mois de mariage. La mort de madame la comtesse de Farcy*, sœur qu'elle aimait tendrement , accrut la tristesse de madame de Caud. Elle s'attacha ensuite à madame de Chateaubriand, ma femme, et prit sur elle un em- pire qui devint pénible, car Lucile était violente, impérieuse, déraisonnable, et madame de Chateau- briand, soumise à ses caprices, se cachait d'elle pour lui rendre les services qu'une amie plus riche rend à une amie susceptible et moins heureuse.

1. M"» de Parcy moarat à Rennes le 26 juillet 1799.

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Le génie de Lucile et son caractère étaient arrivés presque à la folie de J.-J. Rousseau; elle se croyait en butte à des ennemis secrets : elle donnait à ma- dame de Beaumont, à M. Joubert, à moi, de fausses adresses pour lui écrire ; elle examinait les cachets, cherchait à découvrir s'ils n'avaient point été rom- pus ; elle errait de domicile en domicile, ne pouvait rester ni chez mes sœurs ni avec ma femme ; elle les avait prises en antipathie, et madame de Chateau' briand; après lui avoir été dévouée au delà de tout ce qu'on peut imaginer, avait fini par être accablée du fardeau d'un attachement si cruel.

Une autre fatalité avait frappé Lucile : M. de Chêne- doUé , habitant auprès de Vire , l'était aUé voir à Fou- gères ; bientôt il fut question d'un mariage qui man- qua*. Tout échappait à la fois à ma sœur, et, retombée

1. Chênedoilé connut M™« de Caud à Paris en 1802. Bien que plus jeune qu'elle de quelques années, il se prit insensiblement d'une adoration secrète pour cette âme délicate qui préférait la mélancolie et la douleur même à toutes les joies. Chateaubriand approuvait les assiduités de son ami; M^° de Beaumont l'en- courageait, lui écrivant : « Elle vous plaint, elle vous plaint. » Un jour, le jeune amoureux parla : « Vous serez à moi? Je ne serai point à un autre. » C'était un aveu. Était-ce un engagement? Retournée en Bretagne, de Rennes d'abord, puis de Lascardais, l'avait appelée sa sœur, M™* de Chateaubourg, Lucile écrivit à Chênedoilé des lettres charmantes et tourmen- tées comme elle-même. « EUe ne voulait, dit très bien M. Ana- tole France, ni se lier davantage, ni se délier; son instinct la portait aux sentiments les plus douloureux. » Ils se revirent un moment à Rennes. Cette entrevue devait être la dernière. Chêne- doilé en a consacré le souvenir dans une page intime, son coeur brisé éclate en sanglots : « Je n'essayerai pas, dit-il, de peindre la scène qui se passa entre elle et moi le dimanche au soir. Peut-être cela a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde d'étemels remords d'une violence qui pourtant n'était qu'un excès d'amour. On ne peut rendre le délire du désespoir auquel

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sur elle-même, elle n'avait pas la force de se porter. Ce spectre plaintif s'assit un moment sm* une pierre, dans la solitude riante de Savigny : tant de cœurs l'y avaient reçue avec joie 1 ils l'auraient rendue avec tant de bonheur à une douce réalité d'existence ! Mais le cœur de Lucile ne pouvait battre que dans un air fait exprès pour elle et qui n'avait point été respiré. Elle dévorait avec rapidité les jours du monde à peirt dans lequel le ciel l'avait placée. Pourquoi Dieu avait-il créé un être uniquement pour souffrir ? Quel rapport mystérieux y a-t-il donc entre une nature pâtissante et un principe éternel?

Ma sœur n'était point changée ; elle avait pris seu- lement l'expression fixe de ses maux : sa tête était ua peu baissée, comme une tête sur laquelle les heures

je me livrai quand elle me retira sa parole, en me disant qu'elle ne serait jamais à moi. Je n'oublierai jamais l'expression de dou- leur, de regret, d'effroi, qui était sur sa figure lorsc^'eUe vint m'éclairer sur l'escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et ses réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne peuvent se rendre. L'idée que je la voyais pour la dernière fois (présage qui s'est vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa une angoisse de désespoir absolument insupportable. Quand je fus dans la rue (il pleuvait beaucoup) je fus saisi encore par je ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant que je ne puis l'exprimer.

« Devais-je imaginer que, l'ayant tant pleurée vivante, je fusse destiné à la pleurer morte !

« Quelle pensée I Ce visage céleste, si noble et si beau, ces yeux admirables 0. ne se peignait que des mouvements d'amour épuré, de vertu et de génie, ces yeux les plus beaux que j'aie TUS, sont aujourd'hui la proie des vers!... » Et le cri de dou- leur du poète s'achève en une prière : « Écrions-nous donc avec Bossuet : Oh! que nous ne sommes rien! et demandons à Dieu la grâce d'une bonne mort. » Voir, sur cet épisode, le Chêne- dollé de Sainte-Beuve, et Lxicile de Chateaubriand, par Ana- tole France.

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ont pesé. Elle me rappelait mes parents; ces premiers souvenirs de famille, évoqués de la tombe, m'entou- raient comme des larves accourues pour se réchauffer la nuit à la flamme mourante d'un bûcher funèbre. En la contemplant, je croyais apercevoir dans Lucile toute mon enfance, qui me regardait derrière ses yeux un peu égarés.

La vision de douleur s'évanouit : cette femme, gre- vée de la vie, semblait être venue chercher l'autre femme abattue qu'elle devait emporter.

L'été passa : selon la coutume, je m'étais promis de le recommencer l'année suivante; mais l'aiguille ne revient point à l'heure qu'on voudrait ramener. Pen- dant l'hiver à Paris, je fis quelques nouvelles eonnais- sances. M. Jullien, homme riche, obligeant, etconvive joyeux, quoique d'une famille l'on se tuait, avait une loge aux Français ; il la prêtait à madame de Beaumont ; j'allai quatre ou cinq fois au spectacle avec M. de Fontanes et M. Joubert. A mon entrée dans le monde, l'ancienne comédie était dans toute sa gloire ; je la retrouvai dans sa complète décompo- sition ; la tragédie se soutenait encore, grâce à ma- demoiselle Duchesnois' et surtout à Talma, arrivé à

1. Catherine-Joséphine Rafin, dite M"» lyuchesnois, née le 5 juin 1777 à Saint-Saulves, près Valenciennes. Elle débuta au Théâtre-Français, le 3 août 1802, dans le rôle de Phèdre ; quelques mois après, le 29 novembre, M"« Georges débutait, à son tour, par le rôle de Clytemnestre, à'Iphigénie. M"« Duchesnois était laide : bouche grande, nez gros et rond comme une pomme, figure marquée de petite vérole ; mais son organe était doux, •onore, touchant; sa sensibilité mettait des larmes dans les yeux des auditeurs. Avec moins de tailent, M"" Georges subjugua

T. II. 18

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la plus grande hauteur du talent dramatique. Je l'avais vu à son début ; il était moins beau et pour ainsi dire moins jeune qu'à l'âge je le revoyais : il avait pris la distinction, la noblesse et la gravité des années.

Le portrait que madame de Staël a fait de Talma dans son ouvrage sur l'Allemagne n'est qu'à moitié vrai : le brillant écrivain apercevait le grand acteur avec une imagination de femme, et lui donna ce qui lui manquait.

Il ne fallait pas à Talma le monde intermédiaire : il ne savait pas le gentilhomme ; il ne connaissait pas notre ancienne société ; il ne s'était pas assis à la table des châtelaines, dans la tour gothique au fond des bois ; il ignorait la flexibilité, la variété de ton, la galanterie, l'allure légère des mœurs, la naïveté, la tendresse, l'héroïsme d'honneur, les dévouements chrétiens de la chevalerie : il n'était pas Tancrède, Coucy, ou, du moins, il les transformait en héros d'un moyen âge de sa création : Othello était au fond de Vendôme.

Qu'était-il donc, Talma? Lui, son siècle et le temps antique. Il avait les passions profondes et concentrées

aussitôt par l'éclat fulgurant de sa beauté la moitié du parterre. Deux partis se formèrent, et la querelle Georges-Duchesnois, la guerre théâtrale (ainsi l'appellent les contemporains) divisa Paris pendant quatre ans, jusqu'au jour les deux rivales se récon- cilièrent (novembre 1806). M"« Georges, d'ailleurs, le 11 mai 1808, disparaissait, pour aller à Vienne, à Saint-Pétersbourg, pour ne reparaître que le 2 octobre 1813 dans son rôle de début. Depuis 1808 jusqu'au succès de l'art romantique, M"* Duchesnois occupa sans conteste le premier rang, comme tragédienne, à côté de Talma et de Lafon. Sa dernière représentatioQ eut lieu le 30 mai 1833. EUe mourut le 8 février 1835.

MÉMOIRES d'outre-tombe 275

de l'amour et de la patrie ; elles sortaient de son sein par explosion. Il avait l'inspiration funeste, le déran- gement de génie de la Révolution à travers laquelle il Avait passé. Les terribles spectacles dont il fut envi- ronné se répétaient dans son talent avec les accents lamentables et lointains des chœurs de Sophocle et d'Euripide. Sa grâce, qui n'était point la grâce con- venue, vous saisissait comme le malheur. La noire ambition, le remords, la jalousie, la mélancolie de l'âme, la douleur physique, la folie par les dieux et l'adversité, le deuil humain : voilà ce qu'il savait. Sa seule entrée en scène, le seul son de sa voix étaient puissamment tragiques. La souffrance et la pensée se mêlaient sur son front, respiraient dans son immobi- lité, ses poses, ses gestes, ses pas. GreCy il arrivait,^ pantelant et funèbre, des ruines d'Argos, immortel Oreste, tourmenté qu'il était depuis trois mille ans par les Euménides ; Français, il venait des solitudes de Saint-Denis, les Parques de 1793 avaient coupé le fil de la vie tombale des rois. Tout entier triste, atten- dant quelque chose d'inconnu, mais d'arrêté dans l'injuste ciel, il marchait, forçat de la destinée, inexo- rablement enchaîné entre la fatalité et la terreur.

Le temps jette une obscurité inévitable sur les- chefs-d'œuvre dramatiques vieillissants ; son ombre portée change en Rembrandt les Raphaël les plus purs ; sans Talma une partie des merveilles de Cor- neille et de Racine serait demeurée inconnue. Le talent dramatique est un flambeau ; il communique le feu à d'autres flambeaux à demi éteints, et fait revivre des génies qui vous ravissent par leur splendeur re- Douvelée.

276 MÉMOIBES D OUTRE-TOMBE

On doit à Talma la perfection de la tenue de l'ac- teur. Mais la vérité du théâtre et le rigorisme du vête- ment sont-ils aussi nécessaires à l'art qu'on le sup- pose ? Les personnages de Racine n'empruntent rien de la coupe de l'habit: dans les tableaux des premiers peintres, les fonds sont négligés et les costumes inexacts. Les fureurs d'Oreste ou la prophétie de Joad, lues dans un salon par Talma en frac, faisaient autant d' effet que déclamées sur la scène par Talma en man- teau grec ou en robe juive. Iphigénie était accoutrée comme madame de Sévigné, lorsque Boileau adressait ces beaux vers à son ami :

Jamais Iphigénie en Aulide immolée N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé, N'en a fait sous son nom verser la Champmeslé.

Cette correction dans la représentation de l'objet inanimé est l'esprit des arts de notre temps : elle annonce la décadence de la haute poésie et du vrai drame ; on se coctente des petites beautés, quand on est impuissant aux grandes; on imite, à tromper l'œil, des fauteuils et du velours, quand on ne peut plus peindre la physionomie de l'homme assis sur ce velours et dans ces fauteuils. Cependant, une fois descendu à cette vérité de la forme matérieUe , on se trouve forcé de la reproduire; car le public, matéria- lisé lui-même, l'exige.

Cependant j'achevais le Génie du Christianisme * :

1. C'est à Savigny, il passa l'été et l'automne de 1801, qu« Chateaubriand acheva le Génie du Chrittianisme. Dans les pr»>

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Lucien en désira voir quelques épreuves; je les lui communiquai ; il mit aux marges des notes assez communes.

Quoique le succès de mon grand livre fût aussi éclatant que celui de la petite Atala, il fut néanmoins plus contesté : c'était un ouvrage grave je ne com- battais plus les principes de l'ancienne littérature et de la philosophie par un roman, mais je les atta- quais directement par des raisonnements et des faits. L'empire voltairien poussa un cri et courut aux armes. Madame de Staël se méprit sur l'avenir de mes éludes religieuses : on lui apporta 1 ouvrage sans être coupé; elle passa ses doigts entre les feuillets, tomba sur le chapitre la Virginité, et elle dit à M. Adrien de Mont-

miers jours d'août, M"« de Beaumont écrit à Joubert, qui vient d'envoyer à son ami une traduction d' Atala, en italien : « M. de Chateaubriand me laisse entièrement le soin de vous remercier de son Atala. 11 a jeté avec ravissement un coup d'œil sur le vêtement italien de sa fille. C'est un plaisir qu'U vous doit, mais qu'il ne goûte qu'en courant, tant il est plongé dans son travail, il en perd le sommeil, le boire et le manger. A peine trouve- t-il un instant pour laisser échapper quelques soupirs vers le bonheur qui l'attend à Villeneuve. Au reste, je le trouve heureux de cette sorte d'enivrement qui l'empêche de sentir tout le vide de votre absence. » Et quelques lignes plus loin, dans la même lettre : « M. de Chateaubriand me charge de mille tendres compli- ments. Il est malade de travail. » Le 19 septembre, elle écrit encore, toujours à Joubert : « M. de Chateaubriand travaille comme un nègre. » Le 30 septembre, c'est Chateaubriand lui- même qui écrit à Pontanes : « Je touche enfin au bout de mon travail; encore quinze jours et tout ira bien... » et deux jours plus tard, le 2 octobre : « Le gi-and moment approche; du cou- rage, du courage, vous me paraissez fort abattu. Ehl mordieu, réveillez-vous ; montrez les dents. La race est lâche ; on en a bon marchf^. quand on ose K regarder en face. » A la tin de no- vembre, il était de retonr a Pans «si reuieLtait son manuscrit aux imprimeurs.

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«Qorency S qui se trouvait avec elle : « Ah 1 mon Dieu ! notre pauvre Chateaubriand ! Cela va tomber à plat 1 » L'abbé de Boulogne ayant entre les mains quelques parties de mon travail, avant la mise sous presse, répondit à un libraire qui le consultait : « Si vous voulez vous ruiner, imprimez cela. » Et l'abbé de Bou- logne a fait depuis un trop magnifique éloge de mon livre *-

Tout paraissait en effet annoncer ma chute : quelle espérance pouvais-je avoir, moi sans nom et sans prôneurs, de détruire l'influence de Voltaire, domi- nante depuis plus d'un demi-siècle, de Voltaire qui

1. Anne-Pierre- Adrien de Montmorency, jirmce, puis duc de Laval, à Paris le 19 octobre 1767. Marié à Charlotte de Luxembourg, dont il eut trois enfants, deux filles et un fils, Henri de Montmorency, qui lui fut enlevé à l'âge de vingt-trois ans, au mois de juin 1819. Adrien de Montmorency fut succes- sivement ambassadeur de France à Madrid en 1814, à Rome en 1821, à "Vienne en 1828, à Londres en 1829. Il avait été admis, le 18 janvier 1820, à siéger à la Chambre des pairs, par droit héréditaire, en remplacement de son père, décédé. En 1830, il se démit de ses fonctions d'ambassadeur et de son titre de pair ■et rentra dans la vie privée. Il est mort à Paris le 16 juin 1837. Cet homme d'esprit aurait peu goûté cette note, il n'y a guère que des dates. <■ Les dates ! disait-il un jour avec une cer- taine moue, c'est peu élégant ! »

2. L'abbé de Boulogne (Etienne-Antoine) était à Avignon le 26 décembre 1747. Arrêté trois fois pendant la Terreur, il fut condamné à la déportation, comme journaliste, au 18 fructidor. Napoléon le nomma évêque de Troyes en 1808; en 1811, il le faisait mettre au secret' à Vincennes, exigeait sa démission, puis l'exilait à Falaise : l'évêque de Troyes était coupable d'avoir pris parti pour le Pape contre l'Empereur. Il reprit possession de son siège sous la Restauration, fut nommé en 1817 à l'arche- Yêché de Vienne et élevé à la pairie le 31 octobre 1822. Il mou- rut à Paris le 13 mai 1825. L'abbé de Boulogne avait colla- boré à un grand nombre de revues et de journaux religieux et politiques. Son éloge du Génie du Christianisme a paru ea l'an XI (1803) dans les Annales littéraiies et morales.

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avait élevé rénorme édifice achevé par les encyclopé- distes et consolidé par tous les hommes célèbres en Europe? Quoi I les Diderot, les d'Alembert, les Duclos, les Dupuis, les Helvétius, les Condorcet étaient des esprits sans autorité? Quoi ! le monde devait retour- ner à la Légende dorée, renoncer à son admiration acquise à des chefs-d'œuvre de science et de raison? Pouvais-je jamais gagner une cause que n'avaient pu sauver Rome armée de ses foudres, le clergé de sa puissance ; une cause en vain défendue par l'arche- vêque de Paris, Christophe de Beaumont, appuyé des arrêts du parlement, de la force armée et du nom du roi? N'était-il pas aussi ridicule que téméraire à un homme obscur de s'opposer à un mouvement philo- sophique tellement irrésistible qu'il avait produit la Révolution? Il était curieux de voir un pygmée roidir ses petits bras pour étouffer les progrès du siècle, arrêter la civilisation et faire rétrograder le genre humain I Grâce à Dieu, il suffirait d'un mot pour pul- vériser l'insensé : aussi M. Ginguené, en maltraitant le Génie du Christianisme dans la Décade-, déclarait

1. Ginguené ne consacra pas moins de trois articles à l'ou- vrage de son compatriote, dans la Décade philosophique, litté- raire et politique (numéros 27, 28 et 29 de l'an X (1802). Ces trois articles furent immédiatement réunis par leur auteur en une brochure intitulée : Coup d'œil rapide sur le GENIE DU CHRISTIANISME, ou quelques pages sur les cinq volume* in-8°, "publiés sous ce titre par François-Auguste Chateau- briand; in-8o de 92 pages. Fontanes répondit à Ginguené, dans son second extrait sur le Génie du Christianisme, inséré au Mercure (l*' jour complémeuLaii-e de l'an X, ou 18 septembre 1802). A quelques jours de là, le !•' vendémiaiie an XI (23 sep- tembre). Chateaubriand remerciait en ces termes son ami : « Je sors de chez La Harpe. Il est sous le charme. Il dit que vous âoissez l'antique école et que j'en commence une nouvelle. Il est

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que la critique venait trop tard, puisque mon rabâ- chage était déjà oublié. Il disait cela cinq ou six mois après la publication d'un ouvrage que l'attaque de l'Académie française entière, à roccasion des prix décennaux, n'a pu faire mourir.

Ce fut au milieu des débris de nos temples que je publiai le Génie du Christianisme^. Les fidèles se crurent sauvés : on avait alors un besoin de foi, une avidité de consolations religieuses, qui venaient de la privation de ces consolations depuis longues années. Que de forces surnaturelles à demander pour tant d'adversités subies 1 Combien de familles mutilées avaient à chercher auprès du Père des hommes les enfants qu'elles avaient perdus 1, Combien de cœurs brisés, combien d'âmes devenues solitaires appe- laient une main divine pour les guérir I On se préci- pitait dans la maison de Dieu, comme on entre dans la maison du médecin le jour d'une contagion. Les victimes de nos troubles (et que de sortes de vic- times I) se sauvaient à l'autel; naufragés s'attachant au rocher sur lequel ils cherchent leur salut.

Bonaparte, désirant alors fonder sa puissance sur

même un peu de moa avis, contra vous, en faveur de certaines divinités. C est qu'il fait agir Dieu, ses saints et ses prophètes. 11 m'a donné des vers pour le Mercure, il veut m'en donner d'autres pour ma seconde édition et faire de plus l'extrait de cette seconde édition. Enfin je ne puis vous dire tout le bien qu'il pense de votre ami, car j'en suis honteux. Il me passe jusqu'aux incorrections, et s'écrie : Bah! bah! Ces gens-là ne voient pas que cela tient à la nature même de votre talent. Oh! laissez-moi faire! Je les ferai crier! Je serre dur!! Je vous répète ceci, mon cher ami, afin que vous ne vous repentiez pas de votre jugement, en le voyant confirmé par une telle autorité... 1. Voir V Appendice vl' Y\'. Le Génie du Christianisme,

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Garnier frères Editeurs

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la première base de la société, venait de faire des arrangements avec la cour de Rome : il ne mit d'abord aucun obstacle à la publication d'un ouvrage utile à la popularité de ses desseins ; il avait à lutter contre les hommes qui l'entouraient et contre des ennemis déclarés du culte; il fut donc heureux d'être défendu au dehors par l'opinion que le Génie du Christianisme appelait. Plus tard il se repentit de sa méprise : les idées monarcliiques régulières étaient arrivées avec les idées religieuses.

Un épisode du Génie du christianisme, qui fit moins de bruit alors qu'Atala, a déterminé un des carac- tères de la littérature moderne ; mais, au surplus, si René n'existait pas, j^ ne l'écrirais plus ; s'il m'était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de René poètes et de René prosateurs a pullulé : on n'a plus entendu que des phrases lamentables et décousues ; il n'a plus été question que de vents et d'orages, que de mots inconnus livrés aux nuages et à la nuit. Il n'y a pas de grimaud sortant du collège qui n'ait rêvé être le plus malheureux des hommes ; de bambin qui à seize ans n'ait épuisé la vie, qui ne se soit cru tourmenté par son génie ; qui, dans l'abîme de ses pensées, ne se soit livré au vague de ses pas- sions ; qui n'ait frappé son front pâle et échevelé, et n'ait étonné les hommes stupéfaits d'un malheur dont il ne savait pas le nom, ni eux non plus.

Dans René, j'avais exposé une infirmité de mon siècle ; mais c'était une autre folie aux romanciers d'avoir voulu rendre universelles des afflictions en dehors de tout. Les sentiments généraux qui com- posent le fond de l'humanité, la tendresse paternelle

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et maternelle, la piété filiale, l'amitié, l'amour, sont inépuisables ; mais les manières particulières de sen- tir, les individualités d'esprit et de caractère, ne peu- vent s'étendre et se multiplier dans de grands et nombreux tableaux. Les petits coins non découverts du cœur de l'homme sont un champ étroit ; il ne reste rien à recueillir dans ce champ après la main qui l'a moissonné la première. Une maladie de l'âme n'est pas un état permanent et naturel : on ne peut la reproduire, en faire une littérature, en tirer parti comme d'une passion générale incessamment modi- fiée au gré des artistes qui la manient et en changent la forme.

Quoi qu'il en soit, la littérature se teignit des cou- leurs de mes tableaux religieux, comme les affaires ont gardé la phraséologie de mes écrits sur la cité ; la Monarchie selon la Charte a été le rudiment de notre gouvernement représentatif, et mon article du Conservateur, sur les intérêts moraux et les intérêts matériels, a laissé ces deux désignations à la poli- tique.

Des écrivains me firent l'honneur d'imiter Atala et René, de même que la chaire emprunta mes récits des missions et des bienfaits du christianisme. Les passages dans lesquels je démontre qu'en chassant les divinités païennes des bois, notre culte élargi a rendu la nature à sa solitude ; les paragraphes je traite de l'influence de notre religion dans notre ma- nière de voir et de peindre, j'examine les chan- gements opérés dans la poésie et l'éloquence ; les ehapitres que je consacre à des recherches sur les sentiments étrangers introduits dans les caractères

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dramatiques de l'antiquité, renferment le germe de la critique nouvelle. Les personnages de Racine, comme je l'ai dit, sont et ne sont point des person- nages grecs, ce sont des personnages chrétiens : c'est ce qu'on n'avait point du tout compris.

Si l'en'et du Génie du Christianisme n'eût été qu'une réaction contre des doctrines auxquelles on attribuait les malheurs révolutionnaires, cet effet aurait cessé avec la cause disparue ; il ne se serait pas prolongé jusqu'au moment j'écris. Mais l'action du Géniedu Chrislianisme sur les opinions ne se borna pas il une résurrection momentanée d'une religion qu'on pré- tendait au tombeau : une métamorphose plus durable s'opéra. S'il y avait dans l'ouvrage innovation de style, il y avait aussi changement de doctrine; le fond était altéré comme la forme; l'athéisme et le matérialisme ne furent plus la base de la croyance ou de l'incroyance des jeunes esprits; l'idée de Dieu et de l'immortalité de l'âme reprit son empire : dès lors, altération dans la chaîne des idées qui se lient les unes aux autres. On ne fut plus cloué dans sa place par un préjugé antireligieux; on ne se crut plus obligé de rester momie du néant, entourée de bande- lettes philosophiques; on se permit d'examiner tout système, si absurde qu'on le trouvât, fût-il même chrétien.

Outre les fidèles qui revenaient à la voix de leur pasteur, il se forma, par ce droit de libre examen, d'autres fidèles à priori. Posez Dieu pour principe, et le Verbe va suivre : le Fils naît forcément du Père.

Les diverses combinaisons abstraites ne font quD

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substituer aux mystères chrétiens des mystères eo core plus incompréhensibles : le panthéisme, qui, d'ailleurs, est de trois ou quatre espèces, et qu'il est de mode aujourd'hui d'attribuer aux intelligences éclairées, est la plus absurde des rêveries de l'Orient, remise en lumière par Spinosa : il suffît de lire à ce sujet l'article du sceptique Bayle sur ce juif d'Amster- dam. Le ton tranchant dont quelques-uns parlent de tout cela révolterait, s'il ne tenait au défaut d'études : on se paye de mots que l'on n'entend pas, et l'on se figure être des génies transcendants. Que l'on se persuade bien que les Abailard, les saint Bernard, les saint Thomas d'Aquin, ont porté dans la méta- physique une supériorité de lumières dont nous n'ap- prochons pas; que les systèmes saint-simonien, pha- lanstérien, fouriériste, humanitaire, ont été trouvés et pratiqués par les diverses hérésies ; que ce que l'on nous donne pour des progrès et des découvertes sont des vieilleries qui traînent depuis quinze cents ans dans les écoles de la Grèce et dans les collèges du moyen âge. Le mal est que les premiers sectaires ne purent parvenir à fonder leur république néo- platonicienne, lorsque Gallien permit à Plotin d'en faire l'essai dans la Campanie : plus tard, on eut le très grand tort de brûler les sectaires quand ils vou- lurent établir la communauté des biens, déclarer la prostitution sainte, en avançant qu'une femme ne peut, sans pécher, refuser un homme qui lui demande une union passagère au nom de Jésus-Christ : il ne fallait, disaient-ils, pour arriver à cette union, qu'anéantir son âme et la mettre un moment en dé- pôt dans le sein de Dieu.

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Le heurt que le Génie du Christianisme donna aux esprits fit sortir le xviii* siècle de l'ornière, et le jeta pour jamais hors de sa voie : on recommença, ou plutôt on commença à étudier les sources du chris- tianisme : en relisant les Pères (en supposant qu'on les eût jamais lus), on fut frappé de rencontrer tant de faits curieux, tant de science philosophique, tant de beautés de style de tous It-s genres, tant d'idées, qui, par une gradation plus ou moins sensible, fai- saient le passage de la société antique à la société moderne : ère unique et méiQorable de l'humanité, le ciel communique avec la terre au travers d'âmes placées dans des hommes de génie.

Auprès du monde croulant du paganisme, s'éleva autrefois, comme en dehors de la société, un autre monde, spectateur de ces grands spectacles, pauvre, à l'écart, solitaire, ne se mêlant des affaires de la vie que quand on avait besoin de ses leçons ou de ses secours.

C'était une chose merveilleuse de voir ces pre- miers évêques, presque tous honorés du nom de saints et de martyrs, ces simples prêtres veillant aux reliques et aux cimetières, ces religieux et ces ermites dans leurs couvents ou dans leurs grottes, faisant des règlements de paix, de morale, de charité, quand tout était guerre, corruption, barbarie, allant des tyrans de Rome aux chefs des Tartares et des Goths, afin de prévenir l'injustice des uns et la cruauté des autres, arrêtant des armées avec une croix de bois et une parole pacifique ; les plus faibles des hommes, et protégeant le monde contre Attila; placés entre deux univers pour en être le lien, pour consoler les der-

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niers moments d'une société expirante, et soutenir les premiers pas d'une société au berceau.

Il était impossible que les vérités développées dans le Génie du Christianisme ne contribuassent pas au changement des idées. C'est encore à cet ouvrage que se rattache le goût actuel pour les édifices du moyen âge : c'est moi qui ai rappelé le jeune siècle à l'admi ration des vieux temples. Si l'on a abusé de mon opi- nion ; s'il n'est pas vrai que nos cathédrales aient approché de la beauté du Parthénon ; s'il est faux que ces églises nous apprennent dans leurs documents de pierre des faits ignorés; s'il est insensé de soutenir que ces mémoires de granit nous révèlent des choses échappées aux savants Bénédictins; si à force d'en- tendre rabâcher du gothique on en meurt d'ennui, ce n'est pas ma faute. Du reste, sous le rapport des arts, je sais ce qui manque au Génie du Christianisme ; cette partie de ma composition est défectueuse, parce qu'en 1800 je ne connaissais pas les arts : je n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Egypte. De même, je n'ai pas tiré un parti suffisant des vies des saints et des légendes ; elles m'offraient pourtant des histoires merveilleuses : en y choisissant avec goût, on y pou- vait faire une moisson abondante. Ce champ des richesses de l'imagination du moyen âge surpasse en fécondité les Métamorphoses d'Ovide et les fables mi- lésiennes. Il y a, de plus, dans mon ouvrage des juge- ments étriqués ou faux, tels que celui que je porte sur Dante, auquel j'ai rendu depuis un éclatant hom- mage.

Sous le rapport sérieux, j'ai complété le Génie du

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Christianisme dans mes Études historiques, un de mes écrits dont on a le moins parlé et qu'on a le plus volé.

Le succès d'Atala m'avait enchanté, parce que mon âme était encore neuve ; celui du Génie du Christia- nisme me fut pénible : je fus obligé de sacrifier mon temps à des correspondances au moins inutiles et à des politesses étrangères. Une admiration prétendue ne me dédommageait point des dégoûts qui attendent un homme dont la foule a retenu le nom. Quel bien peut remplacer la paix que vous avez perdue en intro- duisant le public dans votre intimité? Joignez à cela les inquiétudes dont les Muses se plaisent à affliger ceux qui s'attachent à leur culte, les embarras d'un caractère facile, l'inaptitude à la fortune, la perte des loisirs, une humeur inégale, des affections plus vives, des tristesses sans raison, des joies sans cause : qui voudrait, s'il en était le maître, acheter à de pareilles conditions les avantages incertains d'une réputation qu'on n'est pas sûr d'obtenir, qui vous sera contestée pendant votre vie, que la postérité ne confirmera pas, et à laquelle votre mort vous rendra à jamais étranger?

La controverse littéraire sur les nouveautés du style, qu'avait excitée Atala, se renouvela à la publi- cation du Génie du Christianisme.

Un trait caractéristique de l'école impériale, et même de l'école républicaine, est à observer : tandis que la société avançait en mal ou en bien, la littéra- ture demeurait stationnaire ; étrangère au change- ment des idées, elle n'appartenait pas à son temps. Dans la comédie, les seigneurs de village, les Coliu,

288 MÉMOIRES d'outre-tombe

les Babet ou les rntrfgues de ces salons que l'on ne connaissait plus, se jouaient (comme je l'ai déjà fait remarquer) devant des hommes grossiers et sangui- naires, destructeurs des mœurs dont on leur offrait le tableau ; dans la tragédie, un parterre plébéien s'oc- cupait des familles des nobles et des rois.

Deux choses arrêtaient la littérature à la date du xvm" siècle : l'impiété qu'elle tenait de Voltaire et de la Révolution, le despotisme dont la frappait Bona- parte. Le chef de l'État trouvait du profit dans ces lettres subordonnées qu'il avait mises à la caserne, qui lui présentaient les armes, qui sortaient lors- qu'on criait : « Hors la garde I » qui marchaient en rang et qui manœuvraient comme des soldats. Toute indépendance semblait rébellion à son pouvoir ; il ne voulait pas plus d'émeute de mots et d'idées qu'il ne souffrait d'insurrection. Il suspendit VHabeas corpus pour la pensée comme pour la liberté individuelle. Reconnaissons aussi que le public, fatigué d'anarchie, reprenait volontiers le joug des règles.

La littérature qui exprime l'ère nouvelle n'a régné que quarante ou cinquante ans après le temps dont elle était l'idiome. Pendant ce demi-siècle elle n'était employée que par l'opposition. C'est madame de Staël, c'est Benjamin Constant, c'est Lemercier, c'est Bonald, c'est moi enfin, qui les premiers avons parlé cette langue. Le changement de littérature dont le xrx" siècle se vante lui est arrivé de l'émigration et de l'exil ; ce fut M. de Fontanes qui couva ces oiseaux d'une autre espèce que lui, parce que, remontant au xvn" siècle, il avait pris la puissance de ce temps fécond et perdu U. stérilité du xviu'. Une partie de l'esprit humain.

HÉMOIRES D OUTRE-TOMBE '289

celle qui traite de matières transcendantes, s avança seule d'un pas égal avec la civilisation ; malheureuse- ment la gloire du savoir ne fut pas sans tache : les Laplace, les Lagrange, les Monge, les Ghaptal, les Berthollet, tous ces prodiges, jadis fiers déniocrafes, devinrent les plus obséquieux serviteurs de Napoléon. Il faut le dire à l'honneur des lettres : la littérature nouvelle fut libre, la science servile; le caractère ne répondit point au génie, et ceux dont la pensée était montée au plus haut du ciel ne purent élever leur âme au-dessus des pieds de Bonaparte : ils préten- daient n'avoir pas besoin de Dieu, c'est pourquoi ils avaient besoin d'un tyran.

Le classique napoléonien était le génie du xix* siècle affublé de la perruque de Louis XIV, ou frisé comme au temps de Louis XV. Bonaparte avait voulu que (es hommes de la Révolution ne parussentàlacour qu en habit habillé, l'épée au côté. On ne voyait pas la France du moment; ce n'était pas de l'ordre, c'était do la discipline. Aussi rien n'était plus ennuyeux que cette pâle résurrection de la littérature d'autrefois. Ce calque froid, cet anachronisme improductif, disparut quand la littérature nouvelle fît irruption avec fracas par le Génie du Christianisme. La mort du duc d En- ghien eut pour moi l'avantage, en me jetant à l'écart, de me laisser suivre dans la solitude mon inspiration particulière et de m'empècher de m'enrégimenlt-r dans l'infanterie régulière du vieux Pinde : je dus cl ma liberté morale ma liberté intellectuelle.

Au dernier chapitre du Génie du Chrislianisme, y^KH- mine ce que serait devenu le monde si la foi n'eùi pas été prèchée au moment de l'invasion df>s Bar-

T. II. 19

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bares ; dans un autre paragraphe, je mentionne un important travail à entreprendre sur les changements que le christianisme apporta dans les lois après la conversion de Constantin.

En supposant que Topinion religieuse existât telle qu'elle est à l'heure j'écris maintenant, le Génie du Chnstianisme étant encore à faire, je le composerais tout différemment : au lieu de rappeler les bienfaits et les institutions de notre religion au passé, je ferais voir que le christianisme est la pensée de l'avenir et de la liberté humaine ; que cette pensée rédemptrice et messie est le seul fondement de l'égalité sociale; qu'elle seule la peut établir, parce qu'elle place au- près de cette égalité la nécessité du devoir, correctif et régulateur de 1 instinct démocratique. La légalité ne suffit pas pour contenir, parce qu'elle n'est pas permanente; elle tire sa force de la loi; or, la loi est l'ouvrage des hommes qui passent et varient. Une loi n'est pas toujours obligatoire; elle peut toujours être changée par une autre loi : contrairement à cela, la morale est permanente ; elle a sa force en elle-même, parce qu'elle vient de l'ordre immuable ; elle seule peut donc donner la durée.

Je ferais voir que partout oii le christianisme a dominé, il a changé l'idée, il a rectifié les notions du juste et de l'injuste, substitué l'affirmation au doute, embrassé l'humanité entière dans ses doctrines et ses préceptes. Je tâcherais de deviner la distance nous sommes encore de l'accomplissement total de l'Évan- gile, en supputant le nombre des maux détruits et des améliorations opérées dans les dix-huit siècles écoulés de c6té-ci de la croix. Le christianisme

MÉiMOIRES D'OUTRE-TOMKE S'Jl

agit avec lenteur parce qu'il agit partout ; il ne s'at- tache pas à la réforme d'une société particulière, il travaille sur la société générale ; sa philanthropie s'étend à tous les fils d'Adam : c'est ce qu'il exprime avec une merveilleuse simplicité dans ses oraisons les plus communes, daus ses vœux quotidiens, lors- qu'il dit à la foule dans le temple : « Prions pour tout ce qui souffre sur la terre. » Quelle religion a jamais parlé de la sorte? Le Verbe ne s'est point fait chair dans l'homme de plaisir, il s'est incarné à l'homme de douleur, dans le but de l'affranchissement de tous, d'une fraternité universelle et d'une salvation im- mense.

Quand le Génie du Christianisme n'aurait donné naissance qu'à de telles investigations, je me félici- terais de l'avoir publié : reste à savoir si, à l'époque de l'apparition de ce livre, un autre Génie du Chrit- tiamsnce, élevé sur le nouveau plan dont j'indique h peine le tracé, aurait obtenu le même succès. En 1803, lorsqu'on n'accordait rien à l'ancienne religion, qu'elle était l'objet du dédain, que Ion ne savait pas le pre- mier mot de la question, aurait-on été bien venu à parler de la liberté future descendant du Calvaire, quand on était encore meurtri des excès de la liberté des passions? Bonaparte eùi-u souffert un pareil ou- vrage? Il était peut-être utile d'exciter les regrets, d'intéresser l'imagination à une cause si méconnue, d'attirer les regards sur l'objet méprisé, de le rendre aimable, avant de montrer comment il était sérieux, puissant et salutaire.

Maintenant, dans la supposition que mon nom laisse quelque trace, je le devrai au Génie du Christianisme :

292 MÉMOIREÎ? d'outre-tombe

sans illusion sur la valeur intrinsèque de l'ouvrage, je lui reconnais une valeur accidentelle ; il est venu juste et à son moment. Par cette raison, il m'a fait prendre place à l'une de ces époques historiques qui, mêlant un individu aux choses, contraignent à se souvenir de lui. Si l'influence de mon travail ne se bornait pas au changement que, depuis quarante années, il a produit parmi les générations vivantes; s'il servait encore à ranimer chez les tard-venus une étincelle des vérités civilisatrices de la terre ; si le léger symptôme de vie que l'on croit apercevoir s'y soutenait dans les générations à venir, je m'en irais plein d'espérance dans la miséricorde divine. Chré- tien réconcilié, ne m'oublie pas dans tes prières, quand je serai parti ; mes fautes m'arrêteront peut- être à ces portes ma charité avait crié pour toi : « Ouvrez-vous, portes éternelles I Elevamim, port» spicrnaies i »

LIVRE W

Années de ma Tie 1802 et 1803. Châteaux. Mm« de Cu»- tine. M. de Saint-Martin. M™' d'Houdetot et Saint- Lambert. Voyage dans le midi de la France, 1802, An- nées de ma vie 1802 et 1803. M. de la Harpe. Sa mort. Années de ma vie 1802 et 1803. Entrevue avec Bona- parte. — Année de ma vie 1803. Je suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome. Année de ma vie 1803. Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. Du mont Cenis à. Rome. Milan et Rome. Palais du cardinal Fesch. Me» occupations. Année de ma vie 1803. Manuscrit de M™» de Beaumont. Lettres de M™^ de Caud. Arrivée de M™" de Beaumont à Rome. Lettres de ma sœur. Lettre de M™« Krùdener. Mort de M"i« de Beaumont. Funérailles. Année de ma vie 1803. Lettres de M. ChènedoUé, do M. de Fontanes, de M. Necker et M"^» de Staël. Années ma vie 1803 et 1804. Première idée de mes Mémoires. Je suis nommé ministre de France dans le Valais. Départ de Rome. Année de ma vie 1804. République du Va- lais. — Visite au château des Tuileries. Hôtel de Montmo- rin. J'entends crier la mort du duc d'Enghien. Je donn» ma démission.

Ma vie se trouva toute dérangée aussitôt qu'elle cessa d'être à moi. J'avais une foule de connaissance en dehors de ma société habituelle. J'étais appelé dans les châteaux que l'on rétablissait. On se rendais comme on pouvait dans ces manoirs demi-démeublés

1. Ce livre, commencé à Paris en 1837, a été continué et ter miné à Paris en 1838, il a été revu en février 1845 et en d4 cembre 1846.

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demi-meublés, un vieux fauteuil succédait à un fauteuil neuf. Cependant quelques-uns de ces manoirs étaient restés intacts, tels que le Marais *, échu à ma- dame de La Briche, excellente femme dont le bonheur n'a jamais pu se débarrasser ^. Je me souviens que

1. Le château du Marais, situé dans la commune du Val-Saint- Maurice, canton de Dourdan (Seine-et-Oise). Il fut construit par un M. Le Maître, homme très riche et très somptueux, qui n'eut point d'enfants et laissa toute sa fortune à sa nièce M™« de La Briche. Norvins parle longuement de cette belle habitation, il fréquenta beaucoup dans sa jeunesse. « Le château du Marais, dit-il, n'est point un château, mais un vaste et superbe hôtel à dix lieues de Paris, de la famille de ceux que le faubourg Sainl- Honoré possède sur les Champs-Elysées, mais avec des propor- tions plus larges pour les dépendances, les cours et les jardins. Le Marais est l'habitation d'un riche capitaliste parisien qui n'a pas voulu cesser de se croire à la ville, et non celle d'un grand seigneur que la campagne délassait de la cour et de la ville. La chàtellenie n'y est nulle part, pas plus que le moindre accident de terrain; l'art n'a rien eu à vaincre, il n'a eu qu'à inventer et à dépenser. La nature a laissé faire, elle n'avait rien à perdre ni à regretter; aussi cette grande construction se ressent tout à fait de son origine. On voit au premier coup d'œil que le fonda- teur, homme d'argent et de luxe, n'a voulu rien épargner pour que sa maison de campagne fût la plus belle et la plus somp- tueusement bâtie de son temps, l'on en bâtissait beaucoup et à grands frais. » Le lecteur pourra voir la suite de cette des- cription dans le Mémorial de Noi'vins, tome I, p. 71. Dans les premières années de la Restauration, M™» de La Briche donna au Marais des fêtes brillantes, l'on joua la comédie de société ; le récit détaillé s'en trouve dans les Souvenirs du baron de Barante et surtout dans la Correspondance de M. de Rémusat. Le château du Marais appartient aujourd'hui à la du- chesse douairière de Noailles. La disposition des lieux a été res- pectée telle qu'elle était du temps de M™* de La Briche, en sorte que la description de Norvins demeure très exacte.

2. M"* de La Briche^ née Adélaïde-Edmée Prévost, était veuve d'Alexis-Janvier La Live de la Briche, introducteur des ambassadeui's et secrétaire des commandements de la Reine. Norvins, qui était son cousin, le duc Pasquier, M. de Barante parlent d'elle comme Chateaubriand. « Nous disions de cette

MEMOIRES D OUTRE-TOMBE Z^

mon immortalité allait rue Saint-Dominique-d'Enfer prendre une place pour le Marais dans une méchante voilure de louage, je rencontrais madame de Vin- timille et madame de Fezensac'. Â Champlâtreux *,

excellente dame, écrit Norvins, qu'elle prenait son bonheur en patience. » Mémorial, I, 64. « Bien des souvenirs, dit M. Pasquier (t. III, p. 231), m'attachaient à M™« de La Briche, belle-iiure de M. Mole; bonne, douce, toujours obligeante, occupée de faire valoir les autres sans jamais penser à elle, elle a, dans la société, occupé une place que personne n'a jamais mieux méritée qu'elle. Elle avait eu la chance de traverser la Terreur sans encombre. La Révolution avait respecté sa per- sonne comme ses propriétés. C'était d'autant plus extraordinaire que le château du Marais, par son élégance, le luxe, l'étendue du domaine, était bien fait pour tenter les appétits populaires. Les temps orageux passés, elle se trouva, avant tout le monde, en situation de réunir autour d'elle tous les débris de l'ancienne société; quand elle eut marié sa fille à M. Mole, son salon fut le rendez-vous de tous ceux qui ne se résignaient pas à fréquenter les salons du Directoire et la société des fournisseurs enrichis. » Voici enfin comment s'exprime le baron de Barante, dans une lettre au vicomte de Houdetot, en date du 22 juin 1825 : « M™« de La Briche est toujours de plus en plus contente : jeune, bienveillante, soigneuse à écarter toute pensée, tout jugement qui troublerait son plaisir. Elle ne soufi're pas le pli d'une rose, et malgré cela n'est point égoïste. » (Souvenirs, t. III, p. 251.)

1. M™" de Vintimille et M™« de Fezensac étaient sœurs. La seconde, Louise-Joséphine La Live de Jully (1764-1832), « la plus gracieuse et la plus douce des femmes », dit Norvins, avait épousé le comte de Montesquiou-Fezensac. Son fils, le lieute- nant-général de Fezensac (1784-1867), vicomte, puis duc par représentation de son oncle l'abbé de Montesquiou, est l'auteur des Souvenirs militaires de 1804 à 1814, une oeuvre qui mérite de devenir classique.

2. Le château de Champlâtreux, situé dans la commune d'É- pinay-Champlàtreux, canton de Luzarches (Seine-et-Oise). Il apjiartenait à la famille parlementaire des Mole, lorsqu'en 1733 le fils aîné de cette famille, devenu puissamment riche par suite de son mariage avec une des filles du banquier Samuel Bernard, y fit des agrandissements et des embellissements considérables. Confisqué par la République en 1794, il avait été rendu, sous le

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M. Molé « faisait refaire de petites chambres au second étage. Son père, tué révolutionnairement*, était rem- placé, dans un grand salon délabré, par un tableau dans lequel Matthieu Molé était représenté arrêtant une émeute avec son bonnet carré : tableau qui fai- sait sentir la différence des temps. Une superbe patte d'oie de tilleuls avait été coupée; mais une des trois avenues existait encore dans la magnificence de son vieux ombrage ; on Ta mêlée depuis à de nouvelles plantations : nous en sommes aux peupliers.

Au retour de l'émigration, il n'y avait si pauvre banni qui ne dessinât les tortillons d'un jardin anglais dans les dix pieds de terre ou de cour qu'il avait re- trouvés : moi-même, n'ai-je pas planté jadis la Vallée- aux- Loups? N'y ai-je pas commencé ces Mémoires? Ne les ai-je pas continués dans le parc de Montboissier,

Consulat, à M. Molé, l'ami de Chateaubriand. En 1838, le comte Molé, alors président du conseil eut Ihonneur de recevoir à Champlàtreux la visite du roi Louis-Philippe. Le ch-.*.9*a de Champlâtreux appartient aujourd'hui à. M. le duc de Noailles.

1. Mathieu-Louis, comte Molé, a Paris, le 24 janvier 1781. Ministre de la Justice sous Napoléon (20 novembre 1813 2 avril 1814); ministre de la Marine sous Louis X"VIII (12 sep- tembre 1817 28 décembre 1818), il fut appelé par Louis-Phi- lippe, le 11 août 1830, au ministère des AtTaires étrangères, qu'il conserva seulement jusqu'au l»"" novembre de la même année. Le 6 septembre 1836, il reprit le portefeuille des Affaires étrangères, avec la présidence du Conseil, et cette fois il garda le pouvoir pendant près de trois ans, jusqu'au 30 mars 1839. Après 1848, il fut envoyé par les électeurs de la Gironde à l'As- semblée constituante et à l'Assemblée législative, il fut l'un des chefs de la majorité conservatrice. Le 20 février 1840, U fcvait remplacé Ms"" de Quéleu à l'Académie française. Il mou- rut à son château de Champlâtreux le 25 novembre 1855.

2. Édouard-François-Mathieu Molé de Champlâtreux, prési- dent au Parlement de Paris, guillotiné i" floréal aa If (20 avril 1794).

MÉMOIRES d'outre-tombe 297

dont on essayait alors de raviver l'aspect défiguré par l'abandon ? Ne les ai-je pas prolongés dans le parc de Maintenon rétabli tout à l'heure, proie nouvelle pour la démocratie qui revient? Les châteaux brûlés en 1789 auraient avertir le reste des châteaux de de- meurer cachés dans leurs décombres : mais les clo- chers des villages engloutis qui percent les laves du "Vésuve n'empêchent pas de replanter sur la surface de ces mêmes laves d'autres églises et d'autres ha- meaux.

Parmi les abeilles qui composaient leur ruche, était la marquise de Custine, héritière des longs cheveux de Marguerite de Provence, femme de saint Louis, dont elle avait du sang*. J'assistai à sa prise de pos- session de Fervacques*, et j'eus l'honneur de coucher dans le lit du Béarnais, de même que dans le lit de la reine Christine à Combourg. Ce n'était pas une petite

1. Louise-Éléonore-Mélanie de Saèran, née à Paris le 18 mars 1770, décédée à Bex, en Suisse, le 25 juillet 1826. Elle avait épousé en 1787 Amand-Louis-Philippe-François de Custine, fils d'Adam-Philippe, comte de Custine, maréchal de camp des ar- mées du roi. Son beau-père avait été guillotiné le 28 août 1793. Son mari était monté sur l'échafaud le 4 janvier 1794. Elle- même avait été enfermée aux Carmes et n'avait d'échapper au bourreau qu'à la révolution du 9 Thermidor. Sa Vie a été écrite par M. A. Bardoux, Madame de Custine, d'après des do- cuments inédits. 1888. Voir ï Appendice, VII : Chateaubriand et iVf™« de Custine.

2. Le château et le domaine de Fervacques sont situés près de Lisieux (Calvados). Fervacques appartenait au duc de Mont- morency-Laval et à sa sœur la duchesse de Luynes. M™» de Custine l'acheta, le 27 octobre 1803, en son nom et au nom de son fils, au prix de 418 764 livres et une rente de 8 691 livres. Le château de Fervacques appartient aujourd'hui à M. le comte de Montgomery, qui a conservé à cette belle demeure t<on. .ca- ractère historique.

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affaire que ce voyage : il fallait embarquer dans la voiture Astolphe de Gustine', enfant, M." Berstœcher, le gouverneur, une vieille bonne alsacienne ne parlant qu'allemand, Jenny la femme de chambre, et Trim, chien fameux qui mangeait les provisions de la route. N'aurait-on pas pu croire que cette colonie se rendait à Fervacques pour jamais? et cependant le château n'était pas achevé de meubler que le signal du délo- gement fut donné. J'ai vu celle qui affronta Téchafaud d'un si grand courage, je l'ai vue, plus blanche qu'une Parque, vêtue de noir, la taille amincie par la mort, la tête ornée de sa seule chevelure de soie, je l'ai vue me sourire de ses lèvres pâles et de ses belles dents, lorsqu'elle quittait Sécherons, près Genève, pour ex- pirer à Bex, à l'entrée du Valais; j'ai entendu son cercueil passer la nuit dans les rues solitaires de Lau- sanne, pour aller prendre sa place éternelle à Fervac-

1. Astolphe-Louis-Léonor, marquis de Gustine (1793-1857). Son livre sur la Russie en 1839 (4 volumes in-S», 1843) a ob- tenu, tant en France qu'à l'étranger, un grand et légitime succès. On lui doit, en outre, plusieurs autres^ ouvrages, qui furent aussi très justement remarqués : une Etude politique, mêlée de récits de voyages, en quatre volumes : L'Espagne sous Ferdinand VII (1838); des romans : Aloys, ou le Moine de Saint-Bernard (1827); Ethel (1839); Romuald ou la Vocation (1848); un drame en cinq actes et en vers, Béatrix Cenei, joué en 1833 sur le théâtre de la Porte- Saint-Martin. Merveilleuse- ment doué, il eût pu s'élever très haut, si sa vie n'eût dégradé son talent. Philarète Chasles a dit de lui, dans ses Mémoirei (tome I, p. 310). « Je n'ai connu que plus tard la véritable vie de cet être extraordinaire et malheureux, problème et type, phé- nomène et paradoxe, que le vice le plus odieux chevauchait, domptait, opprimait et ravalait; qui, au vu et au su de toute 1% société française, y pataugeait, y vivait..., qui subissait, tête basse, le mépris public ; et qui d'autre côté était, sans se rache- ter, loyal, généreux, honnête, charitable, éloquent, spirituel, philosophe, distingué, presque poète. »

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ques : elle se hâtait de se cacher dans une terre qu'elle n'avait possédée qu'un moment, comme sa vie. J'avais lu sur le coin d'une cheminée du château ces méchantes rimes attribuées à l'amant de Ga- brielle :

La dame de Fervacques

Mérite de vives attaques.

Lfc soldat-roi en avait dit autant à bien d'autres : déclarations passagères des hommes, vite effacées et descendues de beautés en beautés jusqu'à madame de Custine, Fervacques a été vendu.

Je rencontrai encore la duchesse de Châtillon', la- quelle, pendant mon absence des Cent-Jours, décora ma vallée d'Aulnay. Madame Lindsay^ que je n'avais cessé de voir, me fît connaître Julie Talma ^. Madame de Clermont-Tonnerre m'attira chez elle. Nous avions une grand'mère commune, et elle voulait bien m'ap- peler son cousin. Veuve du comte de Clermont-Ton-

1 . Depuis, M™« de Bérenger.

2. D'après Sainte-Beuve, l'original d'Ellénore, dans l'Adolphe de Benjamin Constant, était M™^ Lindsay.

3. Louise-Julie Careau, première femme de Talma, qu'elle avait épousé le 19 avril 17^1. Le 6 février 1801, « sur leur demande mutuelle, faite à haute voix », le maire du ar- rondissement de Paris, jyrononça entre eux le divorce. Talma se remaria l'année suivante (16 juin 1802) avec une de ses cama- rades de la Comédie-Française, Charlotte Vanhove, femme divorcée de Louis-Sébastien-Olympe Petit. Une séparation à l'amiable ne tarda pas du reste à éloigner l'un de l'autre M"e VaTihove et Talma. Quant à Julie Talma, elle mourut en 1805. D'après Benjamin Constant, qui parle d'elle dans ses Mé- langes de littérature et d<' politique, c'était une espèce de phi- losophe, "an esprit « juste, étendu, toujours piquant, quelquefois profond »; elle « avait, ajoute son panégyriste, une raison ex- quise qui lui avait indiqué les opinions saines ■.

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nerre *, elle se remaria depuis au marquis de Talaru *. Elle avait, en prison, converti M. de La Harpe 3. Ce fut par elle que je connus le peintre Neveu, enrôlé au nombre de ses cavaliers servants; Neveu me mit un moment en rapport avec Saint-Martin.

M. de Saint-Martin * avait cru trouver dans Atala certain argot dont je ne me doutais pas, et qui lui prouvait une affinité de doctrines avec moi. Neveu, afin de lier deux frères, nous donna à dîner dans une chambre haute qu'il habitait dans les communs du Palais-Bourbon. J'arrivai au rendez-vous à six heu- res ; le philosophe du ciel était à son poste. A sept

1. Stanislas-Marie- Adélaïde, comte de Glermont- Tonnerre (1757-1792), l'un des membres les plus éloquents de l'Assemblée constituante. Le 10 août 1792, une troupe armée pénétra dans son hôtel, sous prétexte d'y chercher des armes. Conduit à la section, il fut frappé en chemin d'un coup de feu tiré à bout portant; il se réfugia dans l'hôtel de Brissac, la populace le poursuivit et le massacra.

2. Louis-Justin-Marie, marquis de Talaru (1769-1850). 11 fut quelque temps, sous la Restauration, ambassadeur de P'rance à Madrid. Nommé pair de France, le 17 août 1815, par la même ordonnance que Chateaubriand, il siégea dans la Chambre haute jusqu'au 24 février 1848.

3. Oa lit dans la Vie de M. Emery, par l'abbé Gosselin, t. I, p. 130: « M^i^ la comtesse Stanislas de Clermont-Tonnerre, incarcérée au Luxembourg avec La Harpe, avait été l'instrument dont Dieu s'était servi pour la conversion de ce littérateur. Ce fait, rapporté sur un simple ouï-dire par M. Michaud, dans la Biographie universelle {Supplément, article Jalaru), est posi- tivement attesté par M. Clausel de Coussergues, dans sa lettre à M. Paillon, du 20 mars 1843. »

4. Louis-Claude de Saint-Martin, dit le Philosophe inconnu (1743-1803). Ses principaux ouvrages sont l'Homme de désir et le Ministère de V Homme-Esprit. 11 avait publié en 1799 un poème intitulé : Le Crocodile ou la Guerre du bien et du mal, arrivée sous le règne de Louis XV, poèm.e épico-magique en tent-deux chants, par un amateur de choses cachées.

MÉMOIRES d'outre-tombe 301

heures, un valet discret posa un potage sur la table, se retira et ferma la porte. Nous nous assîmes et nous commençâmes à manger en silence. M. de Saint-Mar- tin, qui, d'ailleurs, avait de très-belles façons, ne pro- nonçait que de courtes paroles d'oracle. Neveu répon- dait par des exclamations, avec des attitudes et des grimaces de peintre; je ne disais mot,

Au bout d'une demi-heure, le nécromant rentra, enleva la soupe, et mit un autre plat sur la table : les mets se succédèrent ainsi un à un et à de longues dis- tances, M, de Saint-Martin, s'échauffant peu à peu, se mit à parler en façon d'archange; plus il parlait, plus son langage devenait ténébreux. Neveu m'avait insi- nué, en me serrant la main, que nous verrions des choses extraordinaires, que nous entendrions des bruits : depuis six mortelles heures, j'écoutais et je ne découvrais rien. A minuit, l'homme des visions se lève tout à coup : je crus que l'esprit des ténèbres ou l'esprit divin descendait, que les sonnettes allaient faire retentir les mystérieux corridors; mais M. de Saint-Martin déclara qu'il était épuisé, et que nous reprendrions la conversation une autre fois; il mit son chapeau et s'en alla. Malheureusement pour lui, il fut arrêté à la porte et forcé de rentrer par une visite inattendue : néanmoins, il ne tarda pas à dis- paraître. Je ne l'ai jamais revu : il courut mourir dans le jardin de M. Lenoir-Laroche, mon voisin d'Aulnay'.

1. Jean-Jacques Lenoir-Laroche (1749-1825), avocaL, député de Paris aux États-Généraux, ministre de la police du 16 au 28 juillet 1797, député de la Seine au Conseil des Anciens (1798- 1799), membre du Sénat conservateur (1799-1814). Napoléon l'avait fait comte, Louis XVIII le fit pair de France dès le 4 juin 1814, et, par ordonnance da 31 août 1817, décida que la dignité

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Je suis un sujet rebelle pour le Swedenborgisme t labbé Faria ', à un dîner chez madame de Gustine, se vanta de tuer un serin en le magnétisant: le serin fut le plus fort, et l'abbé, hors de lui, fut obligé de quitter la partie, de peur d'être tué par le serin : chrétien, ma *eule présence avait rendu le trépied impuis- sant.

Une autre fois, le célèbre Gall *, toujours chez ma- dame de Gustine, dina près de moi sans me connaî- tre, se trompa sur mon angle facial, me prit pour une grenouille, et voulut, quand il sut qui j'étais, raccom- moder sa science d'une manière dont j'étais honteux pour lui. La forme de la tête peut aider à distinguer

de pair serait héréditaire dans sa famille. Chateaubriand aurait pu apprendre de son voisin d'Aulnay comment on peut cultiver, sous tous les gouvernements, l'Art de garder ses places.

1. L'abbé Joseph Faria ^et non Furia, comme on l'a imprimé dans toutes les éditions des Mémoires), à Goa (Indes orien- tales) vers 1755, mort à, Paris en 1819. Il avait acquis comme magnétiseur une réputation qui lui valut d'être mis à la scène, dans un vaudeville intitulé la Magnétisniomanie. Tout Paris voulut voir l'abbé Faria sous les traits de l'acteur Potier. Après le théâtre, le roman. Dans le Comte de Monte-Cristo , d'Alexandre Dumas, le célèbre magnétiseur joue un rôle important. Le ro- mancier le fait mourir au château d'If.

2. François-Joseph Gall (1758-1828), célèbre médecin allemand, à Tiefenbrunn, près de Pforzheim (grand-duché de Bade). Il fut naturalisé français le 29 septembre 1819. L'un des créateurs de l'anatomie du cerveau, il fonda sur un ensemble d'observa- tions exactes et d'applications hasardées la prétendue science de la phrénologie, qui fit tant de bruit, dans les premières années de ce siècle, parmi les médecins et les philosophes. Son princi- pal ouvrage, paru de 1810 à 1818 en 4 volumes in-4'', accompa- gnés de 100 planches, a pour titre : Anatomie et physiologie du système nerveux en général et du cerveau en particulier, con- tenant « des observations suc la possibilité de reconnaître plu- sieurs dispositions intellectuelles et moralea de l'homme et des animaux par la configuration de leur tète •.

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le sexe dans les individus, à indiquer ce qui appar- tient à la bête, aux passions animales; quant aux fa- cultés intellectuelles, la phrénologie en ignorera tou- jours. Si l'on pouvait rassembler les crânes divers des grands hommes morts depuis le commencement du monde, et qu'on les mît sous les yeux des phrénolo- gistes sans leur dire à qui ils ont appartenu, ils n'en- verraient pas un cerveau à son adresse : l'examen des bosses produirait les méprises les plus comiques.

Il me prend un remords : j'ai parlé de M. de Saint- Martin avec un peu de moquerie, je m'en repens. Celle moquerie, que je repousse continuellement et qui me revient saas cesse, me met en souffrance; car je hais l'esprit satirique comme étant l'esprit le plus petit, le plus commun et le plus facile de tous; bien entendu que je ne fais pas ici le procès à la haute co- médie. M. de Saint-Martin était, en dernier résultat, un homme d'un grand mérite, d'un caractère noble et indépendant. Quand ses idées étaient explicables, elles étaient élevées et d'une nature supérieure. Ne devrais-je pas le sacrifice des deux pages précédentes à la généreuse et beaucoup trop flatteuse déclaration de l'auteur du Portrait de M. de Saint-Martin fait par lui-même * ? Je ne balancerais pas à les effacer, si ce que je dis pouvait nuire le moins du monde à la re- nommée grave de M. de Saint-Martin et à l'estine qui s'attachera toujours à sa mémoire. Je vois du reste avec plaisir que mes souvenirs ne m'avaient pas trompé: M. de Saint- Martin n'a pas pu être tout à

i. Mon portrait historique et philosophique, par M. de Saint- Martin. Cet écrit posthume du Philosophe inconnu n'a été im- primé que tronqué et très incomplet.

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fait frappé de la même manière que moi dans le dînei dont je parle ; mais on voit que je n'avais pas inventé la scène et que le récit de M. de Saint-Martin ressem- ble au mien par le fond,

« Le 27 janvier 1803, dit-il, j'ai eu une entrevue « avec M. de Chateaubriand dans un dîner arrangé « pour cela, chez M. Neveu, à l'École polytechnique *. « J'aurais beaucoup gagné à le connaître plus tôt : « c'est le seul homme de lettres honnête avec qui je « me sois trouvé en présence depuis que j'existe, et « encore n'ai-je joui de sa conversation que pendant « le repas. Car aussitôt après parut une visite qui le « rendit muet pour le reste de la séance, et je ne sais « quand l'occasion pourra renaître, parce que le roi « de ce monde a grand soin de mettre des bâtons dans « les roues de ma carriole. Au reste, de qui ai-je be- « soin, excepté de Dieu ? »

M. de Saint-Martin vaut mille fois mieux que moi ; la dignité de sa dernière phrase écrase du poids d'une nature sérieuse ma raillerie inoffensive.

J'avais aperçu M. de Saint-Lambert^ et madame de

1. Saint-Martin dit que le dîner chez M. Noveu eut lieu à l'Ecole polytechnique. Chateaubriand nous a dit tout à l'heure que ce dîner avait eu lieu dans les « communs du Palais- Bourbon ». Les deux récits ne se contredisent point. Le dîner est du 27 janvier 1803, et à cette date l'Ecole polytechnique était installée au Palais-Bourbon; c'est seulement en 1804 qu'elle fut transportée dans l'ancien collège de Navarre, rue de la Mon- tagne Sainte-Geneviève.

2. Jean-François de Saint- Lambert (1716-180.3). Son poème des Saisons, publié en 1769, le fit entrer, l'année suivante, à l'Académie française. Dans son ouvrage sur les Principes des mœurs chez toutes les nations, ou Catéchisme universel (1798, 3 vol. in-8), il enseigna que les vices et tes vertus ne sont que des clauses de couTention. Ce livre, outrageusement matéri»-

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Houdetot* au Marais, représentant l'un et l'autre les opinions et les libertés d'autrefois, soigneusement empaillées et conservées : c'était le xviir siècle expiré et marié à sa manière. Il suffît de tenir bon dans la vie pour que les illégitimités deviennent des légitimi- tés. On se sent une estime infinie pour l'immoralité parce qu'elle n'a pas cessé d'être et que le temps l'a décorée de rides. A la vérité, deux vertueux époux, qui ne sont pas époux, et qui restent unis par respect humain, souffrent un peu de leur vénérable état ; ils

liste, n'en fut pas moins désigné en 1810, par l'Institut, comme digne du grand prix de morale.

1. Elisabeth-Françoise-Sophie de La Live (1730-1813). EUe avait épousé en 1748 le général de Houdetot. Sa liaison avec Saint-Lambert subsista pendant presque un demi-siècle, dix ans de plus que celle de Philémon et Baucis, qui dura par deux fois vingt étés. En 1803, Baucis avait 73 ans; Philémon en avait 87. Norvins, qui vit M™» de Houdetot, en 1788, au château de Marais, a tracé d'elle ce portrait {Mémorial, I, 86) : « M"" de Houdetot était née laide, d'une laideur repoussante, tellement louche qu'elle en paraissait borgne, et cette erreur lui était favo- rable. Agée seulement de cinquante-huit ans en 1788, elle était si déformée que cet automne de la vieillesse était chez elle presque de la décrépitude. EUe ne voyait d'aucun de ces deux yeux dépareillés. Le son de sa voix était à la fois rauque et tremblant. Sa taille plus qu'incertaine était inégalement sur- plombée par de maigres épaules. Ses cheveux tout gris ne lais- saient plus deviner leur couleur primitive. Mon père, qui l'avait vu marier, me disait plaisamment qu'elle était toujours aussi jolie que le jour de ses noces. M™» de Houdetot était une véri- table ruine, qui en soutenait une autre... » La comtesse de Houdetot était la belle-sœur de M™* de La Briche, propriétaire du château du Marais. « Une fois au Marais, dit encore Norvins, elle entrait en vacances... On avait bientôt oublié son incompa- rable laideur, car l'esprit et le sentiment, et jusqu'à la sociabi- lité, n'avaient rien perdu en elle de l'action, de la puissance, du charme qui jadis l'avaient si justement distinguée. Rien n'était encore plus imprévu, plus délicat, plus piquant que sa conver- sation. »

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s'ennuient et se détestent cordialement dans toute la mauvaise humeur de l'âge : c'est la justice de Dieu.

Malheur à qui le ciel accorde de longs jours !

Il devenait difficile de comprendre quelques pages des Confessions, quand on avait vu l'objet des trans- ports de Rousseau : madame de Houdetot avait-elle conservé les lettres que Jean-Jacques lui écrivait, et qu'il dit avoir été plus brûlantes que celles de la Nou- velle Jléloïse? On croit qu'elle en avait fait le sacrifice à Saint-Lambert.

A près de quatre-vingts ans madame de Houdetot s'écriait encore, dans des vers agréables :

Et l'amour me console l Rien ne pourra me consoler de lui.

Elle ne se couchait point qu'elle n'eût frappé trois fois à terre avec sa pantoufle, en disant à feu l'auteur des Saisons : « Bonsoir, mon ami ! » C'était à quoi se réduisait, en 1803, la philosophie du xviii' siècle.

La société de madame de Houdetot, de Diderot, de Saint-Lambert, de Rousseau, de Grimm, de madame d'Épinay, m'a rendu la vallée de Montmorency insup- portable, et quoique, sous le rapport des faits, je sois bien aise qu'une relique des temps voltairiens soit tombée sous mes yeux, je ne regrette point ces temps. J'ai revu dernièrement, à Sannois*, la maison qu'ha- bitait madame de Houdetot; ce n'est plus qu'une co-

1. Sannois, dans le canton d'Argenteoil, arrondissement de

Versailles (Seine-et-Oise).

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que vide, réduite aux quatre murailles. Un âtre abao- donné intéresse toujours ; mais que disent des foyers ne s'est assise ni la beauté, ni la mère de famille, ni la religion, et dont les cendres, si elles n'étaient dispersées, reporteraient seulement le souvenir vers des jours qui n'ont su que détruire?

Une contrefaçon du Génie du Christianisme, à Avi- gnon, m'appela au mois d'octobre 1802 dans le midi de la France *• Je ne connaissais que ma pauvre Bre- tagne et les provinces du Nord, traversées par moi en quittant mon, pays. J'allais voir le soleil de Provence, ce ciel qui devait me donner un avant-goût de l'Italie et de la Grèce, vers lesquelles mon instinct et la muse me poussaient. J'étais dans une disposition heureuse; ma réputation me rendait la vie légère : il y a beau- coup de songes dans le premier enivrement de la renommée, et les yeux se remplissent d'abord avec délices de la lumière qui se lève ; mais que cette lumière s'éteigne, elle vous laisse dans l'obscurité; si elle dure , l'habitude de la voir vous y rend bientôt insensible.

Lyon me fit un extrême plaisir. Je retrouvai ces ouvrages des Romains que je n'avais point aperçus depuis le jour oii je lisais dans l'amphithéâtre de Trêves quelques feuilles d'Atala, tirées de mon havre-

1. Il quitta Paris le 18 octobre 1802. Trois jours avant son départ, il écrivait à son ami Chênedollé, alors en Normandie « Mon cher ami, je pars lundi pour Avignon, je vais saisir, si je puis, une contrefaçon qui me ruine; je reviens par Bor- deaux et par la Bretagne. J'irai vous voir à Vire et je voua ramènerai à Paris, votre présence est absolument nécessaire, ■i vous roulez enfin entrer dans la carrière diplomatiqne.

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sac. Sur la Saône passaient d'une rive à l'autre des barques entoilées, portant la nuit une lumière; des femmes les conduisaient; une nautonière de dix-huit ans, qui me prit à son bord, raccommodait, à chaque coup d'aviron, un bouquet de fleurs mal attaché à son chapeau. Je fus réveillé le matin par le son des cloches. Les couvents suspendus aux coteaux semblaient avoir recouvré leurs solitaires. Le fils de M. Ballanche*, propriétaire, après M. Migneret, du Génie du Christian nisme, était devenu mon hôte : il est devenu mon ami. Qui ne connaît aujourd'hui le philosophe chrétien dont les écrits brillent de cette clarté paisible sur laquelle on se plaît à attacher les regards, comme sur le rayon d'un astre ami dans le ciel?

Le 27 octobre, le bateau de poste qui me condui- sait à Avignon* fut obligé de s'arrêter à Tain, à cause

1. Pierre-Simon Ballanche, membre de l'Académie française, à Lyon, le 4 août 1778, mort à Paris, le 12 juin 1847 II avait pu- blié, en 1800, un volume intitulé : Du Sentiment dans ses rap- ports avec la littérature et les arts. Ce fut lui qui donna, avec son père, imprimeur à Lyon, la et la édition du Génie du Christianisme. Ses principaux ouvrages sont Antigone (1814); Essais sur les institutions sociales (1818); l'Homme sans nom (1820); les Essais de Palingénésie sociale et Orphée (1827-1828); la Vision d'Hébal, chef d'un clan écossais (1832). De 1802 jus qu'à sa mort, Ballanche fut un des plus constants amis de Cha- teaubriand.

2. Quelques jours après avoir quitté Lyon, Chateaubriand écrivait à Fontanes : « Je vous avoue que je suis confondu de la manière dont j'ai été reçu partout; tout retentit de ma gloire, les papiers de Lyon, etc., les sociétés, les préfectu- res; on annonce mon passage comme celui d'un personnage important. Si j'avais écrit un livre philosophique, croyez-vous que mon nom fût même connu? Non; j'ai consolé quelque malheureux; j'ai rappelé des principes chers à tous les cœurs dans le fond des provinces; on ne juge pas ici mes talents,

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d'une tempête. Je me croyais en Amérique : le Rhône me représentait mes grandes rivières sauvages. J'étais niché dans une petite auberge, au bord des flots ; un conscrit se tenait debout dans un coin du foyer ; il avait le sac sur le dos, et allait rejoindre l'armée d'Italie. J'écrivais sur le soufflet de la cheminée, en face de l'hôtelière, assise en silence devant moi, et qui, par égard pour le voyageur, empêchait le chien et le chat de faire du bruit.

Ce que j'écrivais était un article déjà presque fait en descendant le Rhône et relatif à la Législation pri- mitive de M. de Ronald. Je prévoyais ce qui est arrivé depuis : « La littérature française, disais-je, va chan- « ger de face ; avec la Révolution vont naître d'autres « pensées, d'autres vues des choses et des hommes. « Il est aisé de prévoir que les écrivains se divise- « ront. Les uns s'efforceront de sortir des anciennes « routes ; les autres tâcheront de suivre les antiques « modèles, mais toutefois en les présentant sous un « jour nouveau. Il est assez probable que les derniers « finiront par l'emporter sur leurs adversaires , parce « qu'en s'appuyant sur les grandes traditions et sur « les grands hommes, ils auront des guides plus sûrs « et des documents plus féconds. »

mais mes opinions. On me sait gré de tout ce que j'ai dit, de tout ce que je n'ai pas dit, et ces honnêtes gens me reçoivent comme le défenseur de leurs propres sentiments, de leurs pro- pres idées. Il n'y a pas de chagrin, pas de travail que cela ne doive payer. Le plaisir que j'éprouve est, je vous assure, indé- pendant de tout amour-propre : c'est l'homme et non l'auteur qui est touché. J'ai vu Lyon. Je vous en parlerai à loisir. C'est, je crois, la ville que j'aime le mieux au monde... « Lettre écrite d'Avignon, le samedi 6 novembre 1802. (Voir Chateau- briand, ta femme et ses amis, par l'abbé G. Pailhès, p. 109.)

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Les lignes qui terminent ma critique voyageuse sont de l'histoire ; mon esprit marchait dès lors avec mon siècle : «■ L'auteur de cet article, disais-je, ne se « peut refuser à une image qui lui est fournie par la « position dans laquelle il se trouve. Au moment « même il écrit ces derniers mots, il descend un « des plus grands fleuves de France. Sur deux mon- « tagnes opposées s'élèvent deux tours en ruine ; au « haut de ces tours sont attachées de petites cloches « que les montagnards sonnent à notre passage. Ce « fleuve, ces montagnes, ces sons, ces monuments « gothiques, amusent un moment les yeux des spec- « tateurs ; mais personne ne s'arrête pour aller le a clocher l'invite. Ainsi, les hommes qui prêchent « aujourd'hui morale et religion donnent en vain le « signal du haut de leurs ruines à ceux que le torrent « du siècle entraîne; le voyageur s'étonne de la gran- deur des débris, de la douceur des bruits qui en « sortent, de la majesté des souvenirs qui s'en élè- « vent, mais il n'interrompt point sa course, et, au « premier détour du fleuve, tout est oublié*. »

Arrivé à Avignon la veille de la Toussaint, un en- fant portant des livres m'en ofi"rit : j'achetai du pre- mier coup trois éditions difî'érentes et contrefaites d'un petit roman nommé Atala. En allant de libraire en libraire, je déterrai le contrefacteur, à qui j'étais inconnu. Il me vendit les quatre volumes du Génie du Christianisme, au prix raisonnable de neuf francs

1. L'article sur la Législation primitive parut dans le Mer- cure du 18 nivôse au XI (8 janvier 1803). Il figure, dans les Mé' langes littéraires, au tome XXI des Œuvres complètes de Cha- teaubriand.

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l'exemplaire, et me fit un grand éloge de l'ouvrage et de l'auteur. Il habitait un bel hôtel entre cour et jar- din. Je crus avoir trouvé la pie au nid : au bout de vingt-quatre heures, je m'ennuyai de suivre la for- tune, et je m'arrangeai presque pour rien avec le voleur*.

Je vis madame de Janson, petite femme sèche, blanche et résolue, qui, dans sa propriété, se battait avec le Rhône, échangeait des coups de fusil avec les riverains et se défendait contre les années.

Avignon me rappela mon compatriote. Du Guesclin valait bien Bonaparte, puisqu'il arracha la France à la conquête. Arrivé auprès de la ville des papes avec les aventuriers que sa gloire entraînait en Espagne, il dit au prévôt envoyé au-devant de lui par le pon- « tife : « Frère, ne me celez pas : dont vient ce tré- « sor? l'a prins le pape en son trésor? Et il lui ré- « pondit que non, et que le commun d'Avignon l'avoit « payé chacun sa portion. Lors, dit Bertrand, pré- « vost, je vous promets que nous n'en aurons denier « en notre vie, et voulons que cet argent cueilli soit « rendu à ceux qui l'ont payé, et dites bien au pape « qu'il le leur fasse rendre : car si je savois que le « contraire fust, il m'en poiseroit; et eusse ores passé

1. Je lis, dans la lettre ci-dessus citée, de Chateaubriand à Fontanes, du 6 novembre 1802 : « Si l'on ne contrefait que les bons ouvrages, mon cher ami, je dois être content. J'ai saisi une contrefaçon dCAtala et une du Génie du Christianisme. La dernière était l'importante; je me suis arrangé avec le libraire; il me paie les frais de mon voyage, me donne de plus un cer- tain nombre d'exemplaires de son édition qui est en quatre vo- lumes et plus correcte que la mienne ; et moi, je légitime 5ion bâtard, et le reconnais comme seconde édition...

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« la mer, si retournerois-je par deçà. Adonc fut Ber- c trand payé de l'argent du pape, et ses gens de « rechief absous, et ladite absolution primière de « rechief confirmée. »

Les voyages transalpins commençaient autrefois par Avignon, c'était l'entrée de l'Italie. Les géogra- phies disent : « Le Rhône est au roi, mais la ville « d'Avignon est arrosée par une branche de la rivière « de la Sorgue, qui est au pape. » Le pape est-il bien sûr de conserver longtemps la propriété du Tibre? On visitait à Avignon le couvent des Célestins. Le bon roi René , qui diminuait les impôts quand la tra- montane soufflait, avait peint dans une des salles du couvent des Célestins un squelette : c'était celui d'une femme d'une grande beauté qu'il avait aimée.

Dans l'église des Cordeliers se trouvait le sépulcre de madonna Laura : François I" commanda de l'ou- vrir et salua les cendres immortalisées. Le vainqueur de Marignan laissa à la nouvelle tombe qu'il fît élever cette épitaphe :

En petit lieu compris vous pouvez voir Ce qui comprend beaucoup par renommée

0 gentille âme, estant tant estimée, Qui te pourra louer qu'en se taisant î Car la parole est toujours réprimée, Quand le sujet surmonte le disant.

On aura beau faire, le père des lettres, l'ami de Ben- yenuto Cellini, de Léonard de Vinci, du Primatice, le

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roi à qui nous devons la Diane , sœur de l'Apollon du Belvédère, et la Sainte Famille de Raphaël; le chantre de Laure, l'admirateur de Pétrarque, a reçu des beaux- arts reconnaissants une vie qui ne périra point.

J'allai à Vaucluse cueillir, au bord de la fontaine, des bruyères parfumées et la première olive que por- tait un jeune olivier :

Chiara fontana, in quel medesmo bosco Sorgea d'un sasso; ed acque fresche e dolci Spargea soavemente morraorando : Al bel seggio riposto, ombroso e fosco Ne pastori appressavan, ne bifolci ; Ma nimfe e muse a quel lenor cantando.

« Cette claire fontaîne, dans ce même bocage, sort « d'un rocher ; elle répand, fraîches et douces, ses « ondes qui suavement murmurent. A ce beau lit de « repos, ni les pasteurs, ni les troupeaux ne s'em- « pressent ; mais la nymphe et la muse y vont chan- « tant. »

Pétrarque a raconté comment il rencontra cette vallée : « Je m'enquérais, dit-il , d'un lieu caché oii je « pusse me retirer comme dans un port, quand je « trouvai une petite vallée fermée, Vaucluse, bien « solitaire, d'où naît la source de la Sorgue, reine de «( toutes les sources : je m'y établis. C'est que j'ai « composé mes poésies en langue vulgaire : vers « j'ai peint les chagrins de ma jeunesse. »

C'est aussi de Vaucluse qu'il entendait, comme on l'entendait encore lorsque j'y passai, le bruit des armes retentissant en Italie ; il s'écriait :

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Italia mia

0 diluvio raccolto

Di che deserti strani

Per inondar i nostri dolci campi I

Non è questo '1 terren ch'io toccai pria? Non è questo '1 mio nido, Ove audrito fui si dolcemente ? Non è questa la patria, in ch' io mi fldo, Madré benigna e pia Chi copre l' uno et l'altro mio parente?

« Mon Italie!... 0 déluge rassemblé des déserts « étrangers pour inonder nos doux champs ! N'est-ce « pas le sol que je touchai d'abord? n'est-ce pas « le nid je fus si doucement nourri? n'est-ce pas « la patrie en qui je me confie, mère bénigne et « pieuse qui couvre l'un et l'autre de mes parents? »

Plus tard, l'amant de Laure invite Urbain V à se transporter à Rome : « Que répondrez-vous à saint Pierre, » s'écrie-t-il éloquemment, « quand il vous « dira : Que se passe-t-il à Rome ? Dans quel état est « mon temple, mon tombeau, mon peuple? Vous ne « répondez rien ? D'oii venez- vous ? Avez-vous habité ( les bords du Rhône? Vous y naquîtes, dites- vous : « et moi, n'étais-je pas en Galilée? »

Siècle fécond, jeune, sensible, dont l'admiration remuait les entrailles ; siècle qui obéissait à la lyre d'un grand poète, comme à la voix d'un législateur 1 C'est à Pétrarque que nous devons le retour du sou- verain pontife au Vatican ; c'est sa voix qui a fait

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naître Raphaël et sortir de terre le dôme de Michel- Ange.

De retour à Avignon, je cherchai le palais des papes, et l'on me montra la Glacière : la Révolution s'en est prise aux lieux célèbres : les souvenirs du passé sont obligés de pousser au travers et de rever- dir sur des ossements*. Hélas! les gémissements des victimes meurent vite après elles ; ils arrivent à peine à quelque écho qui les fait survivre un moment, quand déjà la voix dont ils s'exhalaient est éteinte. Mais tandis que le cri des douleurs expirait au bord du Rhône, on entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d'une im- mortelle mélancolie et de chagrins d'amour d'autre- fois.

Alain Chartier était venu de Bayeux se faire en-

1. Onze ans auparavant, les 16 et 17 octobre 1791, la Glacière d'Avignon avait été le théâtre d'un odieux massacre organisé par les chefs du parti révolutionnaire, Jourdan Coupe-Tête, Main- vielle et Duprat, dignes précurseurs des égorgeurs de septembre. « A mesure, dit M. Louis Blanc, que les patrouilles amenaient un captif, on l'abattait d'un coup de sabre ou de bâton; puis, sans même s'assurer s'il était bien mort, on allait le précipiter au fond de la tour sanglante. Rien qui pût fléchir la barbarie des assassins; ni la jeunesse, ni l'enfance... Dampmartin, qui était présent à l'ouverture de la fosse, assure qu'on en retira cent dix corps, parmi lesquels les chirurgiens distinguèrent soixante-dix hommes, trente-deux femmes et huit enfants... D'un autre côté, une relation semi-officielle porte que, quand on ouvrit la fosse, on trouva des corps à genoux contre le mur, dans une attitude qui prouvait qu'ils avaient été enterrés vifs... Jourdan et les siens avaient eu beau jeter des torrents d'eau et des baquets de chaux vive dans l'horrible fosse : sur un des côtés du mur, il était resté, pour dénoncer leur crime, une longue traînée de tang qu'on ne put jamais effacer. » (Louis Blanc, Histoire d* la Révolution française, t. VI, p. 163 et 166.)

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terrer à Avignon, dans l'église de Saint-Antoine. Il avait écrit la Belle Dame sans mercy, et le baiser de Marguerite d'Ecosse l'a fait vivre.

D'Avignon je me rendis à Marseille. Que peut avoir à désirer une ville à qui Cicéron adresse ces paroles, dont le tour oratoire a été imité par Bossuet : « Je ne « t'oublierai pas, Marseille, dont la vertu est à un « degré si éminent, que la plupart des nations te « doivent céder, et que la Grèce même ne doit pas se « comparer à toi 1 » {Pro L. Flacco.) Tacite, dans la Vie d'Agricola, loue aussi Marseille, comme mêlant l'urbanité grecque à l'économie des provinces latines. Fille de l'Hellénie, institutrice de la Gaule, célébrée par Cicéron, emportée par César, n'est-ce pas réunir assez de gloire? Je me hâtai de monter à Notre-Dame de la Garde, pour admirer la mer que bordent avec leurs ruines les côtes riantes de tous les pays fameux de l'antiquité. La mer, qui ne marche point, est la source de la mythologie, comme l'Océan, qui se lève deux fois le jour, est l'abîme auquel a dit Jéhovah : « Tu n'iras pas plus loin. »

Cette année même, 1838, j'ai remonté sur cette cime ; j'ai revu cette mer qui m'est à présent si con- nue, et au bout de laquelle s'élevèrent la croix et la tombe victorieuses. Le mistral soufflait ; je suis entré dans le fort bâti par François I", ne veillait plus un vétéran de l'armée d'Egypte , mais oii se tenait un conscrit destiné pour Alger et perdu sous des voûtes obscures. Le silence régnait dans la chapelle restau- rée, tandis que le vent mugissait au dehors. Le can- tique des matelots de la Bretagne à Notre-Dame de Bon-Secours me revenait en pensée : vous savez quand

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et comment je vous ai déjà cité cette complainte de mes premiers jours de TOcéan :

Je mets ma confiance, Vierge, en votre secours, etc.

Que d'événements il avait fallu pour me ramener aux pieds de VEtoile des mers, à laquelle j'avais été voué dans mon enfance ! Lorsque je contemplais ces ex-voto, ces peintures de naufrages suspendues autour- de moi, je croyais lire l'histoire de mes jours. Virgile- plaque sous les portiques de Carthage le héros troyen, ému à la vue d'un tableau représentant l'incendie de Troie, et le génie du chantre d'Hamlet a profité de Tâme du chantre de Didon.

Au bas de ce rocher, couvert autrefois d'une forêt chantée par Lucain, je n'ai point reconnu Marseille : dans ses rues droites, longues et larges, je ne pouvais plus m'égarer. Le port était encombré de vaisseaux; j'y aurais à peine trouvé, il y a trente-six ans, une nave, conduite par un descendant de Pythéas, pour me transporter en Chypre comme Joinville : au re- bours des hommes, le temps rajeunit les villes. J'ai- mais mieux ma vieille Marseille, avec ses souvenirs des Bérenger, du duc d'Anjou, du roi René, de Guise et d'Épernon, avec les monuments de Louis XIV et les vertus de Belsunce ; les rides me plaisaient sur son front. Peut-être qu'en regrettant les années qu'elle a perdues , je ne fais que pleurer celles que j'ai trou- vées. Marseille m'a reçu gracieusement, il est vrai; mais l'émule d'Athènes est devenu trop jeune pour moi.

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Si les Mémoires d'Alfieri eussent été publiés en 1802*, je n'aurais pas quitté Marseille sans visiter le rocher des bains du poète. Cet homme rude est arrivé une fois au charme de la rêverie et de lexpression :

« Après le spectacle, dit-il, un de mes amusements, « à Marseille, était de me baigner presque tous les « soirs dans la mer ; j'avais trouvé un petit endroit « fort agréable, sur une langue de terre placée à « droite hors du port, où, en m'asseyant sur le sable, « le dos appuyé contre un rocher, qui empêchait « qu'on ne pût me voir du côté de la terre , je n'avais « plus devant moi que le ciel et la mer. Entre ces « deux immensités qu'embellissaient les rayons d'un « soleil couchant, je passais, en rêvant, des heures « délicieuses ; et là, je serais devenu poète, si j'avais « su écrire dans une langue quelconque. »

Je revins par le Languedoc et la Gascogne. A Nîmes, les Arènes et la Maison -Carrée n'étaient pas encore dégagées : cette année 1838, je les ai vues dans leur exhumation. Je suis aussi allé chercher Jean Reboul*. Je me défiais de ces ouvriers-poètes, qui ne sont ordi- nairement ni poètes, ni ouvriers : réparation à M. Re-

1. Alfieri est mort en 1803. Ses Mémoires furent publiés en 1804.

2. Jean Reboul, à Nîmes, le 23 janvier 1796, mort dans la même ville, le 1»' juin 1864. Boulanger de son état, il n'aban- donna pas sa profession, lorsque la gloire vint le chercher au fond de sa boutique. Son premier recueil de Poésies (1836) eut cinq éditions. 11 publia, en 1839, le Dernier Jour, poème en dix chants. En 1850, il fit jouer sur le théâtre de l'Odéon le Martyre de Vivia, mystère en trois actes et en vers. Les Traditionnelles (1857) mirent le sceau à sa réputation. En 1848, le boulanger- poète avait été envoyé à l'Assemblée constituante par les élec- teurs royalistes du département du Gard.

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boul. Je l'ai trouvé dans sa boulangerie ; je me suis adressé à lui sans savoir à qui je parlais, ne le distin- guant pas de ses compagnons de Cérès. Il a pris mon nom, et m'a dit qu'il allait voir si la personne que je demandais était chez eUe. Il est revenu bientôt après et s'est fait connaître : il m'a mené dans son maga- sin ; nous avons circulé dans un labyrinthe de sacs de farine, et nous sommes grimpés par une espèce d'échelle dans un petit réduit, comme dans la chambre haute d'un moulin à vent. Là, nous nous sommes assis et nous avons causé. J'étais heureux comme dans mon grenier à Londres, et plus heureux que dans mon fauteuil de ministre à Paris. M. Reboul a tiré d une commode un manuscrit, et m'a lu des vers énergj ques d'un poème qu'il compose sur le Dernier jour. Je l'ai félicité de sa religion et de son talent. Je me rappelais ces belles strophes à un Exilé :

Queîque chose de grand se couve dans le monde.

Il faut, 6 jeune roi, que ton âme y réponde

Oh! ce n'est pas pour rien que, calmant notre deuil,

Le ciel par un mourant fit révéler ta vie ;

Que quelque temps après, de ses enfants suivie,

Aux yeux de l'univers, la nation ravie

T'éleva dans ses bras sur le bord d'un cercueil I

Il fallut me séparer de mon hôte, non sans sou- haiter au poète les jardins d'Horace. J'aurais mieux aimé qu'il rêvât au bord de la Cascade de Tibur, que de le voir recueillir le froment broyé par la roue au- dessus de cette cascade. Il est vrai que Sophocle était peut-être un forgeron à Athènes, et que Plante, à Rome, annonçait Reboul à Nîmes.

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Entre Nîmes et Montpellier, je passai sur ma gauche Aigues-Mortes, que j'ai ^isitée en 1838. Cette ville est encore tout entière avec ses tours et son enceinte : elle ressemble à un vaisseau de haut bord échoué sur le sable l'ont laissée saint Louis, le temps et la mer. Le saint roi avait donné des usages et statuts à la ville d" Aigues-Mortes : « Il veut que la prison soit •! telle, qu'elle serve non à l'extermination de la per- i( sonne, mais à sa garde ; que nulle information ne « soit faite pour des paroles injurieuses ; que l'adul- « tère même ne soit recherché qu'en certains cas, et * que le violateur d'une vierge, volente vel nolente, «« ne perde ni la vie, ni aucun de ses membres, sed « alio modo puniatur. »

A Montpellier, je revis la mer, à qui j'aurais volon- tiers écrit comme le roi très-chrétien à la Confédéra- tion suisse : « Ma fidèle alliée et ma grande amie. » Scaliger aurait voulu faire de Montpellier le nid de sa vieillesse. Elle a reçu son nom de deux vierges saintes, Mons puellarum : de la beauté de ses femmes. Mont- pellier, en tombant devant le cardinal de Richelieu, vit mourir la constitution aristocratique de la France.

De Montpellier à Narbonne, j'eus, chemin faisant, un retour à mon naturel, une attaque de mes songe- ries. J'aurais oublié cette attaque si, comme certains malades imaginaires, je n'avais enregistré le jour de ma crise sur un tout petit bulletin, seule note de ce temps retrouvée pour aide à ma mémoire. Ce fut cette fois un espace aride, couvert de digitales, qui me fi( oublier le monde : mon regard glissait snr cette mer de tiges empourprées, et n'était arrêté au loin que par la chaîne bleuâtre du Cantal. Dans la nature, bor-

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mis le ciel, l'océan et le soleil, ce ne sont pas les immenses objets dont je suis inspiré ; ils me donnent seulement une sensation de grandeur, qui jette ma petitesse éperdue et non consolée aux pieds de Dieu. Mais une fleur que je cueille, un courant d'eau qui se dérobe parmi des joncs, un oiseau qui va s'envolant et se reposant devant rioi, m'entraînent à toutes sortes de rêves. Ne vaut-il pas mieux s'attendrir sans savoir pourquoi, que de chercher dans la vie des inté- rêts émoussés, refroidis pa c leur répétition et leur mul- titude? Tout est usé aujourd'hui, même le malheur.

A Narbonne, je renconirai le canal des Deux-Mers. Corneille , chantant cet ouvrage , ajoute sa grandeur à celle de Louis XIV :

La Garonne et le Tarn, en leurs grottes profondes. Soupiraient dès longtemps pour marier leurs onde», Et faire ainsi couler par un heureux penchant Les trésors de l'aurore aux rives du couchant. Mais à des vœux si doux, à des flammes si belles La nature, attachée à des lois éternelles. Pour obstacle invincible opposait fièrement Des monts et des rochers l'affreux enchaînement. France, ton grand roi parle, et ces rochers se fendent, La terre ouvre son sein, les plus hauts monts descendent. Tout cède»

1 . La pièce de Pierre Corneille à laquelle sont empruntés ces vers a pour titre : Sur le canal du Lauguedoo, pour la jonc- tion des Deux Mers : Imitation d'une pièce latine de Pariso t, avocat de Toulouse. Dans le premier vers, Corneille n'a pas dit : « La Garonne et le Tarn », mais :

La Garonne et VAtax, en leurs grottes profondes...

L'Atax, c'est YAude, qui se jette dans la Méditerranée pw les étangs de Sijeaa et de Yendres.

T. II.

a

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A Toulouse, j'aperçus, du pont de la Garonne, la ligne des Pyrénées; je la devais traverser quatre ans plus tard : les horizons se succèdent comme nos jours. On me proposa de me montrer dans un caveau le corps desséché de la belle Paule : heureux ceux qui croient sans avoir vul Montmorency avait été décapité dans la cour de l'hôtel de ville : cette tête coupée était donc bien importante, puisqu'on en parle encore après tant d'autres tètes abattues? Je ne sais si dans l'histoire des procès criminels il existe une déposition de témoin qui ait fait mieux reconnaître l'identité d'un homme : « Le feu et la fumée don«t il « étoit couvert, dit Gui tant, m'empêchèreat de le « reconnoître ; mais voyant un homme qui, après « avoir rompu six de nos rangs, tuoit encore de« « soldats au septième, je jugeai que ce ne pouvait « être que M. de Montmorency ; je le sus certaine- « ment lorsque je le vis renversé à terre sous son « cheval mort. »

L'église abandonnée de Saint-Sernin me frappa par son architecture. Cette église est liée à l'histoire des Albigeois, que le poème, si bien traduit par M. Fau- riel, fait revivre :

« Le vaillant jeune comte, la lumière et l'héritier « de son père, la croix et le fer, entrent ensemble par « l'une des portes. Ni en chambre, ni en étage, il ne « resta pas une jeune fille ; les habitants de la ville, « grands et petits, regardent tous le comte comme « fleur de rosier K »

1. Histoire de la croisade contre les hérétiques albigeois, écrite en vers provençaux par t*n poète contemporain, et tiraduita par M. Fauriel, 1837.

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C'est de l'époque de Simon de Montfort que date la perte de la langue d'Oc : « Simon, se voyant sei- « gneur de tant de terres, les départit entre les gen- « tilshommes, tant françois qu'autres, atque loci lege» « dedimus; » disent les huit archevêques et évêques signataires.

J'aurais bien voulu avoir le temps de m'enquérir à Toulouse d'une de mes grandes admirations, de Cujas, écrivant, couché à plat ventre, ses livres épandus au- tour de lui. Je ne sais si l'on a conservé le souvenir de Suzanne, sa fille, mariée deux fois. La constance n'amusait pas beaucoup Suzanne, elle en faisait peu de cas ; mais elle nourrit l'un de ses maris des infidé- lités dont mourut l'autre. Cujas fut protégé par la fille de François I", Pibrac par la fille de Henri II, deux Marguerites de ce sang des Valois, pur sang des Muses. Pibrac est célèbre par ses quatrains traduits en persan. (J'étais logé peut-être dans l'hôtel du pré- sident son père.) « Ce bon monsieur de Pibrac, dit « Montaigne, avoit un esprit si gentil, les opinions si « saines, les mœurs si douces ; son âme étoit si dis- « proportionnée à notre corruption et à nos tem- « pêtes 1 » Et Pibrac a fait l'apologie de la Saint- Barthélémy.

Je courais sans pouvoir m'arrêter ; le sort me ren- voyait à 1838 pour admirer en détail la cité de Rai- mond de Saint-Gilles, et pour parler des nouvelles connaissances que j'y ai faites : M. de Lavergne*,

1. Louis-Gabriel- Léonce Guilhaud de Lavergne, à Ber- gerac, le 24 janvier 1809, mort à Versailles le 18 janvier 1880. En 1834, il avait assisté aux lectures des Mémoires, dans le ialon de M™« Récamier, et il en avait rendu compte dans la

3Ê4 MÉMOIRES d'outre-tombe

homme de talent, d'esprit et de raison ; mademoi- selle Honorine Gasc, Malibran futm-e*. Celle-ci, en ma qualité nouvelle de serviteur de Clémence Isaure,

Revue du Midi, dont il était alors le principal rédacteur. Il collaborait également au Journal de Toulouse, et il était depuis 1830 Maître et Mainteneur des Jeux-Floraux. Devenu en 1840, chei du cabinet de M. de Rémusat, ministre de l'Intérieur, il fut quelque peu malmené par Balzac, dans la Revue parisienne du grand romancier. « Légitimiste jusqu'en 1833, écrivait Balzac, M. Guilhaud devint doctrinaire, il vanta M. de Rémusat, soutint sa candidature à Muret et se glissa chez M. Guizot... M. Du- châtel le nomma maître des requêtes ; il convoita dès lors la place de M. Mallac, un de ces jeunes gens capables qui ont assez de cœur pour s'en aller avec leurs protecteurs, les Guilhaud restent ; aussi M. Guilhaud est-il aujourd'hui chef du cabinet de M. de Rémusat. Voilà, comment tout se rapetisse. M. Léonce de Lavergne, incapable d'écrire dans un journal, et que l'Académie a refusé, quand il se présenta pour être reçu docteur, fait la correspondance politique au moyen de M. Havas. » Après avoir été député de Lombez de 1846 à 1848, M. Léonce de Lavergne fut envoyé par les électeurs de la Creuse à 1 As- semblée nationale de 1871. Partisan de la monarchie constitution- nelle et parlementaire, il siégea d'abord au centre droit, puis, en 1874, de concert avec quelques députés flottant entre le centre droit et le centre gauche, il fonda un nouveau groupe de représentants, le « groupe Lavergne », qui ne laissa pas de contribuer par son attitude au vote définitif de la Constitution du 25 février 1875. Le 13 décembre 1875, il fut élu, par l'Assem- blée nationale, sénateur inamovible, le 33^ sur 75. Il était, depuis 1855, membre de l'Académie des Sciences morales et politiques. Ses principaux ouvrages sont un essai sur V Economie rurale en Angleterre, en Ecosse et en Irlande, l'Economie rurale de la France depuis 1789, et les Assemblées provinciales sous Louis XVI.

l. « Mademoiselle Honorine Gaso, écrivait, en 1859, le comte de Marcellus, chante toujours admirablement; mais ce n'est plus k Toulouse : c'est à Bordeaux ou à Paris, sous le nom de 01 de Kop, qu'elle partage avec le consul de Danemark, son époux; et ses talents, contre lesquels M. de Chateaubriand la mettait en garde, ne lui ont point, que je sache, « porté mal- heur a. {Chateaubriand et son temps, p. 143.)

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 325

me rappelait ces vers que Chapelle et Bachaumont écrivaient dans l'île d'Ambijoux , près de Toulouse i

Hélas 1 que l'on seroit heureux Dans ce beau lieu digne d'envie, Si, toujours aimé de Sylvie, On pouvoit, toujours amoureux, Avec elle passer sa vie I

Puisse mademoiselle Honorine être en garde contre sa belle voix 1 Les talents sont de l'or de Toulouse : ils portent malheur.

Bordeaux était à peine débarrassé de ses écha- fauds et de ses lâches Girondins*. Toutes les villes que je voyais avaient l'air de belles femmes relevées d'une violente maladie et qui commencent à peine à respirer. A Bordeaux, Louis XIV avait jadis fait abattre le palais des Tutelles, afin de bâtir le Château- Trompette : Spon* et les amis de l'antiquité gé- mirent :

Pourquoi démolit-on ces colonnes des dieux, Ouvrage des Césars, monument tutélaire ?

On trouvait à peine quelques restes des Arènes. Si l'on donnait un témoignage de regret à tout ce qui tombe, il faudrait trop pleurer.

Je m'embarquai pour Blaye. Je vis ce château alors ignoré, auquel, en 1833, j'adressai ces paroles : « Cap-

1. Chateaubriand a jugé ici, d'un mot qui restera, ces hommes de la Gironde, dont le rôle, pendant la Révolution, a été aussi eoupable que funeste. Voir la Légende des Girondins, par Edmond Biré.

2. Joseph Spon, antiquaire français (1647-1685'

396 MÉMOIRES d'outre-tombe

« tive de Blaye I je me désole de ne pouvoir rien pour « vos présentes destinées 1 » Je m'acheminai vers Rochefort, et je me rendis à Nantes, par la Vendée.

Ce pays portait, comme un vieux guerrier, les mu- tilations et les cicatrices de sa valeur. Des ossements blanchis par le temps et des ruines noircies par les flammes frappaient les regards. Lorsque les Vendéens étaient près d'attaquer l'ennemi, ils s'agenouillaient et recevaient la bénédiction d'un prêtre : la prière prononcée sous les armes n'était point réputée fai- blesse, car le Vendéen qui élevait son épée vers le ciel demandait la victoire et non la vie.

La diligence dans laquelle je me trouvais enterré était remplie de voyageurs qui racontaient les viols et les meurtres dont ils avaient glorifié leur vie dans les guerres vendéennes. Le cœur me palpita, lorsque ayant traversé la Loire à Nantes, j'entrai en Bre- tagne. Je passai le long des murs de ce collège de Rennes qui vit les dernières années de mon enfance. Je ne pus que rester vingt-quatre heures auprès de ma femme et de mes sœurs, et je regagnai Paris.

J'arrivai pour voir mourir un homme qui apparte- nait à ces noms supérieurs au second rang dans le xvm* siècle, et qui, formant une arrière-ligne solide dans la société, donnaient à cette société de l'ampleur et de la consistance.

J'avais connu M. de La Harpe' en 1789 : comme Flins, il s'était pris d'une belle passion pour ma sœur,

\. Jean-François de La Harpe (1739-1803). Son principal ouvrage est le Lycée ou Court de littérature ancienns et Htcdrrns, douze volnmes in-8».

HÉMOIRES d'outre-tombe ^87

madame la comtesse de Farcy. Il arrivait avec trois gros volumes de ses œuvres sous ses petits bras, tout étonné que sa gloire ne triomphât pas des cœurs les plus rebelles. Le verbe haut, la mine animée, il ton- nait contre les abus, faisant faire une omelette chez les ministres il ne trouvait pas le dîner bon, man- geant avec ses doigts, traînant dans les plats ses man- chettes, disant des grossièretés philosophiques aux plus grands seigneurs qui raffolaient de ses insolen- ces ; imais, somme toute, esprit droit, éclairé, impar- tial au milieu de ses passions, capable de sentir le talent, de l'admirer, de pleurer à de beaux vers ou à une belle action, et ayant un de ces fonds propres à porter le repentir. Il n'a pas manqué sa fin : je le vis mourir chrétien courageux, le goût agrandi par la re- Hgion, n'ayant conservé d'orgueil que contre l'impiété, et de haine que contre la langue révolutionnaire ^

A mon retour de l'émigration, la religion avait rendu M. de La Harpe favorable à mes ouvrages : la maladie dont il était attaqué ne l'empêchait pas de travailler ; il me récitait des passages d'un poème qu'il compo- sait sur la Révolution ^ ; on y remarquait quelques vers énergiques contre les crimes du temps et contre les honnêtes gens qui les avaient soufferts :

Mais s'ils ont tout osé, vous avez tout permis : Plus l'oppresseur est vil, plus l'esclave est infâme.

1. La Harpe avait publié, en 1797, un éloquent éca?it intitulé ; Du fanatisme dans la langue révolutionnadre .

2. Ce (poème parut, en 1814, sous ce titre : Le Triomphe de la Religion ou le Roi martyr, épopée en six chants . Chateau- briand, dans les notes du Génie du Christianisme, a inséré un fiagment du poème de La Harpe, les portraits de J.-J. Rousseau 9t de Voltaire.

328 MÉMOIRES d'outre-tombe

Oubliant qu'il était malade, coififé d'un bonnet blanc, vêtu d'un spencer ouaté, il déclamait à tue-tête; puis, laissant échapper son cahier, il disait d'une voix qu'on entendait à peine : « Je n'en puis plus : je sens une griffe de fer dans le côté. » Et si, malheureusement, une servante venait à passer, il reprenait sa voix de Stentor et mugissait: « Allez -vous- en I Fermez la porte I » Je lui disais un jour : « Vous vivrez pour l'a- vantage de la religion. Ah 1 oui, me répondit-il, ce serait bien à Dieu; mais il ne le veut pas, et je mour- rai ces jours-ci. » Retombant dans son fauteuil et en- fonçant son bonnet sur ses oreilles, il expiait son or- gueil par sa résignation et son humilité.

Dans un dîner chez Migneret, je l'avais entendu parler de lui-même avec la plus grande modestie, dé- clarant qu'il n'avait rien fait de supérieur, mais qu'il croyait que l'art et la langue n'avaient point dégé- néré entre ses mains.

M. de La Harpe quitta ce monde le 11 février 1803: l'auteur des Saisons mourait presque en même temps au milieu de toutes les consolations de la philosophie, comme M. de La Harpe au milieu de toutes les con- solations de la religion ; l'un visité des hommes, l'au- tre visité de Dieu'.

M. de La Harpe fut enterré, le 12 février 1803, au

1. La Harpe avait conservé jusqu'à la fin l'entière possession de son intelligence. Il ne cessait, pendant les derniers jours, de «e faire lire les prières des agonisants. M. de Fontanes, étant venu le voir la veille de sa mort, s'approcha de son lit pendant qu'on récitait ces prières. « Mon ami, dit le moribond en lui tendant une main desséchée, je remercie le ciel de m'avoir laissé l'esprit assez libre pour sentir combien cela est cou sciant »t beau. >

U'J^E SlDOiEE tMEZ LUCHEKl EÛNAP^ÂKTE

MÉMOIRES d'outre-tombe 329

cimetière de la barrière de Vaugirard. Le cercueil ayant été déposé au bord de la fosse, sur le petit monceau de terre qui le devait bientôt recouvrir, M. de Fontanes prononça un discours. La scène était lugubre : les tourbillons de neige tombaient du ciel et blanchissaient le drap mortuaire que le vent soule- vait, pour laisser passer les dernières paroles de l'a- mitié à l'oreille de la mort*. Le cimetière a été dé- truit et M. de La Harpe exhumé : il n'existait presque plus rien de ses cendres chétives. Marié sous le Direc- toire, M. de La Harpe n'avait pas été heureux avec sa belle femme * ; elle l'avait pris en horreur en le voyant, et ne voulut jamais lui accorder aucun droit.

Au reste, M. de La Harpe avait, ainsi que toute chose, diminué auprès de la Révolution qui grandis- sait toujours : les renommées se hâtaient de se retirer devant le représentant de cette Révolution, comme les périls perdaient leur puissance devant lui.

Tandis que nous étions occupés du vivre et du mourir vulgaires, la marche gigantesque du monde s'accomplissait; l'homme du temps prenait le haut bout dans la race humaine. Au milieu des remue- ments immenses, précurseurs du déplacement uni- versel, j'étais débarqué à Calais pour concourir à l'ac- tion générale, dans la mesure assignée à chaque soldat. J'arrivai, la première année du siècle, au camp Bonaparte battait le rappel des destinées : il de- vint bientôt premier consul à vie.

1. Voir V Appendice, VIII : la Mort de La Harpe.

2. La Harpe, veuf, s'était remarié, en 1797, avec M"« de Hatte- Longuerue. Voir V Appendice, VIII.

330 MÉMOIRES d'outre-tombe

Après l'adoption du Concordat par le Corps légis- latif en 1802*, Lucien, ministre de l'intérieur, donna une fête à son frère; j'y fus invité, comme ayant ral- lié les forces chrétiennes et les ayant ramenées à la charge. J'étais dans la galerie, lorque Napoléon en- tra : il me frappa agréablement; je ne l'avais jamais aperçu que de loin. Son sourire était caressant et beau ; son œil admirable, surtout par la manière donl il était placé sous son front et encadré dans ses sour- cils. Il n'avait encore aucune charlatanerie dans le re- gard, rien de théâtral et d'affecté. Le Génie du Chris- tianisme, qui faisait en ce moment beaucoup de bruit, avait agi sur Napoléon. Une imagination prodigieuse animait ce politique si froid : il n'eût pas été ce qu'il était si la Muse n'eût été là; la raison accomplissait les idées du poète. Tous ces hommes à grande vie sont toujours un composé de deux natures, car il les faut capables d'inspiration et d'action : l'une enfante le projet, l'autre l'accomplit.

Bonaparte m'aperçut et me reconnut, j'ignore à quoi. Quand il se dirigea vers ma personne, on ne sa- vait qui il cherchait; les rangs s'ou%Taient successive- ment; chacun espérait que le consul s'arrêterait à lui; il avait l'air d'éprouver une certaine impatience de ces méprises. Je m'enfonçais derrière mes voisins; Bonaparte éleva tout à coup la voix et me dit : « Mon- sieur de Chateaubriand I » Je restai seul alors en avant, car la foule se retira et bientôt se reforma en cercle autour des interlocuteurs. Bonaparte m'aborda avec simplicité : sans me faire de compliments, sans ques- tions oiseuses, sans préambule, il me parla sur-le-

1. Le 8 avrU 1802.

MÉMOIRES d'outre-tombe 331

champ de l'Egypte et des Arabes, comme si j'eusse été de son intimité et comme s'il n'eût fait que conti- nuer une conversation déjà commencée entre nous. « J'étais toujours frappé, me dit-il, quand je voyais les cheiks tomber à genoux au milieu du désert, se tourner vers l'Orient et touoher le sable de leur front. Qu'était-ce que cette chose inconnue qu'ils adoraient vers rOrient? »

Bonaparte s'interrompit, et passant sans transition à une autre idée : « Le christianisme! Les idéologues n'cnt-ils pas voulu en faire un système d'astronomie? Quand cela serait, croient-ils me persuader que le christianisme est petit? Si le christianisme est l'allé- gorie du mouvement des sphères, la géométrie des astres, les esprits forts ont beau faire, malgré eux ils ont encore laissé assez de grandeur à Vinfâme. »

Bonaparte incontinent s'éloigna. Comme à Job, dans ma nuit, « un esprit est passé devant moi ; les « poils de ma chair se sont hérissés, il s'est tenu : « je ne connais point son visage et j'ai entendu sa « voix comme un petit souffle. »

Mes jours n'ont été qu'une suite de visions; l'enfer et le ciel se sont continuellement ouverts sous mes pas ou sur ma tête, sans que j'aie eu le temps de son- der leurs ténèbres ou leurs lumières. J'ai rencontré une seule fois sur le rivage des deux mondes l'homme du dernier siècle et l'homme du nouveau, Wash- ington et Napoléon. Je m'entretins un moment avec l'un et l'autre ; tous deux me renvoyèrent à la soli- tude, le premier par un souhait bienveillant, le se- cond par un crime.

Je remarquai qu'en circulant dans la foule, Bona-

332 MÉMOIRES d'outre-tombe

parte me jetait des regards plus profonds que ceux qu'il avait arrêtés sur moi en me parlant. Je le sui- vais aussi des yeux :

Ghi è quel grande che non par che curi L' incendio?

« Quel est ce grand qui n'a cure de l'incendie ? n {Dante*.)

A la suite de cette entrevue, Bonaparte pensa à moi pour Rome : il avait jugé d'un coup d'oeil et com- ment je lui pouvais être utile. Peu lui importait que je n'eusse pas été dans les affaires, que j'ignorasse jusqu'au premier mot de la diplomatie pratique; il croyait que tel esprit sait toujours, et qu'il n'a pas be- soin d'apprentissage. C'était un grand découvreur d'hommes: mais il voulait qu'ils n'eussent de talent que pour lui, à condition encore qu'on parlât peu de ce talent; jaloux de toute renommée, il la regardait comme une usurpation sur la sienne : il ne devait y avoir que Napoléon dans l'univers.

Fontanes et madame Bacciochi me parlèrent de la satisfaction que le Consul avait eue de ma conversa- tion .'je n'avais pas ouvert la bouche; cela voulait dire que Bonaparte était content de lui. Il me pressèrent de profiter de la fortune. L'idée d'être quelque chose ne m'éUit jamais venue; je refusai net. Alors on fit parler une autorité à laquelle il m'était difficile de ré- sister.

i, Infêrno, ch. XIV, v. 46.

MÉMOIRES d'outre-tombe 333

L'abbé Émery s supérieur du séminaire de Saint- Sulpice, vint me conjurer, au nom du clergé, d'accep- ter, pour le bien de la religion, la place de premier secrétaire de l'ambassade que Bonaparte destinait à son oncle, le cardinal Fesch ^ Il me faisait entendre que l'intelligence du cardinal n'étant pas très remar- quable, je me trouverais bientôt le maître des affai- res. Un hasard singulier m'avait mis en rapport avec l'abbé Émery : j'avais passé aux États-Unis avec l'abbé Nagot et divers séminaristes, vous le savez. Ce souvenir de mon obscurité, de ma jeunesse, de ma vie de voyageur, qui se réfléchissait dans ma vie pu- blique, me prenait par l'imagination et le cœur.

1. Jacques- André Émery, le 27 août 1832 à Gex, mort à Issy le 18 avril 1811. Sa Vie a été écrite par M. l'abbé Gosse- lin (1861), et par M. l'abbé Elle Méric (1894).

2. Joseph Fesch, à Ajaccio le 3 janvier 1763. Il était le demi-frère de la mère de Napoléon. A l'époque de la convoca- tion des Etats-Généraux, il était déjà entré dans les ordres ; mais les premiers événements de la Révolution le firent renon- cer à l'état ecclésiastique. D'abord commis aux vivres (garde- magasin), il devint en 1795 commissaire des guerres, et occupa cette place jusqu'au 18 brumaire. Dès que le rétablissement du culte eût été arrêté dans la pensée du Premier Consul, il reprit le costume ecclésiastique, et s'employa très activement dans les négociations qui préparèrent le Concordat (15 juillet 1801). Archevêque de Lyon en 1802, cardinal le 25 février 1803, il fut, le 4 avril suivant, nommé ambassadeur à Rome. En 1805, il fut investi de la charge de grand aumônier. Tombé en disgrâce en 1811, il fut renvoyé par l'Empereur dans son diocèse de Lyon, il resta jusqu'en 1814. Après l'abdication de Napoléon, il se retira à Rome. Les Cent-Jours le ramenèrent en France et dans son archevêché. Après les Cent-Jours, il se réfugia de nouveau à Rome, il fixa définitivement sa résidence. Il refusa ^obstinément, pendant toute la Restauration, de se démettre de son titre d'archevêque de Lyon; mais il ne put obtenir, malgré l'appui du pape, de rentrer (ian« son diocèse après la révolution de 183U. II est mort k Rome le 13 mai 1839.

334 HÉHOIRES d'outre-tohbe

L'abbé Émery, estimé de Bonaparte, était fin par sa nature, par sa robe et par la Révolution; mais cette triple finesse ne lui servait qu'au profit de son vrai mérite; ambitieux seulement de faire le bien, il n'a- gissait que dans le cercle de la plus grande prospérité d'un séminaire. Circonspect dans ses actions et dans ses paroles, il eût été superflu de violenter l'abbé Éraery, car il tenait toujours sa vie à votre disposi- tion, en échange de sa volonté qu'il ne cédait jamais : sa force était de vous attendre, assis sur sa tombe.

Il échoua dans sa première tentative ; il revint à la charge, et sa patience me détermina. J'acceptai la place qu'il avait mission de me proposer, sans être le moins du monde convaincu de mon utilité au poste l'on m'appelait : je ne vaux rien du tout en seconde ligne. J'aurais peut-être encore reculé, si l'idée de madame de Beaumont n'était venue mettre un terme à mes scrupules. La fille de M. de Montmorin se mou- rait; le climat de l'Italie lui serait, disait-on favora- ble; moi allant à Rome, elle se résoudrait à passer les Alpes : je me sacrifiai à l'espoir de la sauver. Madame de Chateaubriand se prépara à me venir rejoindre; M. Joubert parlait de l'accompagner, et madame de Beaumont partit pour le Mont-Dore, afin d'achever ensuite sa guérison au bord du Tibre.

M. de Talleyrand occupait le ministère des relations extérieures; il m'expédia ma nomination*. Je dînai

1. La lettre de Talleyrand, notifiant à l'auteur du Génie du Christianisme sa nomination de secrétaire, est du 19 floréal, an XI (9 mai 1803). En voici le texte :

« Je m'empresse, citoyen, de vous envoyer une copie de l'ar- rêté par lequel le Premier Consul vous nomme secrétaire de la légation de la République à Rome. Vos talents et l'usage qua

MÉMOIRES d'outre-tombe 335

chez lui : il est demeuré tel dans mon esprit qu'il s'y plaça au premier moment. Au reste, ses belles façons faisaient contraste avec celles des marauds de son en- tourage; ses roueries avaient une importance incon- cevable : aux yeux d'un brutal guêpier, la corruption des mœurs semblait génie, la légèreté d'esprit pro- fondeur. La Révolution était trop modeste ; elle n'ap- préciait pas assez sa supériorité : ce n'est pas même chose d'être au-dessus ou au-dessous des crimes.

Je vis les ecclésiastiques attachés au cardinal; je distinguai le joyeux abbé de Bonnevie * : jadis aumô-

vous en avez fait n'ont pu que vous faire connaître d'une manière avantageuse dans votre pays et dans celui vous allez rési- der, et je ne doute point du soin que vous mettrez à justifier la ccnfiance du gouvernement. J'ai l'honneur, etc. »

1. L'abbé de Bonnevie (Pierre-Etienne), à Rethel le 6 janvier 1761, mort à Lyon le 7 mars 1849. Pendant l'émigra- tion, il avait été, ainsi que le dit Chateaubriand, aumônier à l'armée des princes. Après le rétablissement du culte, il fut nommé chanoine à la Primatiale de Lyon, et accompagna le cardinal Fesch à Rome en 1803. Une étroite intimité s'établit entre l'auteur du Génie du Christianisme et le très spirituel abbé, qui ne tarda pas à conquérir l'estime et l'affection de M™6 de Chateaubriand. Jusqu'à leur mort, il resta l'un de leurs plus fidèles amis. On trouvera dans le livre de M. l'abbé Pailhès sur Chateaubriand, sa femme et ses amis, quelques- unes des lettres écrites par la vicomtesse de Chateaubriand à son cher Comte de Lyon. Elles sont charmantes, surtout celle du 10 juillet 1839, trop longue pour être ici donnée tout en- tière, mais dont voici du moins quelques lignes :

« ... Je vous écris ces lignes pour vous gronder. On dit, l'abbé, que vous vous portez à merveille ; que vous êtes jeune et gai comme par le passé ; pourquoi donc ne pas venir nous voir ? On voyage à tout âge, et dans ce moment surtout que la poste vient de lancer sur les chemins des voitures de courriers qui feraient rougir une voiture d'ambassadeur. Je vous ai dit que nous avons une vilaine chambre à vous donner; mais si ▼0U3 voulez être logé comme un chanoine, vous pourrez prendre

336 MÉMOIRES d'outre-tombe

nier à l'armée des princes, il s'était trouvé à la re- traite de Verdun; il avait aussi été grand vicaire de l'évéque de Ghâlons, M. de Glermont-Tonnerre', qui s'embarqua derrière nous pour réclamer une pension du saint-siége, en qualité de Chiaramonte. Mes pré- paratifs achevés, je me mis en route : je devais de- vancer à Rome l'oncle de Napoléon.

A Lyon, je revis mon ami M. Ballanche. Je fus té- moin de la Fête-Dieu renaissante'' : je croyais avoir quelque part à ces bouquets de fleurs, à cette joie du ciel que j'avais rappelée sur la terre.

Je continuai ma route; un accueil cordial me sui- vait : mon nom se mêlait au rétablissement des au- tels. Le plaisir le plus vif que j'aie éprouvé, c'est de m'être senti honoré en France et chez l'étranger des marques d'un intérêt sérieux. Il m'est arrivé quelque- un appartement aux Missions-Etrangères ; vous serez à notre porte, pouvant venir déjeuner, dîner et déraisonner avec nous.. . »

1. Anne-Antoine-Jules, duc de Clet^nont-Tonnerre {ili9-i830). Evêque de Chàlons-sur-Marne depuis 1782, député du clergé aux Etats-Généraux, il avait émigré en Allemagne, et, avant sa rentrée en France, il avait remis, entre les mains du Souverain Pontife sa démission d'évêque de Châlons, conformément au Concordat. La Restauration le nomma pairde France (4juin 1814), archevêque de Toulouse (1«' juillet 1820), et obtint pour lui le chapeau de cardinal (2 décembre 1822). Il a laissé le souvenir d'un prélat imbu de l'orgueil de sa naissance et de son rang, et cependant d'un accès facile, d'un esprit aimable, pénétrant et vif.

2. Chateaubriand fit le récit de cette fête dans une longue et admirable lettre adressée à son ami Ballanche et qui, publiée aussitôt à Lyon, y produisit une impression profonde. C'est une des plus belles pages du grand écrivain, et qui devrait figurer désormais dans toutes les éditions du Génie du Christianisme.

MÉMOIRES d'outre-tombe 33?

fois, tandis que je me reposais dans une auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m'amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Était-ce l'amour-propre qui me donnait alors ce plaisir dont je parle ? Qu'importait à ma va- nité que d'obscurs et honnêtes gens me témoignas- sent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu personne ne les entendait? Ce qui me tou- chait, du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien, consolé quelques affligés, fait renaî- tre au fond des entrailles d'une mère l'espérance d'é- lever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils soumis, res- pectueux, attaché à ses parents. Aurais-je goûté cette joie pure si j'eusse écrit un livre dont les mœurs et la religion auraient eu à gémir?

La route est assez triste en sortant de Lyon : depuis la Tour-du-Pin jusqu'à Pont-de-Beauvoisin, elle est fraîche et bocagère.

A Chambéry, l'âme chevaleresque de Bayard se montra si belle, un homme fut accueilli par une femme, et pour prix de l'hospitalité qu'il en reçut il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Tel est le danger des lettres ; le désir de faire du bruit l'emporte sur les sentiments généreux : si Rousseau ne fût jamais devenu écrivain célèbre, il aurait ense- veli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l'avait nourri ; il se serait sacrifié aux dé- fauts mêmes de son amie; il l'aurait soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière et de s'enfuir. Ah I que la voix de l'ami- tié trahie ne s'élève jamais contre notre tombeau !

Après avoir passé Chambéry, se présente le cours T. u. 22

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de l'Isère. On rencontre partout dans les vallées des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins. Les petites églises, environnées d'arbres, font un contraste touchant avec les grandes monta- gnes. Quand les tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de glaces, le Savoyard se met à l'abri dans son temple champêtre et prie.

Les vallées l'on entre au-dessus de Montmélian sont bordées par des monts de diverses formes, tan- tôt demi-nus, tantôt habillés de forêts.

Âiguebelle semble clore les Alpes; mais en tour- nant un rocher isolé, tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées attachées au cours de l'Arche.

Les monts des deux côtés se dressent; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs sommets stériles commencent à présenter quelques glaciers : des tor- rents se précipitent et vont grossir l'Arche qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux, on re- marque une cascade légère qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de saules.

Ayant traversé Saint-Jean-de-Maurienne et arrivé vers le coucher du soleil à Saint-Michel, je ne trouvai pas de chevaux : obligé de m'arrêter, j'allai me pro- mener hors du village. L'air devint transparent à la crête des monts; leur dentelure se traçait avec une netteté extraordinaire, tandis qu'une grande nuit sor- tant de leur pied s'élevait vers leur cime. La voix du rossignol était en bas, le cri de l'aigle en haut; l'ali- zier fleuri dans la vallée, la blanche neige sur la mon- tagne. Un château, ouwage des Carthaginois, selon i& tradition populaire, se montrait sur le redan laillé

MÊMOraES D'OUTRE-TOMBE 339

à pic. Là, s'était incorporée au rocher la haine d'un homme, plus puissante que tous les obstacles. La vengeance de l'espèce humaine pesait sur un peuple libre, qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu'avec l'es- clavage et le sang du reste du monde.

Je partis à la pointe du jour et j'arrivai, vers les deux heures après midi, à Lans-le-Bourg, au pied du Mont-Cenis. En entrant dans le village, je vis un pay- san qui tenait un aiglon par les pieds ; une troupe im- pitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l'âge et à la majesté tombée; le père et la mère du noble orphelin avaient été tués : on me proposa de me le vendre ; il mourut des mauvais traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse déli- vrer. Je me souvenais alors du pauvre petit Louis XVII ; je pense aujourd'hui à Henri V : quelle rapidité de chute et de malheur!

Ici, l'on commence à gravir le Mont-Cenis et on quitte la petite rivière d'Arche, qui vous conduit au pied de la montagne. De l'autre côté du Mont-Cenis, la Doire vous ouvre l'entrée de l'Italie. Les fleuves sont non-seulement des grands chemins qui marchent, comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes.

Quand je me vis pour la première fois au sommet des Alpes, une étrange émotion me saisit; j'étais comme cette alouette qui traversait, en même temps que moi, le plateau glacé, et qui, après avoir chanté

1. Pour tous les détails de ce voyage, voir, dans le Voyage en Italie de Chateaubriand (Œuvres complètes, tome VI), ses deux lettres à M. Joubert, datées, la première de Turin, U 17 juin 1803, la seconde, de Milan, lundi matin 21 juin 1803.

340 MÉMOIRES d'outre-tombe

sa petite chanson de la plaine, s'abattait parmi des neiges, au lieu de descendre sur des moissons. Les stances que m'inspirèrent ces montagnes en 1822 re- tracent assez bien les sentiments qui m'agitaient aux mêmes lieux en 1803 :

Aipes, TOUS n'avez point subi mes destinées 1

Le temps ne vous peut rien ; Vos fronts légèrement ont porté les années

Qui pèsent sur le mien.

Pour la première fois, quand, rempli d'espérance,

Je franchis vos remparts, Ainsi que l'horizon, un avenir immense

S'ouvrait à mes regards.

L'Italie à mes pieds, et devant moi le monde* I

Ce monde, y ai-je réellement pénétré ? Christophe Colomb eut une apparition qui lui montra la terre de ses songes, avant qu'il l'eût découverte ; Vasco de Gama rencontra sur son chemin le géant des tem- pêtes : lequel de ces deux grands hommes m'a prédit mon avenir? Ce que j'aurais aimé avant tout eût été une vie glorieuse par un résultat éclatant, et obscure par sa destinée. Savez-vous quelles sont les premières cendres européennes qui reposent en Amérique? Ce sont celles de Biorn le Scandinave* : il mourut en abordant à Winland, et fut enterré par ses compa- gnons sur un promontoire. Qui sait cela? Qui connaît

1. La pièce d'où ces vers sont extraits se trouve dans les Poésies de Chateaubriand (Œuvres complètes, tome XXII), elle porte ce titre : les Alpes ou l'Italie.

2. Chateaubriand lui-même ne savait sans doute cela que du

MÉMOIRES d'outre-tombe 3ii

celui dont la voile devança le vaisseau du pilote gé- nois au Nouveau Monde? Biorn dort sur la pointe d'un cap ignoré, et depuis mille ans son nom ne nous est transmis que par les sagas des poètes, dans une langue que l'on ne parle plus.

J'avais commencé mes courses dans le sens con- traire des autres voyageurs : les vieilles forêts de l'A- mérique s'étaient offertes à moi avant les vieilles cités de l'Europe, Je tombais au milieu de celles-ci au mo- ment où elles se rajeunissaient et mouraient à la fois dans une révolution nouvelle. Milan était occupé par nos troupes ; on achevait d'abattre le château, témoin des guerres du moyen âge.

L'armée française s'établissait, comme une colonie militaire, dans les plaines de la Lombardie. Gardés çà et par leurs camarades en sentinelle, ces étrangers de la Gaule, coiffés d'un bonnet de police, portant un sabre en guise de faucille par-dessus leur veste ronde, avaient l'air de moissonneurs empressés et joyeux. Ils remuaient des pierres, roulaient des canons, condui- saient des chariots, élevaient des hangars et des hut- tes de feuillage. Des chevaux sautaient, caracolaient, se cabraient dans la foule comme des chiens qui ca- ressent leurs maîtres. Les Italiennes vendaient des fruits sur leurs éventaires au marché de cette foire armée : nos soldats leur faisaient présent de leurs pi- pes et de leurs briquets, en leur disant comme les an- ciens barbares, leurs pères, à leurs bien-aimées :

matin, pour l'avoir appris de son jeune ami Jean-Jacque» Ampère, le seul homme de France qui s'intéressât alors aux choses de Scandinavie.

342 MÉMOIRES d'outre-tombe

« Moi, Fotrad, fils d'Eupert, de la race des Franks «, « je te donne, à toi, Helgine, mon épouse chérie, en « honneur de ta beauté {in honore pulchritudinis tuœ), « mon habitation dans le quartier des Pins. »

Nous sommes de singuliers ennemis : on nous trouve d'abord un peu insolents, un peu trop gais, trop remuants; nous n'avons pas plutôt tourné les ta- lons qu'on nous regrette. Vif, spirituel, intelligent, le soldat français se mêle aux occupations de l'habitant chez lequel il est logé ; il tire de l'eau au puits, comme Moïse pour les filles de Madian, chasse les pasteurs, mène les agneaux au lavoir, fend le bois, fait le feu, veille à la marmite, porte l'enfant dans ses bras ou l'endort dans son berceau. Sa bonne humeur et son activité communiquent la vie à tout ; on s'accoutume à le regarder comme un conscrit de la famille. Le tambour bat-il, le garnisaire court à son mousquet, laisse les filles de son hôte pleurant sur la porte, et quitte la chaumière, à laquelle il ne pensera plus avant qu'il soit entré aux Invalides.

A mon passage à Milan, un grand peuple réveillé Ouvrait un moment les yeux. L'Italie sortait de son sommeil, et se souvenait de son génie comme d'un rêve divin : utile à notre pays renaissant, elle appor- tait dans la mesquinerie de notre pauvreté la gran- deur de la nature transalpine, nourrie qu'elle était, cette Ausonie, aux chefs-d'œuvre des arts et dans les hautes réminiscences d'une patrie fameuse. L'Autri-

1. Ce Fotrad, fils d'Eupert, est amené ici d'un peu loin. Quand l'auteur composa cette partie de ses Mémoires, il avait encore l'esprit tout plein des longues et savantes recherches qu'il avait faites pour écrire ses Etudes historiques et ses chapitre* sur les Pranks.

HÊHOiRES d'outre-tohbe 343

ciie est venue; elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens ; elle les a forcés à regagner leur cer- cueil. Rome est rentrée dans ses ruines, Venise dans sa mer. Venise s'est affaissée en embellissant le ciel de son dernier sourire ; elle s'est couchée charmante dans ses flots, comme un astre qui ne doit plus se lever.

Le général Murât commandait à Milan. J'avais pour lui une lettre de madame Bacciochi. Je passai la jour- née avec les aides de camp : ils n'étaient pas aussi pauvres que mes camarades devant Thionville. La po- litesse française reparaissait sous les armes ; elle te- nait à prouver qu'elle était toujours du temps de Lau- trec*.

Je dinai en grand gala, le 23 juin, chez M. de Melzi*,

1. Odet de Fùix, vicomte de Lautrec, maréchal de Franc» sous Louis XII, fit presque toutes ses armes autour de Milan. Chateaubriand aimait ce nom de Lautrec. Il le choisit ici pour personnifier en Italie la bravoure et la politesse française. Déjà, dans le Dernier Abenoerage, il avait fait d'un autre Lautrec on type de vaillance et de chevalerie. Après tout, il y avait eu des alliances entre les Lautrec et les Chateaubriand. « Il était, dit Brantôme, parlant du vicomte de Lautrec, le maréchal de France, il était frère de madame de Chateaubriand, une très belle et très honnête dame que le roi aimait. »

2. François de Melzi (1753-1826). Il était vice-président de la République cisalpine, organisée en 1797 par le général Bona- parte, et qui avait pris, en 1802, le nom de République ita- lienne. Lorsqu'au mois de mars 1805, elle devint le Royaume d'Italie, avec Napoléon pour roi et le prince Eugène de Beau- harnais pour vice-roi, M. de Melzi fut nommé grand chance- lier et garde des sceaux ; il fut créé duc en 1807. Après les évé- nements de 1814, il vécut dans la retraite. Dans sa lettre à Joubert, du 21 juin 1803, Chateaubriand parle en ces termes du dîner de Milan : « J'ai dîné en grand gala chez M. de Melzi : il s'agissait d'une fête donnée à l'occasion du baptême de l'en- fant du général Murât. M. de Melzi a connu mon malheureux

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àroccasion du baptême d'un fils du général Murât*. M. de Melzi avait connu mon frère ; les manières du vice-président de la République cisalpine étaient bel- les; sa maison ressemblait à celle d'un prince qui l'aurait toujours été : il me traita poliment et froide- ment; il me trouva tout juste dans des dispositions pareilles aux siennes.

J'arrivai à ma destination le 27 juin au soir, avant- veille de la Saint-Pierre : le prince des apôtres m'at- tendait, comme mon indigent patron* me reçut de- puis à Jérusalem. J'avais suivi la route de Florence, de Sienne et de Radicofani. Je m'empressai d'aller rendre ma visite à M. Cacault* auquel le cardinal Fesch succédait, tandis que je remplaçais M. Artaud *.

Le 28 juin, je courus tout le jour : je jetai un pre-

frère : nous en avons parlé longtemps. Le vice-président a deg manières fort nobles; sa maison est celle d'un prince, et d'un prince qui l'aurait toujours été. Il m'a traité poliment et froide- ment, et m'a toujours trouvé dans des conditions pareilles aux siennes . »

1. Napoléon-Charles-Lucien, prince Murât, second fils de Joachiai Murât, à Milan, le 16 mai 1803. Représentant du peuple en 1848 et 1849, sénateur le 26 janvier 1852, puis mem- bre de la famille civile de l'Empereur (21 juin 1853) avec le titre d'Altesse impériale, il fut de 1852 à 1862, grand-maître de la maçonnerie. Il est mort à Paris, le 10 avril 1873.

2. « L'indigent patron », c'est saint François d'Assise.

3. François Cacault (1743-1805). Il avait débuté dans la diplo- matie, en 1785, comme secrétaire d'ambassade à Naples. En 1793^ il réussit à détacher la Toscane de la coalition européenne, et fut, en 1797, un des signataires du traité de Tolentino. Il rem- plit, de 1801 à 1803, les fonctions de ministre plénipotentiaire à Rome.

4. Le chevalier Artaud de Montor (1772-1840). Ancien émi- gré, ayant servi dans l'armée des princes, il était entré en 1798 dans la diplomatie. Il a composé de nombreux ouvrages, dont]* plus important est V Histoire du pape Pie VII.

MÉMOIRES d'outre-tombe 345

mier regard sur le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane et le château Saint-Ange. Le soir, M. Aitaud me mena à un bal dans une maison aux environs de la place Saint-Pierre. On apercevait la girandole de feu de la coupole de Michel-Ange, entre les tourbil- lons des valses qui roulaient devant les fenêtres ou- vertes ; les fusées du feu d'artifice du môle d'Adrien s'épanouissaient à Saint-Onuphre, sur le tombeau du Tasse : le silence, l'abandon et la nuit étaient dans la campagne romaine *.

Le lendemain j'assistai à l'office de la Saint-Pierre. Pie VII, pâle, triste et religieux, était le vrai pontife des tribulations. Deux jours après, je fus présenté à Sa Sainteté : elle me fit asseoir auprès d'elle. Un vo- lume du Génie du Christianisme était obligeamment

1. Le lendemain, dans la ferreur de son enthousiasme, il écrit à Fontanes :

« Rome, 10 messidor au xi (29 juin 1803).

« Mon cher et très cher ami, un mot pour vous annoncer mon arrivée. Me voilà logé chez M. Cacault qui me traite comme son fils. Il est Breton. (M. Cacault était à Nantes). Le secrétaire de légation (M. Artaud), que je remplace ou que je ne remplace pas (car il n'est pas encore rappelé), me trouve le meilleur enfant du monde et nous sommes les meilleurs amis. Je reçois compli- ments sur compliments de tous les grands du monde, et pour achever cette chance heureuse, je tombe à Rome la veille même de la Saint-Pierre, et je vois en arrivant la plus belle fête de l'année, au pied même du trône pontifical.

« Venez vite ici, mon cher ami. Toute ma frcideur n'a pu tenir contre une chose si étonnante : j'ai la tête troublée de tout ce que je vois. Figurez-vous que vous ne savez rien de Rome, que personne ne sait rien quand on n'a pas vu tant de gran< deurs, de ruines, de souvenirs.

o Enfin, venez, venez : voilà tout ce que je puis vous dire à présent. Il faut que mes idées se soient un peu rassemblées, avant que je puisse vous tracer l'ombre de ce que je vois...

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ouvert sur sa table*. Le cardinal Consalvi, souple et ferme, d'une résistance douce et polie, était l'ancienne politique romaine vivante, moins la foi du temps et plus la tolérance du siècle ^

1. Dès le mois de septembre 1802, Chateaubriand avait fait hommage à Pie VII de ses volumes du Génie du Christianisme. La lettre suivante accompagnait l'envoi de l'ouvrage :

TRÈS SAINT-PÈRE,

a Ignorant si ce faible ouvrage obtiendrait quelque succès, je n'ai pas osé d'abord le présenter à Votre Sainteté. Maintenant que le suffrase du public semble le rendre digne de vous être offert, je prends la liberté de le déposer à vos pieds sacrés.

« Si Votre Sainteté daigne jeter les yeux sur le quatrième vo- lume, elle verra les efiforts que j'ai faits pour venger les autels et leurs ministres des injures d'une fausse philosophie. Elle y Terra mon admiration pour le Saint Siège et pour le génie des Pontifes qui l'ont occupé. Elle me pardonnera peut-être d'avoir annoncé leur glorieux successeur qui vient de fermer les plaies de l'Église. Heureux si Votre Sainteté agrée l'hommage que j'ai rendu à ses vertus, et si mon zèle pour la religion peut me mériter sa bénédiction paternelle.

« Je suis, avec le plus profond respect, de Votre Sainteté, le très humble et très obéissant serviteur.

DB ChaTBADBRIAND.

« Paris, ce 28 septembe 1802. »

La présentation de Chateaubriand à Pie VII eut lieu le 2 juillet 1803. 11 écrivait, le lendemain, à M. Joubert : <■ Sa Sain- teté m'a reçu hier ; elle m'a fait asseoir auprès d'elle de la ma- nière la plus affectueuse. Elle m'a montré obligeamment qu'elle liscdt le Génie du Christianisme, dont elle avait un volume ou- vert sur sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat, et un prince plus simple : ne me prenez pas pour madame de Sévigné. »

2. Hercule Consalvi (1757-1824). Pie VII l'avait nommé car- dinal et secrétaire d'État au lendemain de son entrée dans Rome, en 1800. Il vint en France en 1801 pour la conclusion du Con- cordat. Après l'arrestation du Souverain Pontife, en 1809, il re- çut l'ordre de se rendre en France ; en 1810, à la suite de son refus d'assister au mariage religieux de Napoléon, il fut interné

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En parcourant le Vatican, je m'arrêtai à contempler ces escaliers l'on peut monter à dos de mulet, ces galeries ascendantes repliées les unes sur les autres, ornées de chefs-d'œuvres, le long desquelles les papes d'autrefois passaient avec toute leur pompe , ces Loges que tant d'artistes immortels ont décorées, tant d'hommes illustres admirées, Pétrarque, Tasse, Arioste, Montaigne, Milton, Montesquieu, et puis des reines et des rois, ou puissants ou tombés, enfin un peuple de pèlerins venu des quatre parties de la terre: tout cela maintenant immobile et silencieux; théâtre dont les gradins abandonnés, ouverts devant la soli- tude, sont à peine visités par un rayon de soleil.

On m'avait recommandé de me promener au clair de la lune : du haut de la Trinité-du-Mont, les édifices lointains paraissaient comme les ébauches d'un pein- tre ou comme des côtes effumées vues de la mer, du bord d'un vaisseau. L'astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un monde fini, promenait ses pâles dé- serts au-dessus des déserts de Rome ; il éclairait des rues sans habitants, des enclos, des places, des jar- dins où ne passait personne, des monastères l'on n'entend plus la voix des cénobites, des cloîtres aussi muets et aussi dépeuplés que les portiques du Colisée.

Qu'arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes lieux ? Quels hommes ont ici traversé l'ombre de ces obélisques, après que cette ombre eut

à Reims. Redevenu secrétaire d'État en 1814, il prit part, au Congrès de Vienne et conserya la direction des affaires jusqn à la mort de Pie VII (20 août 1823). Il mourut lui-même peu de temps après, le 24 janvier 1824. Il n'était que diacre, n'ayant jamais voulu recevoir la prêtrise. Ses Mémoires ont été publ;es et traduits, en 1864, par J. Crétineau-Joly.

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cessé de tomber sur les sables d'Egypte? Non seule- ment l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore marquée dans la ville éternelle : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et ses chefs-d'œuvre, la Rome ancienne lui oppose son Pan- théon et ses débris ; si l'une fait descendre du Capi- tole ses consuls, l'autre amène du Vatican ses ponti- fes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redes- cend peu à peu dans ses catacombes.

Le cardinal Fesch avait loué, assez près du Tibre, le palais Lancelotti : j'y ai vu depuis, en 1828, la prin- cesse Lancelotti. On me donna le plus haut étage du palais : en y entrant, une si grande quantité de puces me sautèrent aux jambes, que mon pantalon blanc en était tout noir. L'abbé de Bonnevie et moi, nous fîmes, le mieux que nous pûmes, laver notre demeure. Je me croyais retourné à mes chenils de New-Road : ce souvenir de ma pauvreté ne me déplaisait pas. Établi dans ce cabinet diplomatique, je commençai à délivrer des passe-ports et à m'occuper de fonctions aussi importantes. Mon écriture était un obstacle à mes talents, et le cardinal Fesch haussait les épaules quand il apercevait ma signature. N'ayant presque rien à faire dans ma chambre aérienne, je regardais par-dessus les toits, dans une maison voisine, des blanchisseuses qui me faisaient des signes ; une can- tatrice future, instruisant sa voix, me poursuivait de son solfège éternel; heureux quand il passait quelque

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enterrement pour me désennuyer I Du baut de ma fenôtre, je vis dans Fabîme de la rue le convoi d'une jeune mère : on la portait, le visage découvert, entre deux rangs de pèlerins blancs ; son nouveau-né, mort aussi et couronné de fleurs, értait couché à ses pieds. Il m'échappa une grande faute ne doutant de rien, je crus devoir rendre visite aux personnes notables ; j'allai, sans façon, offrir l'hommage de mon respect au roi abdicataire de Sardaigne*. Un horrible cancan sortit de cette démarche insolite ; tous les diplomates se boutonnèrent. « Il est perdu ! il est perdu 1 » répé- taient les caudataires et les attachés, avec la joie que l'on éprouve charitablement aux mésaventures d'un homme, quel qu'il soit. Pas une buse diplomatique qui ne se crût supérieure à moi de toute la hauteur de sa bêtise. On espérait bien que j'allais tomber, quoique je ne fusse rien et que je ne comptasse pour rien : n'importe, c'était quelqu'un qui tombait, cela

1, Victor-Emmanuel I (1754-1824), le souverain dépossédé que représentait alors à Saint-Pétersbourg le comte Joseph de Maistre. Avant l'arrivée du cardinal Fesch, qu'il précédait à Rome de quelques jours, Chateaubriand avait cru pouvoir faire visite à l'ex-roi de Sardaigne. Il annonçait du reste lui-même, en ces termes, à M. de Tallejrand, la démarche qui allait attirer »ur sa tête un si violent orage ;

. 12 juiUet 1803. « CITOYEN MINISTRE,

M. le cardinal Fesch présente ce soir ses lettres de créance au Pape. Avant que notre mission fût officiellement reconnue à Rome, je me suis empressé de voir ici toutes les personnes qu'il était honorable de voir. J'ai été présenté, comme simple parti- culier et homme de lettres, au roi et à la reine de Sardaigne. Leurs Majestés ne m'ont entretenu que d'objets d'art et de lifc térature.

J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement. »

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fait toujours plaisir. Dans ma simplicité, je ne me doutais pas de mon crime, et, comme depuis, je n'au- rais pas donné d'une place quelconque un fétu. Les rois, auxquels on croyait que j'attachais une impor- tance si grande, n'avaient à mes yeux que celle du malheur. On écrivit de Rome à Paris mes effroyables sottises : heureusement j'avais affaire à Bonaparte ; ce qui devait me noyer me sauva.

Toutefois, si de prime abord et de plein saut deve- nir premier secrétaire d'cimbassade sous un prince de l'Église, oncle de Napoléon, paraissait être quelque chose, c'était néanmoins comme si j'eusse été expédi- tionnaire dans une préfecture. Dans les démêlés qui se préparaient, j'aurais pu trouver à m'occuper, mais on ne m'initiait à aucun mystère. Je me pliais parfai- tement au contentieux de chancellerie: mais à quoi bon perdre mon temps dans des détails à la portée de tous les commis?

Après mes longues promenades et mes fréquenta- tions du Tibre, je ne rencontrais en rentrant, pour m'occuper, que les parcimonieuses tracasseries du cardinal, les rodomontades gentilhommières de Tévê- quede Châlons \ et les incroyables menteries du futur évêque de Maroc. L'abbé Guillon, profitant d'une res- semblance de noms qui sonnaient à roreille de la même manière que le sien, prétendait, après s'être échappé miraculeusement du massacre des Carmes, avoir donné l'absolution à madame de Lamballe, à la Force. Il se vantait d'être l'auteur du discours de Ro- bespierre à l'Être suprême. Je pariai, un jour, lui faire

1 Monseigneur de Clermont-Tonnerre. Voir la note 1 de la page 3%.

MÉMOIRES d'outre-tombe 351

dire qu'il était allé en Russie : il n'en convint pas tout à fait, mais il avoua avec modestie qu'il avait passé quelques mois à Saint-Pétersbourg i.

M. de La Maisonfort*, homme d'esprit qui se ca- chait, eut recours à moi, et bientôt M. Bertin l'aîné,

1. L'abbé Guillon (1760-1847). Il avait été aumônier, lecteur et bibliothécaire de la princesse de Lamballe. Le cardinal Fesch, l'avait emmené avec lui à Rome. Appelé à la Faculté de théolo- gie dès sa création, il y fit avec distinction le cours d'éloquence sacrée pendant trente ans, et en devint le doyen. Promu par Louis-Philippe, en 1831, à l'évêché de Beauvais, il ne put obte- nir ses bulles du pape, parce qu'il avait administré l'abbé Gré- goire, évêque constitutionnel de Blois, sans avoir observé tou- tes les règles ecclésiastiques; néanmoins, ayant reconnu ses torts, il fut nommé, en 1832, évêque in partibus du Maroc. On lui doit une traduction complète des Œui^res de saint-Cyprien, et une Bibliothèque choisie des Pères grecs et latins, traduits en français, 26 vol. en in-S».

2. Antoine-François-Philippe Dubois-Descours, marquis de La Maisonfort (1778-1827). Il était, au moment de la Révolution, sous-lieutenant dans les gardes du corps, à la compagnie de Gra- mont. 11 émigra et fit la campagne de 1792, à l'armée des princes. Rentré en France au début du Consulat, il fut arrêté et interné à l'île d'Elbe, d'où il s'échappa et vint Rome. C'est alors que le vit Chateaubriand. Il put gagner la Russie et ne revit la France qu'en 161 i. Député du Nord, de 1815 à à 1816, i) fut, après la session, chargé delà direction du domaine extraor dinaire de la couronne. Devenu plus tard ministre plénipoten" tiaii-e à Florence, il eut la bonne fortune d'y voir arriver, comme secrétaire de la légation, Alphonse de Lamartine. Le marquis de la Maisonfort a publie un grand nombre d'écrits politiques, notamment le Tableau politique de VEurope depuis la bataille de Leipzig jusqu'au 13 mars 1814. 11 devra de vivre à cette double chance d'avoir eu son nom inscrit dans les Mémoires de Chateaubriand et dans les Méditations de La- martine, qui lui a dédié sa pièce intitulée : Philososophie .

Toi qui longtemps battu des vents et de l'orage, Jouissant aujourd'hui de ce ciel sans nuage, Du sein de ton repos contemples du même œil Nos revers sans dédain, oos erreurs san^ orgneiL..

352 MÉMOIRES d'outre-tombe

propriétaire des Débats^, m'assista de son amitié dans une circonstance douloureuse. Exilé à l'île d'Elbe par l'homme qui, revenant à son tour de l'île d'Elbe, le poussa à Gand, M. Bertin avait obtenu, en 1803, du républicain M. Briot* que j'ai connu, la permission

1. Louis-François Bertin, dit Berlin VAtné (1766-1841). Vers la fin de 1799, Louis Bertin et son frère Bertin de Vaux acqui- rent en commun avec Roux-Laborie et l'imprimeur Le Normant, moyennant vingt mDle francs, le Journal des Débats et des Dé- crets, petite feuille qui existait depuis 1789, et qui se bornait à publier le compte rendu des discussions législatives et les actes de l'autorité. Ea quelques semaines, les nouveaux propriétaires l'eurent complètement transformée, et le Journal des Débats eut vite fait de gagner la faveur du publie. Mais alors que le journal réussissait brillamment, son principal propriétaire et son rédacteur ea chef, Louis Bertin, fut arrêté, sur le vague soup- çon d'avoir pris part à une conspiration royaliste. Enfermé au Temple, il y passa l'année 1800 presque toute entière, puis à la prison succéda l'exil. Un ordre arbitraire le relégua à l'île d'Elbe. Il obtint à grand'peine la permission de passer en Italie, la résidence de Florence, et plus tard celle de Rome, lui fut as- signée. C'est à Rome qu'il connut Chateaubriand et devint son ami. Las de l'exil et de ses sollicitations sans résultat auprès du ministre de la Police, il prit, au commencement de 1804, le parti assez aventureux de revenir en France sans autorisation, mais avec un passeport que Chateaubriand lui avait complaisamment procuré. 11 dut, pendant assez longtemps, se tenir caché, tantôt dans sa maison de la Bièvre, tantôt à Paris. Chateaubriand, re- venu en France, mit tout en œuvre pour obtenir que M. Bertin cessât enfin d'être persécuté. (Voir Y Appendice VII : Chateau- briand et madame de Custine.) Lorsque Chateaubriand partit de Paris, en 1822, pour l'ambassade de Londres, il emmena avec lui comme secrétaire intime le fils aîné de son ami, Armand Bertin.

2. Pierre - Joseph Briot (1771-1827). Député du Doubs an Conseil des Cinq-Cents, il s'était montré, au 18 brumaire, l'un des plus ardents adversaires de Bonaparte. Il n'en avait pas moins été nommé, le 28 janvier 1803, grâce à la protection de Lucien, commissaire général du gouvernement à l'île d'Elbe, et c'est en cette qualité qu'il avait autorisé M. Bertin à passer en Italie, A l'avènement de l'Empire, Briot demand% vin passe*

MÉMOIRES d'outre-tombe 353

d'achever son ban en Italie. C'est avec lui que je visi- tai les ruines de Rome et que je vis mourir madame de Beaumont; deux choses qui ont lié sa vie à la mienne. Critique plein de goût, il m'a donné, ainsi que son frère, d'excellents conseils pour mes ouvra- ges. Il eût montré un vrai talent de parole, s'il avait été appelé à la tribune. Longtemps légitimiste, ayant subi l'épreuve de la prison du Temple et celle de la déportation à l'île d'Elbe, ses principes sont, au fond, demeurés les mêmes. Je resterai fidèle au compagnon de mes mauvais jours ; toutes les opinions politiques de la terre seraient trop payées par le sacrifice d'un« heure d'une sincère amitié : il suffit que je reste in- variable dans mes opinions, comme je reste attaché k mes souvenirs.

Vers le milieu de mon séjour à Rome, la princesse Borghèse arriva : j'étais chargé de lui remettre des souliers de Paris. Je lui fus présenté; elle fit sa toi- lette devant moi : la jeune et jolie chaussure qu'elle mit à ses pieds ne devait fouler qu'un instant cette vieille terre*.

port pour l'étranger et alla à Naples, il devint successive- ment, sous le roi Joseph, intendant des Abruzzes, puis de la Ca- labre, et, sous Joachim Murât membre du Conseil d'État. Quand Murât se tourna contre la France, il le quitta, et rentra en Franche-Comté il s'occupa, jusqu'à sa mort, d'agriculture et d'industrie. Il n'avait jamais voulu accepter, de Joseph et de Mu- rat, ni titres, ni décoration; et c'est pour cela que Chateau- bri.and, toujours si exact, même dans les plus petits détails, l'appelle « le républicain M. Briot ».

1. Marie-Pauline Bonaparte, née à Ajaccio, le 20 septembre 1780, morte à Florence, le 9 juin 1825. Elle avait été mariée deux fois ; en 1797, au général Leclere; en 1803, ac prince Camille Borghèae. Elle fut duchesse de Oaas>.«lh de 1806 à 1814

T. II. 23

354 MÉMOIRES d'outre-tombe

Un malheur me vint enfin occuper : c'est une res- source sur laquelle on peut toujours compter.

Quand je partis de France, nous étions bien aveu- glés sur madame de Beaumont : elle pleura beaucoup, et son testament a prouvé qu'elle se croyait condam- née. Cependant ses amis, sans se communiquer leur crainte, cherchaient à se rassurer; ils croyaient aux miracles des eaux, achevés ensuite par le soleil d'Ita- lie; ils se quittèrent et prirent des routes diverses: le rendez-vous était Rome.

Des fragments écrits à Paris, au Mont-Dore, à Rome, par madame de Beaumont, et trouvés dans ses papiers, montrent quel était l'état de son âme.

Paris.

« Depuis plusieurs années, ma santé dépérit d'une « manière sensible. Des symptômes que je croyais le « signal du départ sont survenus sans que je sois en- « core prête à partir. Les illusions redoublent avec « les progrès de la maladie. J'ai vu beaucoup d'exem- « pies de cette singulière faiblesse, et je m'aperçois « qu'ils ne me serviront de rien. Déjà je me laisse « aller à faire des remèdes aussi ennuyeux qu'insi- « gnifîants, et, sans doute, je n'aurai pas plus de « force pour me garantir des remèdes cruels dont on '< ne manque pas de martyriser ceux qui doivent « mourir de la poitrine. Comme les autres, je me li- « vrerai à l'espérance; à l'espérance I puis-je donc « désirer de vivre ? Ma vie passée a été une suite de « malheurs, ma vie actuelle est pleine d'agitations et « de troubles ; le repos de l'âme m'a fui pour jamais.

MÉMOIRES d'outre-tombe 355

« Ma mort serait un chagrin momentané pour quel- « ques-uns, un bien pour d'autres, et pour moi le plus « grand des biens.

« Ce 21 floréal, 10 mai, anniversaire de la mort de « ma mère et de mon frère :

« Je péris la dernière et la plus misérable 1

« Oh! pourquoi n'ai-je pas le courage de mourir? « Cette maladie, que j'avais presque la faiblesse de « craindre, s'est arrêtée, et peut-être suis-je condam- « née à vivre longtemps : il me semble cependant que •< je mourrais avec joie :

<c Mes jours ne valent pas qu'il m'en coûte un soupir.

« Personne n'a plus que moi à se plaindre de la « nature : en me refusant tout, elle m'a donné le sen- « timent de tout ce qui me manque. Il n'y a pas d'ins- « tant je ne sente le poids de la complète médio- « crité à laquelle je suis condamnée. Je sais que le « contentement de soi et le bonheur sont souvent le « prix de cette médiocrité dont je me plains amère- « ment ; mais en n'y joignant pas le don des illusions « la nature en a fait pour moi un supplice. Je res- < semble à un être déchu qui ne peut oublier ce qu'il « a perdu, qui n'a pas la force de le regagner. Ce dé- * faut absolu d'illusion, et par conséquent d'entraîne- « ment, fait mon malheur de mille manières. Je me « juge comme un indifférent pourrait me juger et je « vois mes amis tels qu'ils sont. Je n'ai de prix que « par une extrême bonté qui n'a assez d'activité, ni

356 MÉMOIRES d'outre-tombe

« pour être appréciée, ni pour être véritablement « utile, et dont l'impatience de mon caractère m'ôte « tout le charme : elle me fait plus souffrir des maux « d'autrui qu'elle ne me donne de moyens de les ré- « parer. Cependant je lui dois le peu de véritables « jouissances que j'ai eues dans ma vie; je lui dois « surtout de ne pas connaître l'envie, apanage si or- a dinaire de la médiocrité sentie.

Mont-Dore.

« J'avais le projet d'entrer sur moi dans quelques « détails ; mais l'ennui me fait tomber la plume des a mains.

« Tout ce que ma position a d'amer et de pénible a se changerait en bonheur, si j'étais sûre de cesser « de vivre dans quelques mois.

« Quand j'aurais la force de mettre moi-même à « mes chagrins le seul terme qu'ils puissent avoir, je « ne l'emploierais pas : ce serait aller contre mon « but, donner la mesure de mes souflFrances et laisser « une blessure trop douloureuse dans l'âme que j'ai « jugée digne de m'appuyer dans mes maux.

« Je me supplie en pleurant de prendre un parti « aussi rigoureux qu'indispensable. Charlotte Corday « prétend qu'tV n'y a poiîit de dévouement dont on ne « retire plus de jouissance qu'il n'en a coûté de peine « à s'y décider; mais elle allait mourir, et je puis vi- « vre encore longtemps. Que deviendrai-je? me « cacher? Quel tombeau choisir? Comment empêcher « l'espérance d'y pénétrer? Quelle puissance en mu- « Fera la porte?

« M'éloigner en silence me laisser oublier, m'ense-

MÉMOIRES d'outre-tombe 357

« velir pour jamais, tel est le devoir qui m'est imposé « et que j'espère avoir le courage d'accomplir. Si le « calice est trop amer, une fois oubliée rien ne me « forcera de l'épuiser en entier, et peut-être que tout « simplement ma vie ne sera pas aussi longue que je « le crains.

« Si j'avais déterminé le lieu de ma retraite, il me « semble que je serais plus calme; mais la difficulté « du moment ajoute aux difficultés qui naissent de « ma faiblesse, et il faut quelque chose de surnaturel « pour agir contre soi avec force, pour se traiter avec « autant de rigueur que le pourrait faire un ennemi « violent et cruel. »

Rome, ce 28 octobre.

« Depuis dix mois, je n'ai pas cessé de souffrir ; « Depuis six, tous les symptômes du mal de poitrine « et quelques-uns au dernier degré : il ne me man- « que plus que les illusions, et peut-être en ai-je ! «

M. Joubert, effrayé de cette envie de mourir qui tourmentait madame de Beaumont, lui adressait ces paroles dans ses Pensées : « Aimez et respectez la vie, « sinon pour elle, au moins pour vos amis. En quel- « que état que soit la vôtre, j'aimerai toujours mieux « vous savoir occupée à la filer qu'à la découdre. »

Ma sœur, dans ce moment, écrivait à madame de Beaumont. Je possède cette correspondance, que la mort m'a rendue. L'antique poésie représente je ne sais quelle Néréide comme une fleur flottant sur l'a- bîme : Lucile était cette fleur. En rapprochant ses let- tres des fragments cités plus haut, on est frappé de cette ressemblance de tristesse d'âme, exprimée dans

358 MÉMOIRES d'outre- TOMBE

le langage différent de ces anges infortunés. Quand je songe que j'ai vécu dans la société de telles intelli- gences, je m'étonne de valoir si peu. Ces pages de deux femmes supérieures, disparues de la terre à peu de distance l'une de l'autre, ne tombent pas sous mes yeux, qu'elles ne m'affligent amèrement :

A Lascardais, ce 30 juillet*.

« J'ai été si charmée, madame, de recevoir enfin « une lettre de vous, que je ne me suis pas donné le « temps de prendre le plaisir de la lire de suite tout « entière : j'en ai interrompu la lecture pour aller ap- fc prendre à tous les habitants de ce château que je « venais de recevoir de vos nouvelles, sans réfléchir « qu'ici ma joie n'importe guère, et que même pres- « que personne ne savait que j'étais en correspon- « dance avec vous. Me voyant environnée de visages « froids, je suis remontée dans ma chambre, prenant « mon parti d'être seule joyeuse. Je me suis mise à « achever de lire votre lettre, et, quoique je l'aie re- « lue plusieurs fois, à vous dire vrai, madame, je ne * sais pas tout ce qu'elle contient. La joie que je res- « sens toujours en voyant cette lettre si désirée nuit « à l'attention que je lui dois.

« Vous partez donc, madame ? N'allez pas, rendue « au Mont-Dore, oublier votre santé; donnez-lui tous « vos soins, je vous en supplie du meilleur et du plus « tendre de mon cœur. Mon frère m'a mandé qu'il « espérait vous voir en Italie. Le destin, comme la « nature, se plaît à le distinguer de moi d'une ma- « nière bien favorable. Au moins, je ne céderai pas à

1. 30 juillet 1803.

MÉMOIRES d'outre-tombe 359

« mon frère le bonheur de vous aimer : je le parta- « itérai avec lui toute la vie. Mon Dieu, madame, que « j'ai le cœur serré et abattu ! Vous ne savez pas com- « bien vos lettres me sont salutaires, comme elles « m'inspirent du dédain pour mes maux ! L'idée que « je vous occupe, que je vous intéresse, m'élève sin- « gulièrement le courage. Écrivez-moi donc, madame, « afin que je puisse conserver une idée qui m'est si « nécessaire.

« Je n'ai point encore vu M. GhènedoUé ; je désire « beaucoup son arrivée. Je pourrai lui parler de vous « et de M, Joubert; ce sera pour moi un bien grand « plaisir. Souffrez, madame, que je vous recommande « encore votre santé, dont le mauvais état m'afflige « et m'occupe sans cesse. Comment ne vous aimez- « vous pas ? Vous êtes si aimable et si chère à tous : * ayez donc la justice de faire beaucoup pour vous.

« LuciLE. »

Ce 2 septembre.

« Ce que vous me mandez, madame, de votre santé, « m'alarme et m'attriste; cependant je me rassure en « pensant à votre jeunesse, en songeant que, quoique « vous soyez fort délicate, vous êtes pleine de vie.

« Je suis désolée que vous soyez dans un pays qui « vous déplait. Je voudrais vous voir environnée « d'objets propres à vous distraire et à vous ranimer, « J'espère qu'avec le retour de votre santé, vous vous « réconcilierez avec l'Auvergne : il n'est guère de lieu « qui ne puisse offrir quelque beai'té à des yeux tels « que les vôtres. J'habite maintenant Rennes : je me « trouve assez bien de mon isolement. Je change.

360 MÉMOIRES d'outre-tombe

« comme vous voyez, madame, souvent de demeure; « j'ai bien la mine d'être déplacée sur la terre : effec- M tivement, ce n'est pas d'aujourd'hui que je me re- « garde comme une de ses productions superflues. Je « crois, madame, vous avoir parlé de mes chagrins « et de mes agitations. A présent, il n'est plus ques- « tion de tout cela, je jouis d'une paix intérieure qu'il « n'est plus au pouvoir de personne de m'enlever. « Quoique parvenue à mon âge, ayant, par circon- « stance et par goût, mené presque toujours une vie « solitaire, je ne connaissais, madame, nullement le « monde : j'ai fait enfin cette maussade connaissance. « Heureusement la réflexion est venue à mon secours. « Je me suis demandé qu'avait donc ce monde de si « formidable et oti résidait sa valeur, lui qui ne peut « jamais être, dans le mal comme dans le bien, qu'un « objet de pitié 1 N'est-il pas vrai, madame, que le « jugement de l'homme est aussi borné que le reste « de son être, aussi mobile et d'une incrédulité égale « à son ignorance? Toutes ces bonnes ou mauvaises « raisons m'ont fait jeter avec aisance, derrière moi, « la robe bizarre dont je m'étais revêtue : je me suis

trouvée pleine de sincérité et de force; on ne peut « plus me troubler. Je travaille de tout mon pouvoir « à ressaisir ma vie, à la mettre tout entière sous ma « dépendance.

« Croyez aussi, madame, que je ne suis point trop i< à plaindre, puisque mon frère, la meilleure partie « de moi-même , est dans une situation agréable, « qu'il me reste des yeux pour admirer les merveilles « de la nature, Dieu pour appui, et pour asile un

cœur plein de paix et de doux souvenirs. Si vous

MÉMOIRES d'outre-tombe 361

« avez la bonté, madame, de continuer à m'écrire, « cela me sera un grand surcroît de bonheur. »

Le mystère du style, mystère sensible partout, pré- sent nulle part; la révélation d'une nature douloureu- sement privilégiée; l'ingénuité d'une fille qu'on croi- rait être dans sa première jeunesse, et l'humble sim- plicité d'un génie qui s'ignore, respirent dans ces lettres, dont je supprime un grand nombre. Madame de Sévigné écrivait-elle à madame de Grignan avec une affection plus reconnaissante que madame de Caud à madame de Beaumont? Sa tendresse pouvait se mêler de marcher côte à côte avec ta sienne. Ma sœur aimait mon amie avec toute la passion du tom- beau, car elle sentait qu'elle allait mourii. Lucile n'a- vait presque point cessé d'habiter près des Rochers*; mais elle était la fille de son siècle et la Sévigné de la solitude.

Une lettre de M. Ballanche, datée du 30 fructidor», m'annonça l'arrivée de madame de Beaumont, venue du Mont-Dore à Lyon et se rendant en Italie. 11 me mandait que le malheur que je redoutais n'était point à craindre, et que la santé de la malade paraissait s'améliorer. Madame de Beaumont, parvenue à Milan, y rencontra M. Berlin que des affaires y avaient ap- pelé : il eut la complaisance de se charger de la pauvre voyageuse, et il la conduisit à Florence j'étais allé l'attendre. Je fus terrifié à sa vue ; elle n'avait plus que la force de sourire. Après quelques jours de repos, nous nous mîmes en route pour Rome, chemi- nant au pas pour éviter les cahots. Madame de Beau-

1. Le château de M™^ de Sévigné en Bretagne.

2. Du 30 fructidor au XI (17 septembre !«(»).

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mont recevait partout des soins empressés : un attrait vous intéressait à cette aimable femme, si délaissée et si souffrante. Dans les auberges, les servantes même se laissaient prendre à cette douce commisé- ration.

Ce que je sentais peut se deviner : on a conduit des amis à la tombe, mais ils étaient muets et un reste d'espérance inexplicable ne venait pas rendre votre douleur plus poignante. Je ne voyais plus le beau pays que nous traversions ; j'avais pris le chemin de Pérouse : que m'importait l'Italie? J'en trouvais en- core le climat trop rude, et si le vent soufûait un peu^ les brises me semblaient des tempêtes.

A Terni, madame de Beaumont parla d'aller voir la cascade ; ayant fait un effort pour s'appuyer sur mon bras, elle se rassit et me dit : « Il faut laisser tomber les flots. » J'avais loué pour elle à Rome une maison solitaire près de la place d'Espagne, sous le mont Pincio'; il y avait un petit jardin avec des orangers en espalier et une cour plantée d'un figuier. J'y dé- posai la mourante. J'avais eu beaucoup de peine à me procurer cette retraite, car il y a un préjugé à Rome contre les maladies de poitrine, regardées comme contagieuses.

A cette époque de la renaissance de l'ordre social, on recherchait ce qui avait appartenu à l'ancienne monarchie : le pape envoya savoir des nouvelles de la fille de M. de Montmorin ; la cardinal Consalvi et les membres du sacré collège imitèrent Sa Sainteté ; le cardinal Fesch lui-même donna à madame de Beau-

1. Cette maison, située dans le voisinage de la Triiiité-du-Mo«4, était connue sous le nom de villa Margherita.

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 363

mont jusqu'à sa mort des marques de déférence et de respect que je n'aurais pas attendues de lui, et qui m'ont fait oublier les misérables divisions des pre- miers temps de mon séjour à Rome. J'avais écrit à M. Joubert les inquiétudes dont j'étais tourmenté avant l'arrivée de madame de Beaumont : « Notre * amie m'écrit du Mont-Dore, lui disais-je, des lettres « qui me brisent Fâme : elle dit qu'elle sent qu'il n'y « a plus d'huile dans la lampe,' elle parle des derniers « battements de son cœur. Pourquoi l'a-t-on laissée « seule dans ce voyage? Pourquoi ne lui avez-vou» « point écrit? Que deviendrons-nous si nous la per- « dons? qui nous consolera d'elle? Nous ne sentons « le prix de nos amis qu'au moment oil nous sommes « menacés de les perdre. Nous sommes même assez « insensés, quand tout va bien, pour croire que nous « pouvons impunément nous éloigner d'eux : le ciel « nous en punit; il nous les enlève, et nous sommes « épouvantés de la solitude qu'ils laissent autour de nous. Pardonnez, mon cher Joubert; je me sens « aujourd'hui mon cœur de vingt ans ; cette Italie m'a « rajeuni ; j'aime tout ce qui m'est cher avec la même « force que dans mes premières années. Le chagrin « est mon élément : je ne me retrouve que quand je « suis malheureux. Mes amis sont à présent d'une « espèce si rare, que la seule crainte de me les voir « ravir glace mon sang. Souffrez mes lamentations : « je suis sûr que vous êtes aussi malheureux que «moi. Écrivez-moi, écrivez aussi à cette autre infor- « tunée de Bretagne. »

Madame de Beaumont se trouva d'abord un peu soulagée. La malade elle-même recommença à croire

364 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

à sa vie. J'avais la satisfaction de penser que, du moins, madame de Beaumont ne me quitterait plus : je comptais la conduire à Naples au printemps , et de envoyer ma démission au ministre des affaires étrangères. M. d'Agincourt*, ce véritable philosophe, vint voir le léger oiseau de passage , qui s'était arrêté à Rome avant de se rendre à la terre inconnue; M. Boguet, déjà le doyen de nos peintres, se présenta. Ces renforts d'espérances soutinrent la malade et la bercèrent d'une illusion qu'au fond de l'âme elle n'avait plus. Des lettres cruelles à lire m'arrivaient de tous côtés, m'exprimant des craintes et des espé- rances. Le 4 d'octobre, Lucile m'écrivait de Rennes : « J'avais commencé l'autre jour une lettre pour « toi ; je viens de la chercher inutilement; je t'y par- « lais de madame de Beaumont, et je me plaignais de « son silence à mon égard. Mon ami, quelle triste et « étrange vie je mène depuis quelques mois I Aussi « ces paroles du prophète me reviennent sans cesse « à l'esprit : Le Seigneur vous couronnera de maux et « vous jettera comme une balle. Mais laissons mes « peines et parlons de tes inquiétudes. Je ne puis me « les persuader fondées : je vois toujours madame « de Beaumont pleine de vie et de jeunesse, et presque « immatérielle ; rien de funeste ne peut, à son sujet, « me tomber dans le cœur. Le ciel, qui connaît nos

1. M.d'^5rmcour((1730-1814), fermier-général sous Louis XV, avait amassé une grande fortune, qu'il consacra tout entière à l'étude et à la culture des beaux-arts. Il se fixa à Rome en 1779, ne cessa plus depuis de l'habiter et y rédigea VHistoire de l'Art par les Monuments, depuis le iv» siècle jusqu'au xvi« (6 vol- in-fol., avec 336 planches). C'est le plus riche répertoire que l'on ùt en ce genre.

MÉMOIRES d'outre-tombe 365

« sentiments pour elle, nous la conservera sans doute, « Mon ami, nous ne la perdrons point; il me semble « que j'en ai au-dedans de moi la certitude. Je me « plais à penser que , lorsque tu recevras cette lettre, « tes soucis seront dissipés. Dis-lui de ma part tout « le véritable et tendre intérêt que je prends à elle ; « dis-lui que son souvenir est pour moi une des plus « belles choses de ce monde. Tiens ta promesse et ne « manque pas de m'en donner le plus possible des « nouvelles. Mon Dieu I quel long espace de temps il « va s'écouler avant que je ne reçoive une réponse à « cette lettre ! Que l'éloignement est quelque chose « de cruel I D'où vient que tu me parles de ton retour « en France? Tu cherches à me flatter, tu me trompes. « Au milieu de toutes mes peines, il s'élève en moi « une douce pensée, celle de ton amitié, celle que je « suis dans ton souvenir telle qu'il a plu à Dieu de « me former. Mon ami, je ne regarde plus sur la « terre de sûr asile pour moi que ton cœur ; je suis « étrangère et inconnue pour tout le reste. Adieu, « mon pauvre frère, te reverrai-je? cette idée ne « s'offre pas à moi d'une manière bien distincte. Si « tu me revois, je crains que tu ne me retrouves « qu'entièrement insensée. Adieu, toi à qui je dois « tant I Adieu, félicité sans mélange I 0 souvenirs de « mes beaux jours, ne pouvez-vous donc éclairer un « peu maintenant mes tristes heures?

« Je ne suis pas de ceux qui épuisent toute leur « douleur dans l'instant de la séparation; chaque jour « ajoute au chagrin que je ressens de ton absence, et « serais-tu cent ans à Rome que tu ne viendrais pas à bout de ce chagrin. Pour me faire illusion sur ton

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« éloignement, il ne se passe pas de jour je ne lise a quelques feuilles de ton ouvrage : je fais tous mes « efforts pour croire t'en tendre. L'amitié que j'ai « pour toi est bien naturelle : dès notre enfance, tu « as été mon défenseur et mon ami ; jamais tu ne « m'as coûté une larme, et jamais tu n'as fait un ami « sans qu'il soit devenu le mien. Mon aimable frère, « le ciel , qui se plaît à se jouer de toutes mes autres « félicités, veut que je trouve mon bonheur tout en « toi, que je me confie à ton cœur. Donne-moi vite « des nouvelles de madame de Beaumont. Adresse- « moi tes lettres chez mademoiselle Lamotte, quoique « je ne sache pas quel espace de temps j'y pourrai « rester. Depuis notre dernière séparation, je suis « toujours, à l'égard de ma demeure, comme un « sable mouvant qui me manque sous les pieds : il « est bien vrai que pour quiconque ne me connaît « pas, je dois paraître inexplicable ; cependant je ne « varie que de forme, car le fond reste constamment « le même. »

La voix du cygne qui s'apprêtait à mourir fut trans- mise par moi au cygne mourant : j'étais l'écho de ces ineffables et derniers concerts I

Une autre lettre, bien différente de celle-ci, mais écrite par une femme dont le rôle a été extraordi- naire, madame de Kriidener', montre l'empire que

1 . Julie de Wietinghof, baronne de Krûdener, née à -Riga (Li- ronie), le 21 novembre 1764, doublement célèbre comme roman- àère et comme mystique. Elle venait de publier, précisé- ment en 1803, le meilleur de ses romans Valérie ou Lettres de Gustave de Linar à Ernest de G... Soudain, vers 1807, au ro- man mondain succéda pour elle le roman religieux, fille crut

MÉMOIRES d'outre-tombe 3CT

madame de Beaumont, sans aucune force de beauté, de renommée, de puissance ou de richesse, exerçait sur les esprits.

Paris, 24 novembre 1803.

« J'ai appris avant-hier par M. Michaud', qui est H revenu de Lyon, que madame de Beaumont était à

»voir reçu du ciel mission de régénérer le christianisme, se fit apô- tre et parcourut l'Allemagne, prêchant en plein air, visitant les prisonniers, répandant des aumônes, et entraînant à sa suite des milliers d'hommes. Les événements de 1814 ajoutèrent encore à son exaltation. Elle prit alors sur l'Empereur Alexandre un ascendant considérable, et le tzar voulut l'avoir à ses côtés, quand il passa dans la plaine des Vertus en Champagne la grande revue de l'armée russe (11 septembre 1815). Quelques jours après, le 26 septembre, était signée à Paris, entre la Rus- sie, l'Autriche et la Prusse, la Sainte-Alliance. M™* de Krûdener en avait été l'inspiratrice. En 1824, elle passa en Crimée, afin d'y fonder une maison de refuge pour les pécheurs et les crimi- nels; elle y mourut la même année, le 25 décembre, à Karasou- Bazar. Sa Vie a été écrite par M. Eynard (Paris, 1849), et par Sternberg (Leipsick, 1856).

1. Joseph Michaud (1767-1839) ; auteur du Printemps d'un pros- crit et de V Histoire des Croisades, membre de l'Académie française et l'un des hommes les plus spirituels de son temps. Condamné à mort par contumace, après le 13 vendémiaire, proscrit après le 18 fructidor, il était ardemment royaliste, et sous la Restauration, directeur de la Quotidienne, qu'il avait fondée en 1794, il prit rang parmi les ultras. L'indépendance, chez ce galant homme, marchait de pair avec la fidélité. « Je suis comme ces oiseaux, disait-il, qui sont assez apprivoisés pour se laisser approcher, pas assez pour se laisser prendre. » Un jour, un ministre, vou- lant se rendre la Quotidienne favorable, le fit venir et ne lui mé- nagea pas les ofifres les plus séduisantes. « Il n'y a qu'une chose, lui dit M. Michaud, pour laquelle je pourrais vous faire quel- que sacrifice. Et laquelle ? reprit vivement le ministre. Ce serait si vous pouviez me donner la santé. » Sa santé, toute pauvre qu'elle était, son vif et charmant esprit, sa plume alerta et vaillante, il avait mis tout cela au service de Charles X; il faisait plus que défendre le roi, il l'aimait. Cela ne l'empêchait

3P8 MÉMOIRES d'outre-tombe

u Rome et qu'elb était très, très-malade : voilà ce « qu'il m'a dit. J'en ai été profondément affligée ; « mes nerfs s'en sont ressentis, et j'ai be.iuccup « pensé à cette femme charmante, que je ne coanaii- « sais pas depuis longtemps , mais que j'aimais véri- « tablement. Que de fois j'ai désiré pour elle du bon- « heur I Que de fois j'ai souhaité qu'elle pût franchir « les Alpes et trouver sous le ciel de l'Italie les douces « et profondes émotions que j'y ai ressenties moi- « même 1 Hélas 1 n'aurait-elle atteint ce pays si ravis- « sant que pour n'y connaître que les douleurs et « pour y être exposée à des dangers que je redoute ! « Je ne saurais vous exprimer combien cette idée « m'afflige. Pardon, si j'en ai été si absorbée que je « ne vous ai pas encore parlé de vous-même, mon « cher Chateaubriand ; vous devez connaître mon « sincère attachement pour vous, et, en vous mon- « trant l'intérêt si vrai que m'inspire madame de « Beaumont, c'est vous toucher plus que je n'eusse

pas de lui parler librement, en homme qui n'est ni courtisan ni flatteur. Il avait commis dans sa jeunessse quelques vers ré- publicains ; une feuille ministérielle, qui ne pardonnait pas à la Quotidienne de combattre le ministère Villèle, les exhuma. Charles X les lut et en parla à M. Michaud qui répondit : « Les choses iraient bien mieux si le roi était aussi au courant de ses affaires que Sa Majesté paraît l'être des miennes. » Au mois de janvier 1827, M. deLacrételle avait soumis à l'Académie française la proposition d'une supplique au roi à l'occasion de la loi sur la presse : M. Michaud fut de ceux qui adhérèrent, ce qui lui valut de perdre sa place de lecteur du roi et les ap- pointements de mille écus qui y étaient attachés, seule récom- pense de ses longs services. Charles X le fit venir, et comme il lui adressait avec douceur quelques reproches : «Sire, dit M. Mi- chaud, je n'ai prononcé que trois paroles, et chacune m'a coûté mille francs. Je ne ne suis pas assez riche pour parler. » Et il m tut.

lADAiE iE BEAI

au Colys'ée

MÉMOIRES d'outre-tombe 369

« pu le faire en m'occupant de vous. J'ai devant mes * yeux ce triste spectacle ; j'ai le secret de la dou- « leur, et mon âme s'arrête toujours avec déchire- « ment devant ces âmes auxquelles la nature donna « la puissance de souffrir plus que les autres. J'espé- « rais que madame de Beaumont jouirait du privilège « qu'elle reçut, d'être plus heureuse ; j'espérais qu'elle « retrouverait un peu de santé avec le soleil d'Italie « et le bonheur de votre présence. Ah I rassurez-moi, « parlez-moi ; dites-lui que je l'aime sincèrement, que « je fais des vœux pour elle. A-t-elle eu ma lettre « écrite en réponse à la sienne à Clermont? Adressez « votre réponse à Michaud : je ne vous demande « qu'un mot, car je sais, mon cher Chateaubriand, « combien vous êtes sensible et combien vous souf- « frez. Je la croyais mieux; je ne lui ai pas écrit; « j'étais accablée d'affaires ; mais je pensais au bon- « heur qu'elle aurait de vous revoir, et je savais le « concevoir. Parlez-moi un peu de votre santé ; croyez « à mon amitié, à l'intérêt que je vous ai voué à « jamais, et ne m'oubliez pas.

« B. Krudener. »

Le mieux que l'air de Rome avait fait éprouver à madame de Beaumont ne dura pas : les signes d'une destruction immédiate disparurent, il est vrai; mais il semble que le dernier moment s'arrête toujours pour nous tromper. J'avais essayé deux ou trois fois une promenade en voiture avec la malade ; je m'effor- çais de la distraire, en lui faisant remarquer la cam- pagne et le ciel : elle ne prenait plus goût à rien. Un jour, je la menai au Colisée ; c'était un de ces jours

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d'octobre, tels qu'on n'en voit qu'à Rome. Elle par- vint à descendre, et alla s'asseoir sur une pierre, en face d'un des autels placés au pourtour de l'édifice. Elle leva les yeux ; elle les promena lentement sur ces portiques morts eux-mêmes depuis tant d'années, et qui avaient vu tant mourir ; les ruines étaient déco- rées de ronces et d'ancolies safranées par l'automne et noyées dans la lumière. La femme expirante abaissa ensuite, de gradins en gradins jusqu'à l'arène, ses regards qui quittaient le soleil ; eUe les arrêta sur la croix de l'autel, et me dit : « Allons ; j'ai froid. » Je la reconduisis chez elle ; elle se coucha et ne se releva plus.

Je m'étais mis en rapport avec le comte de La Luzerne ; je lui envoyais de Rome, par chaque cour- rier, le buUetin de la santé de sa belle-sœur. Lorsqu'il avait été chargé par Louis XVI d'une mission diplo- matique à Londres, il avait emmené mon frère avec lui : André Chénier faisait partie de cette ambas- sade*.

Les médecins que j'avais assemblés de nouveau, après l'essai de la promenade, me déclarèrent qu'un miracle seul pouvait sauver madame de Beaumont.

1. Chateaubriand parait avoir fait ici une confusion. Le comte de la Luzerne, l'ambassadeur, qui avait eu pour secrétaire à Londres André Chénier et Louis de Chateaubriand, était mort à Southampton, le 14 septembre 1791. Ce n'est donc pas à lui que l'auteur des Mémmoires écrivait en 1803. Le correspondant de Chateaubriand, le beau-frère de M°« de Beaumont, était le comte Guillaume de la Luzerne, neveu de l'ambassadeur et fils do C^sar-Henri de la Luzerne, ministre de la Marine sous Louis XVI. Guillaume de La Luzerne avait épousé, en 1787, Im •œur aînée de M"»» de Beaumont, Victoire de Montmorin, qui, ainsi qu'on l'a vu à la note 2 de la page 255, mourut «a pri«oa uituslft Terreur.

MÉMOIRES d'outre-tombe 371

Elle était frappée de l'idée qu'elle ne passerait pas le 2 novembre, jour des Morts; puis elle se rappela qu'un de ses parents, je ne sais lequel, avait péri le 4 novembre. Je lui disais que son imagination était troublée ; qu'elle reconnaîtrait la fausseté de ses frayeurs ; elle me répondait, pour me consoler : « Oh ! oui, j'irai plus loin ! » Elle aperçut quelques larmes que je cherchais à lui dérober ; elle me tendit la main, et me dit : « Vous êtes un enfant; est-ce que vous ne vous y attendiez pas? »

La veille de sa fin, jeudi 3 novembre, elle parut plus tranquille. Elle me parla d'arrangements de for- tune, et me dit, à propos de son testament, que tout était fini; mais que tout était à faire, et qu'elle aurait désiré seulement avoir deux heures pour s^occuper de cela. Le soir, le médecin m'avertit qu'il se croyait obligé de prévenir la malade qu'il était temps de son- ger à mettre ordre à sa conscience : j'eus un moment de faiblesse; la crainte de précipiter, par l'appareil de la mort, le peu d'instants que madame de Beau- mont avait encore à vivre, m'accabla. Je m'emportai contre le médecin, puis je le suppliai d'attendre au moins jusqu'au lendemain.

Ma nuit fut cruelle, avec le secret que j'avais dans le sein. La malade ne me permit pas de la passer dans sa chambre. Je demeurai en dehors, tremblant à tous les bruits que j'entendais : quand on entr'ou- vrait la porte, j'apercevais la clarté débile d'une veil- leuse qui s'éteignait.

Le vendredi 4 novembre, j'entrai, suivi du méde- cin. Madame de Beaumont s'aperçut de mon trouble, elle me dit : « Pourquoi êtes vous comme cela? J'ai

372 MÉMOIRES d'outre-tombe

passé une bonne nuit. » Le médecin affecta alors de me dire tout haut qu'il désirait m'entretenir dans la chambre voisine. Je sortis : quand je rentrai, je ne savais plus si j'existais. Madame de Beaumont me de- manda ce que me voulait le médecin. Je me jetai au bord de son lit, en fondant en larmes. Elle fut un moment sans parler, me regarda et me dit d'une voix ferme, comme si elle eût voulu me donner de la force : « Je ne croyais pas que c'eût été tout à fait aussi prompt : allons, il faut bien vous dire adieu. Appelez l'abbé de Bonnevie. »

L'abbé de Bonnevie, s'étant fait donner des pou- voirs, se rendit chez madame de Beaumont. Elle lui déclara qu'elle avait toujours eu dans le cœur un pro- fond sentiment de religion ; mais que les malheurs inouïs dont elle avait été frappée pendant la Révo- lution l'avaient fait douter quelque temps de la justice de la Providence ; qu'elle était prête à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la miséricorde éter- nelle ; qu'elle espérait, toutefois, que les maux qu'elle avait soufferts dans ce monde-ci abrégeraient son expiation dans l'autre. Elle me fît signe de me retirer et resta seule avec son confesseur.

Je le vis revenir une heure après, essuyant ses yeux et disant qu'il n'avait jamais entendu un plus beau langage, ni vu un pareil héroïsme. On envoya chercher le curé, pour administrer les sacrements. Je retournai auprès de madame de Beaumont. En m'apercevant, elle me dit : « Eh bien, êtes-vous con- tent de moi? » Elle s'attendrit sur ce quelle daignait appeler mes bontés pour elle : ah 1 si j'avais pu dans ce moment racheter un seul de ses jours par le sacri*

MÉMOIRES d'outre-tombb 373

fice de tous les miens, avec quelle joie je l'aurais fait! Les autres amis de madame de Beaumont, qui n'as- sistaient pas à ce spectacle, n'avaient du moins qu'une fois à pleurer : debout, au chevet de ce lit de dou- leurs d'oii l'homme entend sonner son heure suprême, chaque sourire de la malade me rendait la vie et me la faisait perdre en s'eÉfaçant. Une idée déplorable vînt me bouleverser : je m'aperçus que madame de Beaumont ne s'était doutée qu'à son dernier soupir de l'attachement véritable que j'avais pour elle : elle ne cessait d'en marquer sa surprise et elle semblait mourir désespérée et ravie. Elle avait cru qu'elle m'était à charge, et elle avait désiré s'en aller pour me débarrasser d'elle.

Le curé arriva à onze heures : la chambre se rem- plit de cette foule de curieux et d'indifférents qu'on ne peut empêcher de suivre le prêtre à Rome. Ma- dame de Beaumont vit la formidable solennité sans le moindre signe de frayeur. Nous nous mîmes à ge- noux, et la malade reçut à la fois la communion et l'extrême-onction. Quand tout le monde se fut retiré, elle me fît asseoir au bord de son lit et me parla pen- dant une demi-heure de mes affaires et de mes inten- tions avec la plus grande élévation d'esprit et l'amitié la plus touchante ; elle m'engagea surtout à vivre au- près de madame de Chateaubriand et de M. Joubert; mais M. Joubert devait-il vivre?

Elle me pria d'ouvrir la fenêtre, parce qu'elle se sentait oppressée. Un rayon de soleil vint éclairer son lit et sembla la réjouir. Elle me rappela alors des projets de retraite à la campagne, dont nous nous étions quelquefois entretenus, et elle se mit à pleurer.

374 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

Entre deux et trois heures de l'après-midi, madame de Beaumont demanda à changer de lit à madame Saint-Germain, vieille femme de chambre espagnole qui la servait avec une affection digne d'une aussi bonne maîtresse' : le médecin s'y opposa dans la crainte que madame de Beaumont n'expirât pendant le transport. Alors elle me dit qu'elle sentait l'ap- proche de l'agonie. Tout à coup elle rejeta sa couver- ture, me tendit une main, serra la mienne avec con- traction ; ses yeux s'égarèrent. De la main qui lui restait libre, elle faisait des signes à quelqu'un qu'elle voyait au pied de son lit; puis, reportant cette main sur sa poitrine , elle disait : « C'est ! » Consterné, je lui demandai si elle me reconnaissait : l'ébauche d'un sourire parut au milieu de son égarement ; elle me fit une légère affirmation de tête : sa parole n'était déjà plu3 dans ce monde. Les convulsions ne durèrent que quelques minutes. Nous la soutenions dans nos bras, moi, le médecin et la garde : une de mes mains se trouvait appuyée sur son cœur qui touchait à ses légers ossements : il palpitait avec rapidité comme une montre qui dévide sa chaîne brisée. Oh ! moment d'horreur et d'effroi, je le sentis s'arrêter 1 nous incli- nâmes sur son oreiller la femme arrivée au repos ; elle pencha la tête. Quelques boucles de ses cheveux déroulés tombaient sur son front; ses yeux étaient fermés, la nuit éternelle était descendue. Le médecin présenta un miroir et une lumière à la bouche de

1. Les Saint-Germain, la femme et le mari (Germain Cou- haillon), étaient depuis trente-huit ans an service de la famillo Montmorin* Chateaubriand, k son tour, le» prit k son serv'ca, «t ils ne quittèrent plus.

MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 375

l'étrangère : le miroir ne fut point terni du souffle de la vie et la lumière resta immobile. Tout était fini».

Ordinairement ceux qui pleurent peuvent jouir en paix de leurs larmes, d'autres se chargent de veiller aux derniers soins de la religion : comme représen- tant, pour la France, le cardinal -ministre absent alors, comme le seul ami de la fille de M. de Mont- morin, et responsable envers sa famille, je fus obligé de présider à tout : il me fallut désigner le lieu de la sépulture, m'occuper de la profondeur et de la lar- geur de la fosse, faire délivrer le linceul et donner au menuisier les dimensions du cercueil.

Deux religieux veillèrent auprès de ce cercueil qui devait être porté à Saint-Louis des Français. Un de ces pères était d'Auvergne et à Montmorin même. Madame de Beaumont avait désiré qu'on l'ensevelît dans une pièce d'étoffe que son frère Auguste, seul échappé à l'échafaud, lui avait envoyée de l'Ile-de- France*. Cette étofi'e n'était point à Rome ; on n'en

1. Madame de Beaumont mourut le vendredi, 4 novembre 1803. Quatre jours plus tard, Chateaubriand adressa à M. Guillaume de la Luzerne une longue lettre sur les derniers moments de sa belle-sœur. Joubert a dit de cette Relation, dont il avait eu en mains une copie : « Rien au monde n'est plus propre à faire couler les larmes que ce récit. Cependant il est consolant. On adore ce bon garçon en le lisant. Et quant à elle, on sent pour peu qu'on l'ait connue, qu'elle eût donné dix ans de vie, pour mourir si paisiblement et pour être ainsi regrettée. » La let- tre de Chateaubriand à M. de la Luzerne a été publiée par M. Paul de Raynal dans son très intéressant volume sur les Correspondants de Joubert.

2. Auguste de MontmoHn, officier de marine, avait péri ba 1793 dans une tempête en revenant de l'Ile-de-France. Dan»

376 MÉMOIRES d'outre-tombe

trouva qu'un morceau qu'elle portait partout. Madame Saint-Germain attacha cette zone autour du corps avec une cornaline qui renfermait des cheveux de M. de Montmorin. Les ecclésiastiques français étaient con- voqués; la princesse Borghèse prêta le char funèbre de sa famille ; le cardinal Fesch avait laissé l'ordre, en cas d'un accident trop prévu, d'envoyer sa livrée et ses voitures. Le samedi 5 novembre, à sept heures du soir, à la lueur des torches et au milieu d'une grande foule, passa madame de Beaumont par le che- min où nous passons tous. Le dimanche 6 novembre, la messe de l'enterrement fut célébrée. Les funérailles eussent été moins françaises à Paris qu'elles ne le furent à Rome. Cette architecture religieuse, qui porte dans ses ornements les armes et les inscriptions de notre ancienne patrie ; ces tombeaux sont inscrits les noms de quelques-unes des races les plus histo- riques de nos annales ; cette église, sous la protection d'un grand saint, d'un grand roi et d'un grand homme, tout cela ne consolait pas, mais honorait le malheur. Je désirais que le dernier rejeton d'une famille jadis haut placée trouvât du moins quelque appui dans mon obscur attachement, et que l'amitié ne lui manquât pas comme la fortune.

La population romaine, accoutumée aux étrangers, leur sert de frères et de sœurs. Madame de Beaumont a laissé , sur ce sol hospitalier aux morts , un pieux

l'enveloppe qui renfermait le testament de M°»» de Beaumont. se trouvait une note ainsi conçue : « Madame de Saint-Germaia ouvrira ce paquet, qui contient mon testament; mais je la prie, si ce premier paquet est ouvert à temps, de me faire ensevelir dans une pièce d'étoffe des Indes qui m'a été envoyée par mon frère Auguste. Elle est dans une cassette. »

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ii^lilE JOSEPH CSIEllESa

Gamier frères , Editeiirs

MEMOIRES d'outre-tombe 371

isouvenir; on se la rappelle encore : j'ai vu Léon XII prier à son tombeau. En 1828', je visitai le monu- ment de celle qui fut l'âme d'une société évanouie*; le bruit de mes pas autour de ce monument muet, dans une église solitaire, m'était une admonition. « Je t'aimerai toujours, dit l'épitaphe grecque ; mais toi, chez les morts, ne bois pas, je t'en prie, à cette coupe qui te ferait oublier tes anciens amis^. »

1. Et non en 1827, comme le portent toutes les éditions de» Mémoires. Chateaubriand passa toute l'année 1827 à Paris. Ce fut «eulement en 1828, sous le ministère Martignac, qu'il fut nommé à l'ambassade de Rome.

2. Ce monument, c'était Chateaubriand qui l'avait fait élever, dans l'église Sainl-Louis-des-Français. Dans la première cha- pelle à gauche en entrant, en face du tombeau du cardinal do Bernis, un bas-relief, en marbre blanc représente madame de Beaumont étendue sur sa couche funèbre; au-dessus, les mé- daillons de son père, de sa mère, de ses deui frères et de sa sœur, avec ces mots : Quia non sunt; dessous, cette inscrip- tion :

D. O. M.

Après avoir vu périr toute sa famille.

Son père, sa mère, ses deux frères et sa lœar,

PAULINE DE MONTMORIN,

Consumée d'une maladie de langueur.

Est venue mourir siu" cette terre étrangère.

F. -A. de Chateaubriand a élevé ce monument

à sa mémoire.

En cette circonstance, ainsi que cela lui arrivera si souvent, Chateaubriand avait plus écouté ses sentiments qu'il n'avait fait état de sa fortune. Il écrivait à Gueneau de Mussy, le 20 décem- bre 1803 : « Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts litté- taires; songez que c'est la seule ressource qui va me rester... Le monument de M™» de Beaumont me coûtera environ neuf mille francs. J'ai vendu tout ce que f avais pour en payer une partie... «

3. C'est une épigramme anonyme de l'Anthologie grecque (VII, 346). En voici la traduction complète : « Excellent Sabi- nus, que ce monument, bien que la pierre en soit petite, te soit un gage de ma grande amitié I Je te regretterai sans cesse; mais toi, ne vas pas, si tu le peux chez les morts, boire un*

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Si l'on rapportait à l'échelle des événements public» les calamités d'une vie privée, ces calamités devraient à peine occuper un mot dans des Mémoires. Qui n'a perdu un ami? qui ne l'a vu mourir? qui n'aurait à retracer une pareille scène de deuil? La réflexion est juste, cependant personne ne s'est corrigé de raconter ses propres aventures : sur le vaisseau qui les em- porte, les matelots ont une famille à terre qui les in- téresse et dont ils s'entretiennent mutuellement. Cha- que homme renferme en soi un monde à part, étran- ger aux lois et aux destinées générales des siècles. C'est, d'ailleurs, une erreur de croire que les révolu- tions, les accidents renommés, les catastrophes reten- tissantes, soient les fastes uniques de notre nature : nous travaillons tous un à un à la chaîne de l'histoire commune, et c'est de toutes ces existences indivi- duelles que se compose l'univers humain aux yeux de Dieu.

En assemblant des regrets autour des cendres de madame de Beaumont, je ne fais que déposer sur un tombeau les couronnes qui lui étaient destinées.

LETTRE DE M. CHÊNEDOLLÉ.

« Vous ne doutez pas, mon cher et malheureux « ami, de toute la part que je prends à votre afflic- « tion. Ma douleur n'est pas aussi grande que la « vôtre, parce que cela n'est pas possible; mais je

seule goutte de cette eau du Léthé qui te ferait m'oublier. >• Les deux derniers vers de l'épigramme grecque se retrou- Tent dans l'Anthologie latine de Burmann (t. II, p. 139) :

Tu cave Lethœo eontingag ora Hquor», St eito venturi tU memor, oro, viri.

MÉMOIRES DOUTRE-TOMBE 379

« s«is bien profondément affligé de cette perte, et elle « vient noircir encore cette vie qui, depuis longtemps, « n'est plus que de la souffrance pour moi. Ainsi donc « passe et s'efface de dessus la terre tout ce qu'il y a « de bon, d'aimable et de sensible. Mon pauvre ami, « dépéchez- vous de repasser en France ; venez cher- « cher quelques consolations auprès de votre vieux « ami. Vous savez si je vous aime : venez.

« J'étais dans la plus grande inquiétude sur vous : « il y avait plus de trois mois que je n'avais reçu de « vos nouvelles, et trois de mes lettres sont restées « sans réponse. Les avez-vous reçues? Madame de « Caud a cessé tout à coup de m'écrire, il y a deux « mois. Cela m'a causé une peine mortelle, et cepen- « dant je crois n'avoir aucun tort à me reprocher en- « vers elle. Mais, quoi qu'elle fasse, elle ne pourra « m'ôter l'amitié tendre et respectueuse que je lui ai « vouée pour la vie. Fontanes et Joubert ont aussi « cessé de m'écrire; ainsi, tout ce que j'aimais sem- « ble s'être réuni pour m'oublier à la fois. Ne m'ou- « bliez pas, 6 vous, mon bon ami, et que sur cette « terre de larmes il me reste encore un cœur sur le- « quel je puisse compter 1 Adieu ! je vous embrasse « en pleurant. Soyez sûr, mon bon ami, que je sens « votre perte comme on doit la sentir. »

S3 novembre 1803.

LETTRE DE M. DE FONTANES.

« Je partage tous vos regrets, mon cher ami : je « sens la douleur de votre situation. Mourir si jeune

380 MÉMOIRES d'outre-tombe

m et après avoir survécu à toute sa famille 1 Mais, du « moins, cette intéressante et malheureuse femme « n'aura pas manqué des secours et des souvenirs de « l'amitié. Sa mémoire vivra dans des coeurs dignes « d'elle. J'ai fait passer à M. de la Luzerne la tou- chante relation qui lui était destinée. Le vieux Saint- « Germain, domestique de votre amie, s'est chargé de « la porter. Ce bon serviteur m'a fait pleurer en me « parlant de sa maîtresse. Je lui ai dit qu'il avait un « legs de dix mille francs ; mais il ne s'en est pas oc- « cupé un seul moment. S'il était possible de parler « d'afiFaires dans de si lugubres circonstances, je vous « dirais qu'il était bien naturel de vous donner au « moins l'usufruit d'un bien qui doit passer à des « collatéraux éloignés et presque inconnus'. J'ap- « prouve votre conduite; je connais votre délicatesse; « mais je ne puis avoir pour mon ami le même désin- « téressement qu'il a pour lui-même. J'avoue que cet « oubli m'étonne et m'afflige ^ Madame de Beaumont

1. L'amitié de M. de Fonlanes va beaucoup trop loin : ma- dame de Beaumont m'avait mieux jugé, ellu pensa sans doute que si elle m'eût laissé sa fortune, je ne l'aurais pas acceptée. Ch.

2. Madame de Beaumont avait fait son testament, non à Rome, dans sa dernière maladie, mais à Paris le 15 mai 1802. Elle avait fait à Chateaubriand le seul legs qu'il pût accepter. La disposi- tion qui le concernait était ainsi conçue : « Je laisse tous mes livres sans exception à François-Auguste de Chateaubriand. S'il était absent, on les remettrait à M. Joubert, qui se chargerait de les lui garder jusqu'à son retour ou de les lui faire passer. » Le fidèle Joubert non plus n'était pas oublié. « Je laisse, ajoutait-elle, à M. Joubert l'aîné ma bibliothèque en bois de rose (celle qui a des glaces), mon secrétaire en bois d'acajou ainsi que les porcelaines qui sont dessus, à l'exception de l'écueUe en ara- besques fond d'or, que je laisse à M. Julien. » Elle faisait son beau -frère, Guillaume de La .Luzerne, son exécuteur testamen- Uire, Le texte complet de ce testament a été inséré par

MÉMOIRES d'outre-tombe 381

« sur son lit de mort vous a parlé, avec l'éloquence « du dernier adieu, de l'avenir et de votre destinée, tt Sa voix doit avoir plus de force que la mienne. « Mais vous a-t-elle conseillé de renoncer à huit ou « dix mille francs d'appointements lorsque votre car- « rière était débarrassée des premières épines? Pour- « riez-vous précipiter, mon cher ami, une démarche « aussi importante? Vous ne doutez pas du grand « plaisir que j'aurai à vous revoir. Si je ne consultais « que mon propre bonheur, je vous dirais : Venez « tout à l'heure. Mais vos intérêts me sont aussi chers « que les miens et je ne vois pas des ressources assez « prochaines pour vous dédommager des avantages « que vous perdez volontairement. Je sais que votre « talent, votre nom et le travail ne vous laisseront « jamais à la merci des premiers besoins; mais je « vois plus de gloire que de fortune. Votre éduca- « tion, vos habitudes, veulent un peu de dépense. La « renommée ne suffit pas seule aux choses de la vie, « et cette misérable science du pot-au-feu est à la tête « de toutes les autres quand on veut vivre indôpen- « dant et tranquille. J'espère toujours que rien ne « vous déterminera à chercher la fortune chez les « étrangers. Ehl mon ami, soyez sur qu'après les « premières caresses ils valent encore moins que les « compatriotes. Si votre amie mourante a fait toutes « ces réflexions, ses derniers moments ont être un « peu troublés ; mais j'espère qu'au pied de sa tombe « vous trouverez des leçons et des lumières supérieu- « res à toutes celles que les amis qui vous restent

M. A. Bardoux dans l'Appendice de son volume sur la Com- tesse Pauline de Beaumont,

^2 MÉMOIRES d'outre-tombe

« pourraient vous donner. Cette aimable femme vous « aimait: elle vous conseillera bien. Sa mémoire et « votre cœur vous guideront sûrement : je ne suis « plus en peine si vous les écoutez tous deux. Adieu, « mon cher ami, je vous embrasse tendrement. »

M. Necker m'écrivit la seule lettre que j'aie jamais reçue de lui. J'avais été témoin de la joie de la cour lors du renvoi de ce ministre, dont les honnêtes opi- nions contribuèrent au renversement de la monar- chie. Il avait été collègue de M, de Montmorin. M. Nec- ker allait bientôt mourir au lieu d'où sa lettre était datée : n'ayant pas alors auprès de lui madame de Staël, il trouva quelques larmes pour l'amie de sa fille:

LETTRE DE M. NECKER.

« Ma fiUe, monsieur, en se mettant en route pour « l'Allemagne, m'a prié d'ouvrir les paquets d'un « grand volume qui pourraient lui être adressés, afin « de juger s'ils valaient la peine de les lui faire parve- « nir par la poste : c'est le motif qui m'instruit, avant « elle, de la mort de madame de Beaumont. Je lui ai « envoyé, monsieur, votre lettre à Francfort, d'où elle « sera probablement transmise plus loin, et peut-être « à Weimar ou à Berlin. Ne soyez donc pas surpris, « monsieur, si vous ne recevez pas la réponse de ma- >< dame de Staël aussitôt que vous avez droit de l'at- " tendre. Vous êtes bien sûr, monsieur, de la douleur <• qu'éprouvera madame de Staël en apprenant la perte « d'une amie dont je lui ai toujours entendu parler « avec un profond sentiment. Je m'associe à sa peine,

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 383

« je m'associe à la vôtre, monsieur, et j'ai une part à « moi en particulier lorsque je songe au malheureux « sort de toute la famille de mon ami M. de Mont- « morin.

« Je vois, monsieur, que vous êtes sur le point de « quitter Rome pour retourner en France : je souhaite « que TOUS preniez votre route par Genève, je vais « passer l'hiver. Je serais très empressé à vous faire « les honneurs d'une ville vous êtes déjà connu de « réputation. Mais ne l'êtes-vous pas, monsieur ? « Votre dernier ouvrage, étincelant de beautés in-

* comparables, est entre les mains de tous ceux qui « aiment à lire.

u J'ai l'honneur de vous présenter, monsieur, les « assurances et l'hommage des sentiments les plus « distingués.

« Necker. »

Goppet, le 27 novembre 1803.

LETTRE DE MADAME DE STAËL.

Francfort, ce 3 décembre 1803

« Ah I mon Dieu, my dear Francis, de quelle dou- « leur je suis saisie en recevant votre lettre! Déjà « hier, cette affreuse nouvelle était tombée sur moi « par les gazettes, et votre déchirant récit vient la « graver pour jamais en lettres de sang dans mon « coeur. Pouvez-vous, pouvez-vous me parler d'opi* « nions diflérentes sur la religion, sur les prêtres> « Est-ce qu'il y a deux opinions, quand il n'y a qu'ui»

sentiment? Je n'ai lu votre récit qu'à travers les

384 MÉMOIRES d'outre-tombl

« plus douloureuses larmes. My dear Francis, rappe- « lez-vous le temps vous vous sentiez le plus d'a- « mitié pour moi ; n'oubliez pas surtout celui tout « mon cœur était attiré vers vous, et dites-vous que « ces sentiments, plus tendres, plus profonds que « jamais, sont au fond de mon âme pour vous. J'ai- « mais, j'admirais le caractère de madame de Beau- « mont : je n'en connais point de plus généreux, de « plus reconnaissant, de plus passionnément sensi- « ble. Depuis que je suis entrée dans le monde, je « n'avais jamais cessé d'avoir des rapports avec elle, « et je sentais toujours qu'au milieu même de quel- « ques diversités, je tenais à elle par toutes les raci- « nés. Mon cher Francis, donnez-moi une place dans « votre vie. Je vous admire, je vous aime, j'aimais « celle que vous regrettez. Je suis une amie dévouée, « je serai pour vous une sœur. Plus que jamais je « dois respecter vos opinions : Matthieu, qui les a, a « été un ange pour moi dans la dernière peine que je « viens d'éprouver. Donnez-moi une nouvelle raison « de les ménager : faites que je vous sois utile ou « agréable de quelque manière. Vous a-t-on écrit que « j'avais été exilée à quarante lieues de Paris? J'ai « pris ce moment pour faire le tour de l'Allemagne; « mais, au printemps, je serai revenue à Paris même, « si mon exil est fini, ou auprès de Paris, ou à Ge- « nève. Faites que, de quelque manière, nous nous « réunissions. Est-ce que vous ne sentez pas que mon « esprit et mon âme entendent la vôtre, et ne sentez- « vous pas en quoi nous nous ressemblons, à travers fc les différences? M. de Humboldt m'avait écrit, il y a « quelques jours, une lettre il me parlait de votre

fiiJlMm iE STiIEL

Garnier frères . Editeurs

MÉMOIRES d'outre-tombe 385

« ouvrage avec une admiration qui doit vous flatter « dans un homme et de son mérite et de son opinion. « Mais que vais-je vous parler de vos succès, dans un « tel moment? Cependant elle les aimait ces succès, « elle y attachait sa gloire. Continuez de rendre illus- « tre celui qu'elle a tant aimé. Adieu, mon cher Fran- « çois. Je vous écrirai de Weimar en Saxe. Répondez- « moi là, chez MM. Desport, banquiers. Que dans « votre récit il y a des mots déchirants ! Et cette réso- « lution de garder la pauvre Saint-Germain : vous « l'amènerez une fois dans ma maison. « Adieu tendrement : douloureusement adieu.

« N, DE Staël. »

Cette lettre empressée, affectueusement rapide, écrite par une femme illustre, me causa un redouble- ment d'attendrissement. Madame de Beaumont aurait été bien heureuse dans ce moment, si le ciel lui eût permis de renaître I Mais nos attachements, qui se font entendre des morts, n'ont pas le pouvoir de les délivrer : quand Lazare se leva de la tombe, il avait les pieds et les mains liés avec des bandes et le visage enveloppé d'un suaire : or, l'amitié ne saurait dire, comme le Christ à Marthe et à Marie : « Déliez-le, et le laissez aller. »

Ils sont passés aussi mes consolateurs, et ils me demandent pour eux les regrets qu'ils donnaient à une autre.

J'étais déterminé à quitter cette carrière des affaires des malheurs personnels étaient venus se mêler à la médiocrité du travail et à d'intimes tracasseries po-

T. II. i>5

386 MÉMOIRES d'outre-tombe

litiques. On n'a pas su ce que c'est que la désolation du cœur, quand on n'est point demeuré seul à errer dans les lieux naguère habités d'une personne qui avait agréé votre vie : on la cherche et on ne la trouve plus; elle vous parle, vous sourit, vous accompagne; tout ce qu'elle a porté ou touché reproduit son image; il n'y a entre elle et vous qu'un rideau transparent, mais si lourd que vous ne pouvez le lever. Le souvenir du premier ami qui vous a laissé sur la route est cruel ; car, si vos jours se sont prolongés, vous avez nécessairement fait d'autres pertes : ces morts qui se sont suivies se rattachent à la première, et vous pleu- rez à la fois dans une seule personne toutes celles que vous avez successivement perdues.

Tandis que je prenais des arrangements prolongés par l'éloignement de la France, je restais abandonné sur les ruines de Rome. A ma première promenade, les aspects me semblaient changés, je ne reconnaissais ni les arbres, ni les monuments, ni le ciel; je m'éga- rais au milieu des campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous les berceaux des bois du Nouveau Monde. Je rentrais dans la ville éternelle, qui joignait actuellement à tant d'existences passées une vie éteinte de plus. A force de parcourir les solitudes du Tibre, elles se gravèrent si bien dans ma mémoire, que je les reproduisis assez correcte- ment dans ma Zeffred AT. de Fonfane** : « Si l'étranger

1. La Lettre à M. de Fontanes sur la Campagne romaine est datée du 10 janvier 1804. Elle a paru, pour la première fois, dans le Mercure de France, livraison de mars 1804. Voici le jugement qu'en a porté Sainte-Beuve dans Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire, tome I, p. 396: « La Lettre à M. de Fontanes sur la Campagne romaine est comme un paysag«

MÉMOIRES d'outre-tombe 387

« est malheureux, disais-je; s'il a mêlé les cendres « qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel « charme ne passera-t-il pas du tombeau de Gecilia « MeteDa au cercueil d'une femme infortunée! »

C'est aussi à Rome que je conçus pour la première lois l'idée d'écrire les Mémoires de ma vie ; j'en trouve quelques lignes jetées au hasard, dans lesquelles je déchiffre ce peu de mots : « Après avoir erré sur « la terre, passé les plus belles années de ma jeunesse « loin de mon pays, et souffert à peu près tout ce « qu'un homme peut souffrir, la faim même, je re- « vins à Paris en 1800. »

Dans une lettre à M. Joubert, j'esquissais ainsi mon plan :

« Mon seul bonheur est d'attraper quelques heures, « pendant lesquelles je m'occupe d'un ouvrage qui « peut seul apporter de l'adoucissement à mes peines : « ce sont les Mémoires de ma vie. Rome y entrera; ce « n'est que comme cela que je puis désormais parler « de Rome. Soyez tranquille; ce ne seront point des

de Claude Lorrain ou du Poussin : Lumière du Lorrain et cadre du Poussin. . . En prose, il n'y a rien au delà. Après de tels coups de talent, il n'y a plus que le vers qui puisse s'élever encore plus haut avec son aile... o N'oubliez pas, m'écrit un bon juge, Chateaubriand comme paysagiste, car il est le pre- « mier; il est unique de son ordre en français. Rousseau n'a ni '< sa grandeur, ni son élégance. Qu'avons-nous de comparable à « la Lettre sur Rome? Rousseau ne connaît pas ce langage. » Quelle différence! L'un est genevois, l'autre olympique. » Cette belle Lettre a produit en français toute une école de peintres, une école que j'appellerai rom,aine. M™» de Staël, la première, s'inspira de l'exemple de Chateaubriand : son imagi- nation en fut piquée d'honneur et fécondée; elle put figurer Corinne, ce qu'elle n'eût certes pas tenté avant la venue de son jeune rival.»

388 MÉMOIRES d'outre-tombe

« confessions pénibles pour mes amis : si je suis « quelque chose dans l'avenir, mes amis y auront un « nom aussi beau que respectable. Je n'entretiendrai « pas non plus la postérité du détail de mes faiblesses ; « je ne dirai de moi que ce qui est convenable à ma « dignité d'homme et, j'ose le dire, à l'élévation de mon « cœur. Il ne faut présenter au monde que ce qui est « beau; ce n'est pas mentir à Dieu que de ne découvrir « de sa vie que ce qui peut porter nos pareils à des « sentiments nobles et généreux. Ce n'est pas qu'au « fond j'aie rieû à cacher ; je n'ai ni fait chasser une « servante pour un ruban volé, ni abandonné mon « ami mourant dans une rue, ni déshonoré la femme « qui m'a recueilli, ni mis mes bâtards aux Enfants- « Trouvés; mais j'ai eu mes faiblesses, mes abattements « de cœur; un gémissement sur moi suffira pour « faire comprendre au monde ces misères communes, « faites pour être laissées derrière le voile. Que ga- « gnerait la société à la reproduction de ces plaies « que l'on retrouve partout? On ne manque pas « d'exemples, quand on veut triompher de la pauvre « nature humaine'. »

Dans ce plan que je me traçais, j'oubliais ma fa mille, mon enfance, ma jeunesse, mes voyages et mon exil : ce sont pourtant les récits je me suis plu davantage.

J'avais été comme un heureux esclave : accoutumé à mettre sa liberté au cep, il ne sait plus que faire de son loisir quand ses entraves sont brisées. Lorsque je me voulais livrer au travail, une figure venait se placer devant moi, et je ne pouvais plus en détacher

1. Cette lettre k Joubert est datée de Rome, décembre 1803.

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 389

mes yeux : la religion seule me fixait par sa gravité et par les réflexions d'un ordre supérieur qu'elle me suggérait.

Cependant, en m'occupant de la pensée d'écrire mes Mémoires, je sentis le prix que les grands attachaient à la valeur de leur nom : il y a peut-être une réalité tou- chante dans cette perpétuité des souvenirs qu'on peut laisser en passant. Peut-être, parmi les grands hommes de l'antiquité, cette idée d'une vie immortelle chez la race humaine leur tenait-elle lieu de cette immortalité de l'âme, demeurée pour eux un problème. Si la re- nommée est peu de chose quand elle ne se rapporte qu'à nous, il faut convenir néanmoins que c'est un beau privilège attaché à l'amitié du génie, de donner une existence impérissable à tout ce qu'il a aimé.

J'entrepris un commentaire de quelques livres de la Bible, en commençant par la Genèse. Sur ce verset: Voici qu'Adam est devenu comme Vun de nous, sachant le bien et le mal; donc, maintenant, il ne faut pas qu'il porte la main au fruit de vie, qu'il le prenne, quil en mange et qu'il vive éternellement ; je remarquai l'ironie formidable du Créateur : Voici qu'Adam est devenu semblable à l'un de nous, etc. // ne faut pas que Vhomme porte la main au fruit de vie. Pourquoi? Parce qu'il a goûté au fruit de la science et qu'il con- naît le bien et le mal; il est maintenant accablé de maux ; donc, il ne faut pas qu'il vive éternellement : quelle bonté de Dieu que la mort!

Il y a des prières commencées, les unes pour les inquiétudes de l'âme, les autres pour se fortifier contre la prospérité des méchants: je cherchais à ramener à un centre de repos mes pensées errantes hors de moi.

390 BIÉMOIRES d'outre-tombe

Comme Dieu ne voulait pas finir ma vie, la réser- vant à de longues épreuves, les orages qui s'étaient soulevés se calmèrent. Tout à coup, le cardinal am- bassadeur changea de manières à mon égard : j'eus une explication avec lui, et déclarai ma résolution de me retirer. 11 s'y opposa : il prétendit que ma démis- sion, dans ce moment, aurait l'air d'une disgrâce ; que je réjouirais mes ennemis, que le premier consul prendrait de l'humeur, ce qui m'empêcherait d'être tranquille dans les lieux je voulais me retirer. Il me proposa d'aller passer quinze jours ou un mois à Naples >.

1. Oq trouve la confirmation de tous ces détails dans la lettre suivante, écrite par Chateaubriand à Fonlanes le 12 novembr» 1803:

« Rome, 12 novembre.

J'espère que cette lettre, que je mets à la poste de MiJan, TOUS parviendra presque aussi vite que le récit de la mort de ma malheureuse amie, que je vous ai fait passer par la poste directe, mercredi soir. Je vous apprends que ma résolution est changée. J'ai parlé au cardinal, il m'a traité avec tant de bonté, il m'a fait sentir tellement les inconvénients d'une retraite dans ce mo- ment, que je lui ai promis que j'accomplirais au moins mon année, comme nous en étions convenus dans le principe.

« Par ce moyen, je tiens ma parole à ma protectrice (ma- dame Bacciochi); je laisse le temps aux bruits philosophiques de Paris de s'éteindre, et, si je me retire au printemps, je sortirai de ma place à la satisfaction de tout le monde, et sans courir les risques de me faire tracasser dans ma solitude. Il n'est donc plus question pour le moment de démission ; et vous pouvez dire hau- tement, car c'est la vérité, que non seulement je reste, mai? que l'on est fort content de moi. Mes entrées chez le Pape vont m'être rendues; on va me traduire au Vatican, et la Gazette de Borne fait aujourd'hui même un éloge pompeux de mon ouvrage, qui, selon les chimistes, est mis à Yindex. Le cardinal écnra mardi au ministre des relations extérieures pour désapprouver tovu les bruits et t'en plaindre. On me donne un congé

MÉMOIRES d'outre-tombe 391

Dans ce moment même, la Russie me faisait sonder pour savoir si j'accepterais la place de gouverneur d'un grand-duc * : ce serait tout au plus si j'aurais voulu faire à Henri V le sacrifice des dernières années de ma vie.

Tandis que je flottais entre mille partis, je reçus la nouvelle que le premier consul m'avait nommé mi- nistre dans le Valais. Il s'était d'abord emporté sur des dénonciations; mais, revenant à sa raison, il comprit que j'étais de cette race qui n'est bonne que sur un premier plan, qu'il ne fallait me mêler à per- sonne, ou bienquel'on ne tirerait jamais parti de moi. 11 n'y avait point de place vacante; il en créa une, et, ia choisissant conforme à mon instinct de solitude et

douze jours pour Naples afin de me tirer un moment de cette ville j'ai eu tant de chagrins.

« Je désire que cette lettre, mon cher ami, vous fasse autant de plaisir que les autres ont pu vous faire de peine; mais je n'en suis pas moins très malheureux. J'espère vous embrasser au printemps. En attendant, souvenez-vous que je ne pars plus. Mille amitiés. » Bibliothèque de Genève. Orig. autog.

i. Chateaubriand parle de cette proposition dans une autre lettre à Fontanes, en date du 16 novembre 1803 : «... Je ne sais dans laquelle de vos lettres vous me parlez de mes projets pour le Nord. Par un hasard singulier, il y a ici un général russe, très aimé de l'empereur de Russie et en correspondance avec lui, qui m'a fait demander pour causer avec moi du dessein qu'avait eu la princesse de Mecklembourg de me placer gouverneur au- près du grand-duc de Russie. Cette place est très belle, très honorable, et après six ou huit ans de service (le prince a huit ans), elle me laisserait une fortune assez considérable pour le reste de mes jours. Mais un nouvel exil de huit ans me fait trembler. On m'offre aussi une place à l'Académie de Péters- bourg avec la pension ; mais, par une loi de la République, au- cun Français ne peut recevoir une pension de l'étranger. Ainsi non seulement on vous persécute, mais on vous empêche encore de jouir des marques d'estime que des étrangers aimeraient a TOUS donner... » Bibliothèque de Genève. Original autop.

392 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

d'indépendance, il me plaça dans les Alpes; il me donna une république catholique, avec un monde de torrents : le Rhône et nos soldats se croiseraient à mes pieds, l'un descendant vers la France, les autres remontant vers l'Italie, le Simplon ouvrant devant moi son audacieux chemin. Le consul devait m'ac- corder autant de congés que j'en désirerais pour voyager en Italie, et madame Bacciochi me faisait mander par Fontanes que la première grande ambas- sade disponible m'était réservée. J'obtins donc cette première victoire diplomatique sans m'y attendre, et sans le vouloir : il est vrai qu'à la tête de l'État se trouvait une haute intelligence , qui ne voulait pas abandonner à des intrigues de bureaux une autre in- telligence qu'elle sentait trop disposée à se séparer du pouvoir.

Cette remarque est d'autant plus vraie que le car- dinal Fesch, à qui je rends dans ces Mémoires une justice sur laquelle peut-être il ne comptait pas, avait envoyé deux dépèches malveillantes à Paris, presque au moment même que ses manières étaient devenues plus obligeantes, après la mort de madame de Beau- mont. Sa véritable pensée était-elle dans ses conver- tions, lorsqu'il me permettait d'aller àNaples, ou dans ses missives diplomatiques ? Conversations et missives sont de la même date, et contradictoires. Il n'eût tenu qu'à moi de mettre M. le cardinal d'accord avec lui- même, en faisant disparaître les traces des rapports qui me concernaient : il m'eût suffi de retirer des cartons, lorsque j'étais ministre des afifaires étrangères, les élucubrations de l'ambassadeur : je n'aurais fait que ce qua fait M. de Talleyrand au sujet de sa corres-

MEMOIRES d'outre-tombe 393

pondance avec l'empereur. Je n'ai pas cru avoir le droit d'user de ma puissance à mon profit. Si, par hasard, on recherchait ces documents, on les trouve- rait à leur place. Que cette manière d'agir soit une duperie, je le veux bien ; mais, pour ne pas me faire le mérite d'une vertu que je n'ai pas, il faut qu'on sache que ce respect des correspondances de mes dé- tracteurs tient plus à mon mépris qu'à ma générosité. J'ai vu aussi dans les archives de l'ambassade à Berlin des lettres offensantes de M. le marquis de Bonnay * à mon égard : loin de me ménager, je les ferai con- naître.

M. le cardinal Fesch ne gardait pas plus de retenue avec le pauvre abbé Guillon (l'évêque du Maroc) : il était signalé comme un agent de la Russie. Bonaparte traitait M. Laine à' agent de V Angleterre : c'étaient de ces commérages dont ce grand homme avait pris la méchante habitude dans des rapports de police. Mais n'y avait-il rien à dire contre M. Fesch lui-même? Le cardinal de Clermont-Tonnerre était à Rome comme moi, en 1803; que n'écrivait-il point de l'oncle de Napoléon ! J ai les lettres.

Au reste, à qui ces contentions, ensevelies depuij quarante ans dans des liasses vermoulues, importent- elles? Des divers acteurs de cette époque un seul res- tera, Bonaparte. Nous tous qui prétendons vivre, nous sommes déjà morts : lit-on le nom de l'insecte à la

1. o Je puis, dit ici M. de Marcellus [Chateaubriand et son temps, p. 149), je puis attester ce scrupuleux respect pour l'his- toire et cette abnégation de soi-même. J'en ai été le confident; j'en ai tenu les preuves dans mes mains, et, si M. de Chateau- briand a commis des fautes dans sa carrière politique, il n'a rien fait pour en supprimer les traces. »

394 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

faible lueur qu'il traîne quelquefois après lui en ram- pant?

M. le cardinal Fesch m'a retrouvé depuis, ambas- sadeur auprès de Léon XII; il m'a donné des preuves d'estime : de mon côté, j'ai tenu à le prévenir et à l'honorer. Il est d'ailleurs naturel que l'on m'ait jugé avec une sévérité que je ne m'épargne pas. Tout cela est archipassé : je ne veux pas même reconnaître l'écriture de ceux qui, en 1803, ont servi de secrétaires officiels ou officieux à M. le cardinal Fesch.

Je partis pour Naples : commença une année sans madame de Beaumont; année d'absence, que tant d'autres devaient suivre I Je n'ai point revu Naples depuis cette époque, bien qu'en 1828 je fusse à la porte de cette même ville, je me promettais d'aller avec madame de Chateaubriand. Les orangers étaient couverts de leurs fruits, et les myrtes de leurs fleurs. Baies, les Champs-Elysées et la mer, étaient des en- chantements que je ne pouvais plus dire à personne. J'ai peint la baie de Naples dans les Martyrs^. Je montai au Vésuve et descendis dans son cratère'. Je me pillais : je jouais une scène de René*.

1. Les Martyrs, livre V.

2. « Je propose à mon guide de descendre dans le cratère; il fait quelque difficulté, pour obtenir un peu plus d'argent. Nous convenons d'une somme qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lai donne. Il dépouUle son habit; nous marchons quelque temps sur les bords de l'abîme, pour trouver une ligne moins perpendicu- laire, et plus facile à descendre. Le guide s'arrête et m'avertit de me préparer. Nous allons nous précipiter. Nous voilà au fond du gouffre ...» Voyage en Italie, au chapitre sur l^ Vésuve, 5 janvier 1804.

3. « Un jour, j'étais monté au sommet de l'Etna... Je vis le soleil se lever dans l'immensité de l'horizon au-dessous de moi, U Sicile resserrée comme un point à mes pieds, et la mer dé-

MÉMOIRES d'outre-tombe 395

A Pompéi, on me montra un squelette enchaîné et des mots latins estropiés, barbouillés par des soldats sur des murs. Je revins à Rome. Canova' m'accorda l'entrée de son atelier tandis qu'il travaillait à une statue de nymphe. Ailleurs, les modèles des marbres du tombeau que j'avais commandé étaient déjà d'une grande expression. J'allai prier sur des cendres à Saint-Louis, et je partis pour Paris le 21 janvier 1804, autre jour de malheur*.

roulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur une carte ; mais tandis que d'un côté mon œil apercevait ces objets, de l'autre il plongeait dans le cratère de l'Etna, dont je découvrais les entrailles brûlantes, entre les bouffées d'une noire vapeur. » René.

1. Antoine Canova (1757-1822). En 1813, lors du premier sé- jour de M™« Récamier en Italie, Canova fit, d'après elle, de sou- Tenir, pendant une absence de la belle Française, qui s'était rendue à Naples, deux bustes modelés en terre, l'un coiffé sim- plement en cheveux, et l'autre avec la tête à demi couverte d'un voile. Dans les deux bustes, le regard était levé vers le ciel. Lorsque le grand sculpteur les lui montra, il ne parut pas que cette surprise lui fût agréable, et Canova, doublement blessé comme ami et comme artiste, ne lui en parla plus, jusqu'au jour M™" Récamier lui demandant ce qu'il avait fait du buste au voile, il répondit: « Il ne vous avait pas plu; j'y ai ajouté une couronne d'olivier et j'en ai fait une Béatrix. » Telle est l'ori- gine de ce beau buste de la Béatrice de Dante que plus tard le statuaire exécuta en marbre et dont un exemplaire fut envoyé à M"»* Récamier, après la mort de Canova, par son frère l'abbé, »vec ces lignes :

f Sovra eandldo vel, cinta d'oliva,

I Donna m'apparoe

« DANTE

« Ritratto di Giuletta Récamier modellato di memoria da Canova nel 1813 e poi oonsacrato in marmo col nome di Béa- trice. »

2. Ici se termine le récit des six mois passés à Rome par l'au- teur aes Mémoires comme secrétaure de la légation. Sur cet épi-

396 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

Voici une prodigieuse misère : trente-cinq ans se sont écoulés depuis la date de ces événements. Mon chagrin ne se flattait-il pas, en ces jours lointains, que le lien qui venait de se rompre serait mon der- nier lien? Et pourtant, que j'ai vite, non pas oublié, mais remplacé ce qui me fut cher! Ainsi va l'homme de défaillance en défaillance. Lorsqu'il est jeune et qu'il mène devant lui sa vie, une ombre d'excuse lui reste ; mais lorsqu'il s'y attelle et qu'il la traîne péni- blement derrière lui, comment l'excuser! L'indigence de notre nature est si profonde, que dans nos infir- mités volages, pour exprimer nos affections récentes, nous ne pouvons employer que des mots déjà usés par nous dans nos anciens attachements. Il est cepen- dant des paroles qui ne devraient servir qu'une fois : on les profane en les répétant. Nos amitiés trahies et délaissées nous reprochent les nouvelles sociétés nous sommes engagés; nos heures s'accusent : notre vie est une perpétuelle rougeur, parce qu'elle est une faute continuelle.

Mon dessein n'étant pas de rester à Paris, je des- cendis à l'hôtel de France, rue de Beaune*, madame de Chateaubriand vint me rejoindre^ pour se rendre

sodé de sa vie, il faut lire les remarquables articles sur les Dé- buts diplomatiques de Chateaubriand, par M. le comte Edouard Frémy (le Correspondant, numéros de septembre et octobre 1893), et le chapitre V du livre de l'abbé Pailhès sur Chateaubriand, ta femme et ses amis.

1. Aujourd'hui Vhôtel de France et de Lorraine, au 5 de la rue de Beaune.

2. « M. de Chateaubriand descendit dans un modeste hôtel, rue de Beaune, et ne vit d'abord qu'un petit nombre d'amis. Un soin important le préoccupait, sa réunion avec M™» de Château-

MÉMOIRES d'outre-tombe 397

avec moi dans le Valais. Mon ancienne société, déjà à demi dispersée, avait perdu le lien qui la réunis- sait.

Bonaparte marchait à l'empire ; son génie s'élevait à mesure que grandissaient les événements : il pou- vait, comme la poudre en se dilatant, emporter le monde ; déjà immense, et cependant ne se sentant pas au sommet, ses forces le tourmentaient ; il tâtonnait, il semblait chercher son chemin : quand j'arrivai à Paris, il en était à Pichegru et à Moreau ; par une mesquine envie, il avait consenti à les admettre pour rivaux : Moreau, Pichegru et Georges Cadoudal, qui leur était fort supérieur, furent arrêtés.

Ce train vulgaire de conspirations que l'on ren- contre dans toutes les aflFaires de la vie n'avait rien de ma nature, et j'étais aise de m'enfuir aux montagnes.

Le conseil de la ville de Sion m'écrivit. La naïveté de cette dépêche en a fait pour moi un document; j'enlrais dans la politique par la religion : le Génie du Christianisme m'en avait ouvert les portes.

briand; le sage conseil écarté d'abord avait été compris; et, i part même la bienséance du monde, il sentait ce qu'avait d'in- juste cette séparation si longue d'une personne vertueuse et dis- tinguée, à laquelle il avait donné son nom, et qu'il ne pouvait accuser que d'une délicate et ombrageuse fierté dans le com- merce de la vie. Un motif généreux venjùt aider, en lui, au sen- timent du devoir. La perte ancienne de presque toute la fortune de M™« de Chateaubriand s'aggravait par la ruine d'un oncle débiteur envers elle. Les instances de M. de Chateaubriand durent redoubler pour obtenir enfin son retour, et, résolue de l'accompagner dans sa mission du Valais, elle vint promptement le rejoindre à Paris. » M. de Chateaubriand, sa vie, $ei écrits et son influence, par M. Vill-îmain, p. 137.

398 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

RÉPUBLIQUE DU VALAIS

Sion, 20 février 1804.

LE CONSEIL DE LA VILLE DE SION

A monsieur Chateaubriand, secrétaire de légation de la République française à Rome.

« Monsieur,

« Par une lettre officielle de notre grand bailli, nous « avons appris votre nomination à la place de ministre « de France près de notre République. Nous nous em- « pressons à vous en témoigner la joie la plus com- « plète que ce choix nous donne. Nous voyons dans « cette nomination un précieux gage de la bienveil- « lance du premier consul envers notre République, « et nous nous félicitons de Thonneur de vous pos- « séder dans nos murs: nous en tirons les plus heu- « reux augures pour les avantages de notre patrie et « de notre ville. Pour vous donner un témoignage de « ces sentiments, nous avons di'libéré de vous faire préparer un logement provisoire, digne de vous « recevoir, garni de meubles et d'effets convenables « pour votre usage, autant que la localité et nos cir- « constances le permettent, en attendant que vous « ayez pu prendre vous-même des arrangements à « votre convenance.

« Veuillez, monsieur, agréer cette offre comme une « preuve de nos dispositions sincères à honorer le * gouvernement français dans son envoyé, dont le « choix doit plaire particulièrement à un peuple reli-

MÉMOIRES d'outre-tombe 399

« gieux. Nous vous prions de vouloir bien nous pré- « venir de votre arrivée dans cette ville.

« Agréez, monsieur, les assurances de notre respec- « tueuse considération.

« Le président du conseil de la ville de Sion, « De Riedmatte.n.

m Par le conseil de la ville :

« Le secrétaire du conseil,

« De Torrenté. »

Deux jours avant le 21 mars*, je m'habillai pour aller prendre congé de Bonaparte aux Tuileries ; je ne l'avais pas revu depuis le moment il m'avait parlé chez Lucien. La galerie oîi il recevait était pleine ; il était accompagné de Murât et d'un premier aide de camp ; il passait presque sans s'arrêter. A mesure qu'il approcha de moi, je fus frappé de l'altération de son visage : ses joues étaient dévalées et livides, ses yeux âpres, son teint pâli et brouillé, son air sombre et terrible. L'attrait qui m'avait précédemment poussé vers lui cessa ; au lieu de rester sur son passage, je fis un mouvement afin de l'éviter. Il me jeta un regard comme pour chercher à me reconnaître, dirigea quel- ques pas vers moi, puis se détourna et s'éloigna. Lui étais-je apparu comme un avertissement? Son aide de

1. Et non le 20 mars, comme le portent toutes les éditions, conformes d'ailleurs en cela au manuscrit des Mémoires. Il y a «u évidemment une erreur de plume. L'exécution du duc 4'Enghien eut lieu, non le 20, mais le 21 mars 1S04.

400 HÉMOIRES d'outre-tombe

camp me remarqua ; quand la foule me couvrait, cet aide de camp essayait de m'entrevoir entre les person- nages placés devant moi, et rentraînait le consul de mon côté. Ce jeu continua près d'un quart d'heure, moi toujours me retirant, Napoléon me suivant tou- jours sans s'en douter. Je n'ai jamais pu m'expliquer ce qui avait frappé l'aide de camp. Me prenait-il pour un homme suspect qu'il n'avait jamais vu? Voulait-il, s'il savait qui j'étais, forcer Bonaparte à s'entretenir avec moi ? Quoi qu'il en soit. Napoléon passa dans un autre salon. Satisfait d'avoir rempli ma tâche en me présentant aux Tuileries, je me retirai. A la joie que j'ai toujours éprouvée en sortant d'un château, il est évident que je n'étais pas fait pour y entrer.

Retourné à l'hôtel de France, je dis à plusieurs de mes amis : « Il faui qu'il y ait quelque chose d'étrange « que nous ne savons pas, car Bonaparte ne peut être « changé à ce point, à moins d'être malade. » M. Bour- rienne a su ma singulière prévision, il a seulement confondu les dates ; voici sa phrase : « En revenant de « chez le premier consul, M. de Chateaubriand déclara « à ses amis qu'il avait remarqué chez le premier con- « sul une grande altération et quelque chose de si- « nistre dans le regard. ' »

Oui, je le remarquai: une intelligence supérieure n'enfante pas le mal sans douleur, parce que ce n'est pas son fruit naturel, et qu'elle ne devait pas le porter.

Le surlendemain, 21 mars^ je me levai de bonne heure, pour un souvenir qui m'était triste et cher. M. de Montmorin avait fait bâtir un hôtel au coin de

\. Mémoires de M. de Bourriennc, tome V, p. 348. 2. Ici encore le manuscril dit à tort : le 20 mara.

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 40i

la rue Plumet, sur le boulevard neuf des Invalides. Dans le jardin de cet hôtel, vendu pendant la Révo- lution, madame de Beaumont, presque enfant, avait planté un cyprès, et elle s'était plu quelquefois à me le montrer en passant: c'était à ce cyprès, dont je savais seul l'origine et l'histoire, que j'allais faire mes adieux. Il existe encore, mais il languit et s'élève à peine à la hauteur de la croisée sous laquelle une main qui s'est retirée aimait à le cultiver. Je distingue ce pauvre arbre entre trois ou quatre autres de son espèce ; il semble me connaître et se réjouir quand j'approche; des souffles mélancoliques inclinent un peu vers moi sa tête jaunie, et il murmure à la fenêtre de la chambre abandonnée : intelligences mystérieuses entre nous, qui cesseront quand l'un ou l'autre sera tombé.

Mon pieux tribut payé, je descendis le boulevard et l'esplanade des Invalides, traversai le pont Louis XVI et le jardin des Tuileries, d'où je sortis près du pavillon Marsan, à la grille qui s'ouvre aujourd'hui sur la rue de Rivoli. Là, entre onze heures et midi, j'entendis un homme et une femme qui criaient une nouvelle offi- cielle ; des passants s'arrêtaient, subitement pétrifiés par ces mots: « Jugement de la commission militaire « spéciale convoquée à Vincennes, qui condamne à la « peine de mort le nommé Louis-Antoine-Henri de « Bourbon, le 2 août 1772 a Chantilly. »

Ce cri tomba sur moi comme la foudre ; il changea ma vie, de même qu'il changea celle de Napoléon. Je rentrai chez moi ; je dis à madame de Chateaubriand : « Le duc d'Enghien vient d'être fusillé. » Je m'assis devant une table, et je me mis à écrire ma démis- T. u. 26

402 MEMOIRES d'outre-tombe

sien'. Madame de Chateaubriand ne s'y opposa point et me vit écrire avec un grand courage. Elle ne se dissimulait pas mes dangers : on faisait le procès au général Moreau et à Georges Cadoudal ^ ; le lion avait goûté le sang, ce n'était pas le moment de l'irriter.

M. Clausel de Coussergues' arriva sur ces entrefai- tes ; il avait aussi entendu crier l'arrêt. Il me trouva la plume à la main : ma lettre, dont il me fit suppri- mer, par pitié pour madame de Chateaubriand, des phrases de colère, partit ; elle était au ministre des re- lations extérieures. Peu importait la rédaction : mon opinion et mon crime étaient dans le fait de ma dé- mission : Bonaparte ne s'y trompa pas. Madame Bac- ciochi jeta les hauts cris en apprenant ce qu'elle appe-

1. Voici le texte de la lettre de démission de Chateaubriand : '< Citoyen ministre,

« Les médecins viennent de me déclarer que M™» de Chateau- briand est dans un état de santé qui fait craindre pour sa vie. Ne pouvant absolument quitter ma femme dans une pareille cir- constance, ni l'exposer au danger d'un voyage, je supplie Votre Excellence de trouver bon que je lui remette les lettres de créance et les instructions qu'elle m'avait adressées pour le Valais. Je me confie encore à son extrême bienveillance pour faire agréer au Premier Consul les motifs douloureux qui m'empêchent de me charger aujourd'hui de la mission dont il avait bien voulu m'honorer. Comme j'ignore si ma posi- tion exige quelque autre démarche, j'ose espérer de votre inà^d- gence ordinaire, citoyen ministre, des ordres et des conseils ; je les recevrai avec la reconnaissance que je ne cesserai d'avoir oour vos bornés passées.

a J'ai l'honneur de vous saluer respectueusement,

« Chateadbriand. « Paris, rue de Beaune, hôtel de France. « 1" germinal an XII (22 mars i8Ûi).

i. Moreau avait été arrêté le 15 février; Pichegru, .e 28, et Georges Cadoudal le 9 mars 1804. 3. Voir VAppendice IX : les Quatre Clauses.

MÉMOIRES d'outre-tombe 403

lait ma défection ; elle m'envoya chercher et me fit les plus vifs reproches. M. de Fontanes devint presque fou de peur au premier moment : il me réputait fusillé avec toutes les personnes qui m'étaient attachées* Pendant plusieurs jours, mes amis restèrent dans la crainte de me voir enlever par la police ; ils se présen- taient chez moi d'heure en heure, et toujours en fré- missant, quand ils abordaient la loge du portier. M. Pasquier vint m'embrasser le lendemain de ma dé- mission, disant qu'on était heureux d'avoir un ami tel que moi. Il demeura un temps assez considérable dans une honorable modération, éloigné des places et du pouvoir.

Néanmoins, ce mouvement de sympathie, qui nous emporte à la louange d'une action généreuse, s'arrêta. J'avais accepté, en considération de la religion, une place hors de France, place que m'avait conférée un génie puissant, vainqueur de l'anarchie, un chef sorti du principe populaire, le consul d'une république, et non un roi continuateur d'une monarchie usurpée; alors, j'étais isolé dans mon sentiment, parce que j'étais conséquent dans ma conduite ; je me retirai quand les conditions auxquelles je pouvais souscrire s'altérèrent ; mais aussitôt que le héros se fut changé en meurtrier, on se précipita dans ses antichambres. Six mois après le 21 mars, on eût pu croire qu'il n'j avait plus qu'une opinion dans la haute société, sauf de méchants quolibets que l'on se permettait à huis

1. « M™e Bacciochi, qui nous était fort attachée, jeta les hauts cris en apprenant ce qu'elle appelait notre défection. Pour Fon- tanes, il devint fou de peur; il se voyait déjà fusillé avec M. de Chateaubriand et tous nos amis. « Souvenirs de M»»» de Cha- teaubriand. — Voir V Appendice X : Cahier rouge.

404 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

clos. Les personnes fomfrm prétendaient avoir été /"or- cées, et Ton ne forçait, disait-on, que ceux qui avaient un grand nom ou une grande importance, et chacun, pour prouver son importance ou ses quartiers, obte- tenait d'être forcé à force de sollicitations*.

Ceux qui m'avaient le plus applaudi s'éloignèrent; ma présence leur était un reproche : les gens prudents trouvent de l'imprudence dans ceux qui cèdent à l'honneur. Il y a des temps l'élévation de l'âme est une véritable infirmité ; personne ne la comprend ; elle passe pour une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de juger les cho- ses ;• imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais ilo- tisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la transformation des mœurs, au progrès de la société? N'est-ce pas une méprise déplorable que d'attacher aux événements une impor- tance qu'ils n'ont pas ? Barricadé dans vos étroits prin- cipes, l'esprit aussi court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d'une maison,

1. « Avant la mort du duc d'Erghien, la bonne société de |*aris était presque toute en guerre ouverte avec Bonaparte ; mais aussitôt que le héros se fut changé en assassin, les roya- listes se précipitèrent dans ses antichambres, et quelques mois après le 21 mars, on aurait pu croire qu'il n'y avait qu'une opi- nion en France, sans les quolibets que l'on se permettait encow, à huis clos, dans quelques salons du faubourg Saint-Germain. Au surplus, la vanité causa encore plus de défections que la peur. Les personnes tombées prétendaient avoir été forcées, et l'on ne forçait, disait-on, que celles qui avaient un grand nom ou une grande importance ; et chacun, pour prouver son impo»- tance et ses quartiers, obtenait d'être forcé à force de ajolU<;it»- lions. Souvenirs de M°)< de Chateaubriand.

MÉMOIRES d'outre-tombe 405

n'ayant vue que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors. Voilà vous réduit un peu d'indépendance, objet de pitié que vous êtes pour la médiocrité : quant aux grands esprits à l'orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes, leur dédain miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez pas entendre. Je me renfonçai donc humblement dans ma carrière littéraire ; pauvre Pindare destiné à chan-' ter dans ma première olympique Vexcellence de l'eau^ laissant le vin aux heureux.

L'amitié rendit le cœur à M. de Fontanes ; madame Bacciochi plaça sa bienveillance entre la colère de son frère et ma résolution ; M. de Talleyrand, indifférence ou calcul, garda ma démission plusieurs jours avant d'en parler : quand il l'annonça à Bonaparte, celui-ci avait eu le temps de réfléchir. En recevant de ma part la seule et directe marque de blâme d'un honnête homme qui ne craignait pas de le braver, il ne pro- nonça que ces deux mots : « C'est bon. » Plus tard il dit à sa sœur : « Vous avez eu bien peur pour votre ami? » Longtemps après, en causant avec M. de Fon- tanes, il lui avoua que ma démission était une des choses qui l'avait le plus frappé *. M. de Talleyraad me fit écrire une lettre de bureau dans laquelle il me re-

1. « La chose cependant se passa le plus tranquillement du monde, et lorsque M. de Talleyrand crut enfin devoir remettre la démission à Bonaparte, celui-ci se contenta de dire : « C'est bon 1 » Mais il en garda une rancune, dont nous nous sommes ressentis depuis. Il dit plus tard à sa sœur : « Vous avez eu bien peur pour votre ami? » Et il n'en fut plus question. Longtemps après, cependant, il en reparla à Fontanes, et lui avoua que c'était une des choses qui lui avaient fait le plus de peine. Souvenirs de M™« de Chateaubriand.

406 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

prochait gracieusement d'avoir privé son département de mes talents et de mes services*. Je rendis les frais d'établissement 2, et tout fut fini en apparence. Mais en osant quitter Bonaparte je m'étais placé à son ni- veau, et il était animé contre moi de toute sa forfai- ture, comme je l'étais contre lui de toute ma loyauté. Jusqu'à sa chute, il a tenu le glaive suspendu sur ma tête ; il revenait quelquefois à moi par un penchant naturel et cherchait à me noyer dans ses fatales pros- pérités ; quelquefois j'inclinais vers lui par l'admiration qu'il m'inspirait, par l'idée que j'assistais à une trans- formation sociale, non à un simple changement de dynastie : mais, antipathiques sous beaucoup de rap- ports, nos deux natures reparaissaient, et s'il m'eût fait fusiller volontiers, en le tuant, je n'aurais pas senti beaucoup de peine.

La mort fait ou défait un grand homme; elle l'arrête

1. La letire de Talleyrand ne vint que dix jours après la lettr* 4e déinis3ioa ; elle était ainsi conçue :

« 12 germinal (2 avril 1804).

« J'ai mis, citoyen, sous les yeux du Premier Consul les mo, tifs qui ne vous ont pas permis d'accepter la légation du Valais k laquelle vous aviez été nommé.

« Le citoyen Consul s'était plu à vous donner un témoignage de confiance. Il a vu avec peine, par une suite de cette même bienveillance, les raisons qui vous ont empêché de remplir cette mission.

« Je dois aussi vous exprimer combien j'attachais d'intérêt aux relations nouvelles que j'aurais eu à entretenir avec vous; k ce regret, qui m'est personnel, je joins celui de voir mon dé- mrtement prive de vos talents et de vos services. »

2. « Nous avions reçu douze mille francs pour frais d'établis- sement à Sion. Pour les rendre, nous fûmes obligés de prendra cette somme sur les fonds que nous avions encore sur l'Etat : ille fut remise à qui de droit deux jours aprèi la démissioo. Souvenir* de M""> de Chateaubriand.

MÉMOIRES d'outre-tombe 407

au pas qu'il allait descendre, ou au degré qu'il allait monter: c'est une destinée accomplie ou manquée; dans le premier cas, on en est à l'examen de ce qu'elle a été ; dans le second, aux conjectures de ce qu'elle aurait pu devenir.

Si j'avais rempli un devoir dans des vues lointaines d'ambition, je me serais trompé. Charles X n'a appris qu'à Prague ce que j'avais fail en 1804: il revenait de la monarchie. « Chateaubriand, me dit-il, au château de Hradschin, vous aviez servi Bonaparte? Oui, sire. Vous avez donné votre démission à la mort de M. leducd'Enghien? Oui, sire. » Le malheur instruit ou rend la mémoire. Je vous ai raconté qu'un jour, à Londres, réfugié avec M. de Fontanes dans une allée pendant une averse, M. le duc de Bourbon se vint ca- cher sous le même abri : en France, son vaillant père et lui, qui remerciaient si poliment quiconqu3 écri- Tait l'oraison funèbre de M. le duc d'Enghien, ne m'ont pas adressé un souvenir : ils ignoraient sans doute aussi ma conduite ; il est vrai que je ne leur en ai jamais parlé.

LIVRE IIP

Mort du duc d'Enghien. Année de ma vie 1804. Le géné- ral Hulin. Le duc de Rovigo. M. de Talleyrand. Part de chacun. Bonaparte, son sophisme et ses remords. Ce qu'il faut conclure de tout ce récit. Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien. Un article du Mercure. Changement dans la vie de Bonaparte. Abandon de Chan- tilly.

Comme aux oiseaux voyageurs, il me prend au mois d'octobre une inquiétude qui m'obligerait à changer de climat, si j'avais encore la puissance des ailes et la légèreté des heures : les nuages qui volent à travers le ciel me donnent envie de fuir. Afin de tromper cet instinct, je suis accouru à Chantilly. J'ai erré sur la pelouse, de vieux gardes se traînent à l'orée des bois. Quelques corneilles, volant devant moi, par-dessus des genêts, des taillis, des clairières, m'ont conduit aux étangs de Commelle. La mort a soufflé sur les amis qui m'accompagnèrent jadis au château de la reine Blanche : les sites de ces solitudes n'ont été qu'un horizon triste, entr'ouvert un moment du côté de mon passé. Aux jours de René, j'aurais trouvé des mystères de la vie dans le ruisseau de la Thève : il dérobe sa course parmi des prêles et des mousses ; des roseaux le voilent ; il meurt dans ces

1. Ce livre a été écrit à Chantillv au mois de novembre 1838.

410 MÉMOIRES d'outre-tombe

étangs qu'alimente sa jeunesse, sans cesse expirante, sans cesse renouvelée : ces ondes me charmaient quand je portais en moi le désert avec les fantômes qui me souriaient, malgré leur mélancolie, et que je parais de fleurs.

Revenant le long des haies à peine tracées , la pluie m'a surpris ; je me suis réfugié sous un hêtre : ses dernières feuilles tombaient comme mes années ; sa cime se dépouillait comme ma tête ; il était marqué au tronc d'un cercle rouge, pour être abattu comme moi. Rentré à mon auberge, avec une moisson de plantes d'automne et dans des dispositions peu pro- pres à la joie, je vous raconterai la mort de M. le duc d'Enghien, à la vue des ruines de Chantilly.

Cette mort, dans le premier moment, glaça d'effroi tous les cœurs ; on appréhenda le revenir du règne de Robespierre. Paris crut revoir un de ces jours qu'on ne voit qu'une fois, le jour de l'exécution de Louis XVI. Les serviteurs, les amis, les parents de Bonaparte étaient consternés. A l'étranger, si le lan- gage diplomatique étouffa subitement la sensation populaire, elle n'en remua pas moins les entrailles de la foule. Dans la famille exilée des Bourbous, le coup pénétra d'outre en outre : Louis XVIII renvoya au roi d'Espagne l'ordre de la Toison-d'Or, dont Bonaparte venait d'être décoré ; le renvoi était accompagné de cette lettre, qui fait honneur à l'âme royale :

« Monsieur et cher cousin, il ne peut y avoir rien « de commun entre moi et le grand criminel que « l'audace et la fortune ont placé sur un trône qu'il a « eu la barbarie de souiller du sang pur d'un Bour- « bon, le duc d'Enghien. La religion peut m'engager

MÉMOIRES d'oUTRE-TOMBB 411

« à pardonner à un assassin ; mais le tyran de mon « peuple doit toujours être mon ennemi. La Provi- « dence, par des motifs inexplicables, peut me con- « damner à finir mes jours en exil ; mais jamais ni « mes contemporains ni la postérité ne pourront dire « que, dans le temps de l'adversité, je me sois mon- « tré indigne d'occuper, jusqu'au dernier soupir, le « trône de mes ancêtres. »

Il ne faut point oublier un autre nom, qui s'associe au nom du duc d'Enghien : Gustave-Adolphe, le dé- trôné et le banni', fut le seul des rois alors régnants qui osa élever la voix pour sauver le jeune prince français. Il fit partir de Carlsruhe un aide de camp porteur d'une lettre à Bonaparte ; la lettre arriva trop tard : le dernier des Condé n'existait plus. Gustave- Adolphe renvoya au roi de Prusse le cordon de l' Aigle- Noir, comme Louis XVIII avait renvoyé la Toison- d'Or au roi d'Espagne. Gustave déclarait à l'héritier du grand Frédéric que, « d'après les lois de la cheva- « lerie, il ne pouvait pas consentir à être le frère « d'armes de l'assassin du duc d'Enghien. » (Bona-

1. Gustave IV, roi de Suède. en 1778, il monta, sur le trône après la mort de son père Gustave III (1792). En 1809, il se vit contraint d'abdiquer, et le duc de Sudermanie, son oncle, fut proclamé roi sous le nom de Charles XIII. Gustave vécut alors à l'étranger sous le nom de comte de Holstein-Gottorp et de colonel Gustaffson, résidant alternativement en Allemagne, dans les Pays-Bas et en Suisse. Il mourut à Saint-Gall en 1837. Une des Odes de Victor Hugo lui est consacrée :

Il avait un ami dans ses fratches années

Comme lai tout empreint du sceau des destinées.

C'est ce jeune d'Enghien qui fut assassiné !

Gustave, à ce forfait, se jeta sur ses armes ;

Mais quand il vit l'Europe insensible à ses larmi^a.

Calme et stoïque, il dit : « Pourquoi donc suis-je T

412 MÉMOIRES d'oUTRE-TOMBK

parte avait l'Aigle-Noir.) Il y a je ne sais quelle déri- sion amère dans ces souvenirs presque insensés de chevalerie, éteints partout, excepté au coeur d'un roi malheureux pour un ami assassiné; nobles sympa- thies de l'infortune, qui vivent à l'écart sans être comprises, dans un monde ignoré des hommes !

Hélas ! nous avions passé à travers trop de despo- tismes différents, nos caractères, domptés par une suite de maux et d'oppressions, n'avaient plus assez d'énergie pour qu'à propos de la mort du jeune Condé notre douleur portât longtemps le crêpe : peu à peu les larmes se tarirent; la peur déborda en félicita- tions sur les dangers auxquels le premier consul venait d'échapper ; elle pleurait de reconnaissance d'avoir été sauvée par une si sainte immolation. Néron, sous la dictée de Sénèque, écrivit au sénat une lettre apologétique du meurtre d'Agrippine ; les sénateurs, transportés, comblèrent de bénédictions le fils magnanime qui n'avait pas craint de s'arracher le cœur par un parricide tant salutaire I La société retourna vite à ses plaisirs ; elle avait frayeur de son deuil : après la Terreur, les victimes épargnées dan- saient, s'efforçaient de paraître heureuses, et, crai- gnant d'être soupçonnées coupables de mémoire, elles avaient la même gaieté qu'en allant à l'écha- faud.

Ce ne fut pas de but en blanc et sans précaution que l'on arrêta le duc d'Enghien ; Bonaparte s'était fait rendre compte du nombre des Bourbons en Eu- rope. Dans un conseil furent appelés MM. de Tal- leyrand et Fouché, on reconnut que le duc d'Angou- lême était à Varsovie avec Louis XVIII; le comte

MÉMOIRES d'outre-tombe 413

d'Artois et le duc de Berry à Londres, avec les princes de Condé et de Bourbon. Le plus jeune des Condé était à Ettenheim, dans le duché de Bade. Il se trouva que MM. Taylor et Drake, agents anglais, avaient noué des intrigues de ce côté. Le duc de Bourbon, le 16 juin 1803, mit en garde son petit-fils' contre une arrestation possible, par un billet à lui adressé de Londres et que l'on conserve^. Bonaparte appela au-

1. Il y a ici une erreur de plume. Le duc de Bourbon était le père et non l'aïeul du duc d'Enghien. Il faut donc lire : « Le prince de Condé mit en garde son petit-fils. » Chose singulière I les plus graves historiens se sont aussi trompés sur la filiation du duc d'Enghien, et peut-être chez eux n'était-ce pas simplement une erreur de plume, comme chez Chateaubriand. Au tome IV, p. 589, de l'Histoire du Consulat et de l'Empire, rappelant la lettre du 16 juin 1803, dont parle ici Chateaubriand, M. Thiers dit que le duc d'Enghien était le fils du prince de Condé. M. Lanfrey, dans son Histoire de Napoléon (T. III, p. 129), dit à son tour : <>. C'était le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, jeune homme plein d'ardeur et de bravoure, toujours au premier rang dans les combats auxquels avait pris part l'ar- mée de son père. »

2. Ce billet du prince de Condé à son petit-fils existe en effet: « Mon cher enfant, écrivait le prince, on assure ici, depuis plus ie six mois, que vous avez été faire un voyage à Paris ; d'autres disent que vous n'avez été qu'à Strasbourg. . . Il me semble qu'à présent vous pourriez nous confier le passé et, si la chose est vraie, ce que vous avez observé dans vos voyages... » M. Thiers se prévaat de ces lignes poar donner comme à peu prouvés les voyages du duc d'Enghien à Strasbourg, et tout à l'heure, il ne manquera pas d'en tirer un argument en faveur de Bonaparte. 11 se garde bien de faire connaître à ses lecteurs la réponse du duc d'Enghien, qu'il avait pourtant sous les yeux en même temps que le billet du prince de Condé, réponse qui ne laisse rien subsister des insinuations de l'habile historien, j'allais dire de l'habile avocat. Voici le texte de cette réponse, datée d'Ettenheim, le 18 juillet 1803 :

« Assurément, mon cher papa, il faut me connaître bien peu pour avoir pu dire ou chercher à faire croire que j'avais mis le pied sur le t«rritoire républicain, autrement qu'avec le rang et

414 MÉMOIRES d'outre-tombe

près de lui les deux consuls ses collègues : il fit d'abord d'amers reproches à M. Real' de l'avoir laissé ignorer ce qu'on projetait contre lui. Il écouta patiem- ment les objections : ce fut Cambacérès* qui s'ex- prima avec le plus de vigueur. Bonaparte l'en remer- cia et passa outre. C'est ce que j'ai vu dans les Mémoires de Cambacérès, qu'un de ses neveux, M. de Camba- cérès, pair de France, m'a permis de consulter, avec une obligeance dont je conserve un souvenir recon- naissant. La bombe lancée ne revient pas ; elle va le génie l'envoie, et tombe. Pour exécuter les ordres

1& place le hasard m'a fait naître. Je suis trop fier pour courber bassement la tête, et le Premier Consul pourra peut- être venir à bout de me détruire, mais il ne me fera pas m'hu- milier. On peut prendre l'incognito pour voyager dans les gla- ciers de la Suisse, comme je l'ai fait l'an passé, n'ayant rien mieux à faire. Mais, pour la France, quand j'en ferai le voyage» je n'aurai pas besoin de m'y cacher. Je puis donc vous donner ma parole d'honneur la plus sacrée que pareille idée ne m'est jamais entrée et ne m'entrera jamais dans la tête. Des méchants ont pu désirer, en vous racontant ces absurdités, me donner un tort de plus à vos yeux. Je suis accoutumé à de pareils services, que l'on s'est toujours empressé de me rendre, et je suis heu- reux qu'ils soient enfin réduits à employer des calomnies aussi absurdes.

« Je vous embrasse, cher papa, et vous prie de ne jamais douter de mon profond respect comme de ma tendresse. »

1. Pierre-François, comte Real (1765-1834), procureur au Châ- telet avant la Révolution, substitut du procureur de la Com- mune en 1792, historiographe de la République sous le Direc- toire, conseiller d'Etat après le 18 brumaire, préfet de police pendant les Cent-Jours. Voir sur lui les Mémoires du chancelier Pasquier, I, 268, et les Mémoires de Af™* de Chastenay, tome I.

2. Jean-Jacques-Régis de Cambacérès (1753-1824), député de l'Hérault à la Convention et aux Cinq-Cents ; second consul après brumaire ; sous l'Empire, archi-chancelier, prince, duc du Parme; aux Cent-Jours, pair et ministre de la justice.

MÉMOIRES d'OUTRE-TOMBË 415

de Bonaparte, il fallait violer le territoire de l'Alle- magne, et le territoire fut immédiatement violé. Le duc d'Enghien fut arrêté à Ettenheim. On ne trouva auprès de lui, au lieu du général Dumouriez, que le marquis de Thumery et quelques autres émigrés de peu de renom : cela aurait avertir de la méprise. Le duc d'Enghien est conduit à Strasbourg. Le com- mencement de la catastrophe de Vincennes nous a été raconté par le prince même : il a laissé un petit jour- nal de route d'Ettenheim à Strasbourg : le héros de la tragédie vient sur l'avant-acène prononcer ce pro- logue :

JOURNAL DU DUC d'eNGHIEN.

« Le jeudi 15 mars, à Ettenheim, ma maison cernée, « dit le prince, par un détachement de dragons et « des piquets de gendarmerie, total, deux cents « hommes environ, deux généraux, le colonel des « dragons, le colonel Chariot de la gendarmerie de « Strasbourg, à cinq heures (du matin). A cinq heures « et demie, les portes enfoncées, emmené au Moulin, « près la Tuilerie. Mes papiers enlevés, cachetés. « Conduit dans une charrette, entre deux haies de « fusiliers, jusqu'au Rhin. Embarqué pour Rhisnau. « Débarqué et marché à pied jusqu'à Pfortsheim « Déjeuné à l'auberge. Monté en voiture avec le colo- « nel Chariot, le maréchal des logis de la gendar- « merie, un gendarme sur le siège et Grunstein. « Arrivé à Strasbourg, chez le colonel Chariot, vers « cinq heures et demie. Transféré une demi-heure « après, dans un fiacre, à la citadelle

tl6 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

« Dimanche 18, on vient m'enlever à une heure et « demie du matin. On ne me laisse que le temps de « m'habiller. J'embrasse mes malheureux compa- u gnons, mes gens. Je pars seul avec deux officiers « de gendarmerie et deux gendarmes. Le colonel « Chariot m'a annoncé que nous allons chez le gé- « néral de division, qui a reçu des ordres de Paris. « Au lieu de cela, je trouve une voiture avec six che- « vaux de poste sur la place de l'Église. Le lieutenant « Petermann y monte à côté de moi , le maréchal des « logis Blitersdorff sur le siège, deux gendarmes en « dedans, l'autre en dehors. »

Ici le naufragé, prêt à s'engloutir, interrompt son journal de bord.

Arrivée vers les quatre heures du soir à l'une des barrières de la capitale, vient aboutir la route de Strasbourg, la voiture, au lieu d'entrer dans Paris, suivit le boulevard extérieur et s'arrêta au château de Vincennes. Le prince, descendu de la voiture dans la cour intérieure, est conduit dans une chamJbre de la forteresse, on l'y enferme et il s'endort. A mesure que le prince approchait de Paris, Bonaparte affectait un calme qui n'était pas naturel. Le 18 mars, il partit pour la Malmaison ; c'était le dimanche des Rameaux. Madame Bonaparte, qui, comme toute sa famille, était instruite de l'arrestation du prince , lui parla de cette arrestation. Bonaparte lui répondit : « Tu n'entends rien à la politique. » Le colonel Savary* était devenu

1. Anne-Jean-Marie -René Sa-uary, duc de Rovigo (1774-1833), général de division (7 février 1805), créé duc (23 mai 1808), ministre de la police générale (8 juin 1810), pair aux Cent- Jours, commandant de l'armée d'Algérie (1831-1832). Aide d») camp de Desaix, il était à ses côtés, à Marengo, lorsque U

MÉMOIRES DOUTRE-TOMBE 4t7

un des habitués de Bonaparte. Pourquoi ? parce qu'il avait vu le premier consul pleurer à Marengo. Les hommes à part doivent se défier de leurs larmes, qui les mettent sous le joug des hommes vulgaires. Les larmes sont une de ces faiblesses par lesquelles un témoin peut se rendre maître des résolutions d'un grand homme.

On assure que le premier consul fît rédiger tous les ordres pour Vincennes. Il était dit dans un de ces ordres que si la condamnation prévue était une con- damnation à mort, elle devait être exécutée sur-le- champ.

Je crois à cette version, bien que je ne puisse l'attester, puisque ces ordres manquent. Madame de RémusatS qui, dans la soirée du 20 mars, jouait aux échecs à la Malmaison avec le premier consul, l'en- tendit murmurer quelques vers sur la clémence d'Au- guste ; elle crut que Bonaparte revenait à lui et que

général fut tué par une balle qui lui traversa le cœur. A quelque» jours de là, Bonaparte l'attacha à sa personne et le promut rapidement au grade de colonel, puis à celui de général de bri- gade (24 août 1803j. Il était donc, lors de l'exécution du duc d'EngMen, général, et non colonel, comme le dit Chateaubriand. Depuis 1802, Savary dirigeait la police particulière et de sûreté du premier Consul. Ses Mémoires pour servir à l'histoire de Napoléon (8 volumes in-8) ont paru en 1828.

1. Claire-Elisabeth-Jeanne Gravier de Vergennes (1780-1821), femme du comte Antoine-Laurent de Rémusat, premier cham- bellan de Napoléon et surintendant des théâtres. Elle-même était dame du palais de Joséphine. Outre un roman par lettres inti- tulé : les Lettrée espagaoles, ou l'Ambitieux, roman qui est resté inédit, elle avait composé un Essai sur l'éducation des femmes, qui parut deux ans après sa mort, en 1823, et des Mémoires, publiés en 1880 par son petit-fils, M. Paul deRémnsat. Ces Mémoires, qui forment trois volumes in-S", vont de 1 aiiuce 1802 à l'année 1808.

418 MÉMOIRES d'outre-tombe

le prince était sauvé'. Non, le destin avait prononcé son oracle. Lorsque Savary reparut à la Malmaison, madame Bonaparte devina tout le malheur. Le pre- mier consul s'était enfermé seul pendant plusieurs heures. Et puis le vent souffla, et tout fut fini.

COMMISSION MILITAIRE NOMMÉE.

Un ordre de Bonaparte, du 29 ventôse an xii% avait arrêté qu'une commission militaire, composée de sept membres nommés par le général gouverneur de Paris (Murât), se réunirait à Vincennes pour juger le ci-devant duc d'Enghien, prévenu d'avoir porté les armes contre la République, etc.

En exécution de cet arrêté, le même jour, 29 ven* tôse, Joachim Murât nomma, pour former ladite com- mission, les sept militaires, à savoir :

Le général Hulin, commandant les grenadiers à pied de la garde des consuls, président;

Le colonel Guitton, commandant le 1" régiment des cuirassiers ;

Le colonel Bazancourt, commandant le 4' régiment d'infanterie légère ;

Le colonel Ravier, commandant le 18* régiment d'infanterie de ligne;

Le colonel Barrois, commandant le 96" régiment d'infanterie de ligne;

Le colonel Rabbe, commandant le 2* régiment de la garde municipale de Paris;

i. Mémoires de M"* de Rémusat, tome I, p. 381. t. 2U iiAft.r3 IS04.

MEMOIRES D'OUTRE-TOMBfc: 419

Le citoyen Dautancourt, major de la gendarmerie d'élite, qui remplira les fonctions de capitaine-rap- porteur.

INTERROGATOIRE DU CAPITAINE-RAPPORTEUR.

Le capitaine Dautancourt, le chef d'escadron Jac- quin, de la légion d'élite, deux gendarmes à pied du même corps, Lerva, Tharsis, et le citoyen Noirot, lieutenant au même corps, se rendent à la chambre du duc d'Enghien ; ils le réveillent : il n'avait plus que quatre heures à attendre avant de retourner à son sommeil. Le capitaine -rapporteur, assisté de Molin, capitaine au 18" régiment, greffier, choisi par ledit rapporteur, interroge le prince.

A lui demandé ses nom, prénoms, âge et lieu de naissance?

A répondu se nommer Louis-Antoine- Henri de Bourbon, duc d'Enghien, le 2 août 1772, à Chan- tilly.

A lui demandé il a résidé depuis sa sortie de France ?

A répondu qu'après avoir suivi ses parents, le corps de Condé s'étant formé, il avait fait toute la guerre, et qu'avant cela il avait fait la campagne de 1792, en Brabant, avec le corps de Bourbon.

A lui demandé s'il n'était point passé en Angleterre, et si cette puissance lui accorde toujours un traite- ment?

A répondu n'y être jamais allé ; que l'Angleterre lui accorde toujours un traitement, et qu'il n'a que cela pour vivre.

420 MÉMOIRES d'outre-tombe

A lui demandé quel grade il occupait dans l'armé* de Condé ?

A répondu : commandant de l'avant-garde en 1796, avant cette campagne comme volontaire au quartier général de son grand-père, et toujours, depuis 1796, comme commandant de l'avant-garde.

A lui demandé s'il connaissait le général Pichegru, s'il a eu des relations avec lui?

A répondu : Je ne l'ai, je crois, jamais vu. Je n'ai point eu de relations avec lui. Je sais qu'il a désiré me voir. Je me loue de ne l'avoir point connu, d'après les vils moyens dont on dit qu'il a voulu se servir, s'ils sont vrais.

A lui demandé s'il connaît l'ex-général Dumouriez, et s'il a des relations avec lui?

A répondu : Pas davantage.

De quoi a été dressé le présent qui a été signé par le duc d'Enghien, le chef d'escadron Jacquin, le lieu- tenant Noirot, les deux gendarmes et le capitaine- rapporteur.

Avant de signer le présent procès- verbal , le duc d'Enghien a dit : « Je fais avec instance la demande « d'avoir une audience particulière du premier con- « sul. Mon nom, mon rang, ma façon de penser et « Ihorreur de ma situation me font espérer qu'il ne « se refusera pas à ma demande. »

SÉANCE ET JUGEMENT DE LA COMMISSION MILITAIRE.

A deux heures du matin, 21 mars, le duc d'Enghien fut amené dans la salle siégeait la commission et répéta ce qu'il avait dit dans l'interrogatoire du capi-

MEMOIRES DOUTKË-TOMBE 421

taine-rapportGiir. Il persista dans sa déclaration : il ajouta qu'il était prêt à faire la guerre, et qu'il dési- rait avoir du service dans la nouvelle guerre de l'An- gleterre contre la France. « Lui ayant été demandé « s'il avait quelque chose à présenter dans ses « moyens de défense, a réj ondu n'avoir rien à dire « de plus.

« Le président fait retirer laccusé; le conseil déli- « bérant à huis clos, le président recueille les voix, « en comnaençant par le plus jeune en grade ; en- « suite, ayant émis son opinion le dernier, l'unani- « mité des voix a déclaré le duc d'Enghien coupable^ « et lui a appliqué l'article . . . . de la loi du . . .

m ainsi conçu et en conséquence l'a con-

« damné à la peine de mort. Ordonne que le présent « jugement sera exécuté de suite à la diligence du « capitaine-rapporteur, après en avoir donné lecture « au condamné, en présence des différents détache- « ments des corps de la garnison.

« Fait, clos et jugé sans désemparer à Vincennes « les jour, mois et an que dessus et avons signé. »

La fosse étant faite, remplie et close, dix ans d'oû- bli, de consentement général et de gloire inouïe s'as- sirent dessus; l'herbe poussa au bruit des salves qui annonçaient des victoires, aux illuminations qui éclairaient le sacre pontifical, le mariage de la fille des Césars ou la naissance du roi de Rome. Seule- ment de rares affligés rôdaient dans le bois, aventu- rant un regard furtif au bas du fossé vers l'endroit lamentable, tandis que quelques prisonniers l'aperce- vaient du haut du donjon qui les renfermait, La Res- tauration vint : la terre de la tombe fut remuée et

422 HÉMOIRES d'outre-tohbe

avec elle les consciences ; chacun alors crut devoir s'expliquer.

M. Dupin aîné publia sa discussion ; M. Hulin, pré- sident de la commission militaire, parla; M. le duc de Rovigo entra dans la controverse en accusant M. de Talleyrand; un tiers répondit pour M. de Talleyrand, et Napoléon éleva sa grande voix sur le rocher de Sainte-Hélène.

11 faut reproduire et étudier ces documenls, pour assigner à chacun la part qui lui revient et la place qu'il doit occuper dans ce drame. Il est nuit, et nous sommes à Chantilly; il était nuit quand le duc d'En- ghien était à Vincennes.

Lorsque M. Dupin » publia sa brochure, il me l'en- voya avec cette lettre :

1. André-M&rie-Jean-Jacques Dupin, dit Dupin aîné (1783-1865), représentant aux Cent-Jours, député de 1827 à 1848, membre de l'Assemblée Constituante de 1848 et de l'Assemblée législa- tire de 1849, sénateur du second Empire (27 novembre 1857) ; procureur général à la Cour de cassation, d'août 1830 à janvier 1852. 11 donna sa démission de ce dernier poste pour ne pas s'associer aux décrets qui prononçaient la confiscation des biens de la famille d'Orléans, mais cinq ans après, il acceptait d'être renommé procureur général, en même temps qu'il était appelé au Sénat impérial. 11 était membre de l'Académie française depuis le 21 juin 1832. Ses Mémoires (4 vol. in-8o) ont paru de 1865 k 1868. La brochure de M. Dupin, à laquelle se réfère Chateaubriand, fut publiée en 1823 sous ce titre : Pièces judi- ciaires et historiques relatives au procès du duc d'Enghien, avec le Journal de ce prince depuis l'instant de son arresta- tion; précédées de la Discussion des actes de la c&mmission militaire instituée en Van XII, par le gouvemem,ent consu- luire, pour juger le duc d'Enghien, par l'auteur de l'opuscule intitulé * De la Libre Défense des accusés.

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 423

Paris, ce 10 novembre 1823. « Monsieur le vicomte,

« Veuillez agréer un exemplaire de ma publication

relative à l'assassinat du duc d"Enghien.

« Il y a longtemps qu'elle eût paru, si je n'avais « voulu, avant tout, respecter la volonté de monsei- « gneur le duc de Bourbon, qui, ayant eu connais- « sance de mon travail, m'avait fait exprimer son dé- « sir que cette déplorable affaire ne fût point exhumée.

« Mais la Providence ayant permis que d'autres « prissent l'initiative, il est devenu nécessaire de faire « connaître la vérité, et, après m'ètre assuré qu'on ne « persistait plus à me faire garder le silence, j'ai parlé « avec franchise et sincérité.

« J'ai l'honneur d'être avec un profond respect,

« Monsieur le vicomte,

« De Votre Excellence le très humble et « très obéissant serviteur,

« DUPIN. »

M. Dupin, que je félicitai et remerciai, révèle dans sa lettre d'envoi un trait ignoré et touchant des nobles et miséricordieuses vertus du père de la victime. M. Dupin commence ainsi sa brochure :

« La mort de l'infortuné duc d'Enghien est un des « événements qui ont le plus affligé la nation fran- « çaise : il a déshonoré le gouvernement consulaire.

« Un jeune prince, à la fleur de làge, surpris par « trahison sur un sol étranger, il dormait en paix

424 MÉMOIKES d'outke-tombe

« sous la protection du droit des gen»; entraîné vio- « lemment vers la France; traduit devant de préten- « dus juges qui, en aucun cas, ne pouvaient être les « siens ; accusé de crimes imaginaires ; privé du se- rt cours d'un défenseur; interrogé et condamné à huis « clos; mis à mort de nuit dans les fossés du château « fort qui servait de prison d'État; tant de vertus « méconnues, de si chères espérances détruites, fe- « ront à jamais de cette catastrophe un des actes les h plus révoltants auxquels ait pu s'abandonner un « gouvernement absolu!

« Si aucune forme n'a été respectée ; si les juges « étaient incompétents; s'ils n'ont pas même pris la « peine de relater dans leur arrêt la date et le texte « des lois sur lesquelles ils prétendaient appuyer cette « condamnation ; si le malheureux duc d'Enghien a « été fusillé en vertu d'une sentence signée en blanc... «< et qui n'a été régularisée qu'après coup I alors ce « n'est plus seulement l'innocente victime d'une « erreur judiciaire; la chose reste avec son véritable « nom: c'est un odieux assassinat. »

Cet éloquent exorde conduit M. Dupin à l'examen des pièces : il montre d'abord l'illégalité de l'arresta- tion : le duc d'Enghien n'a point été arrêté en France; il n'était point prisonnier de guerre, puisqu'il n'avait pas été pris les ai'mes à la main ; il n'était pas prison- nier à titre civil, car l'extradition n'avait pas été de- mandée; c'était un emparement violent de la per- sonne, comparable aux captures que font les pirates de Tunis et d'Alger, une course de voleurs, incursio laironum.

Le jurisconsulte passe à l'incompétence de la com-

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 425

mission militaire : la connaissance de prétendus com- plots tramés contre l'État n'a jamais été attribuée aux commissions militaires.

Vient après cela l'examen du jugement.

« L'interrogatoire (c'est M. Dupin qui continue de « parler) a lieu le 29 ventôse à minuit. Le 30 ventôse, « à deux heures du matin, le duc d'Enghien est intro- « duit devant la commission militaire.

« Sur la minute du jugement on lit : Aujourd'hui, le « 30 ventôse an xii de la République, à deux heures u du matin : ces mots, deux heures du malin, qui n'y « ont été mis que parce qu'en effet il était cette heure- « là, sont effacés sur la minute, sans avoir été rem- « placés par d'autre indication.

u Pas un seul témoin n'a été ni entendu ni produit « contre l'accusé.

« L'accusé est déclaré coupable! Coupable de quoi? « Le jugement ne le dit pas.

« Tout jugement qui prononce une peine doit con- « tenir la citation de la loi en vertu de laquelle la « peine est appliquée'.

« Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été rem- « plie : aucune mention n'atteste au procès-verbal que « les commissaires aient eu sous les yeux un exem- « plaire de la loi; rien ne constate que le président « en ait lu le texte avant de l'appliquer. Loin de là, le « jugement, dans sa forme matérielle, offre la preuve « que les commissaires ont condamné sans savoir ni « la date ni la teneur de la loi ; car ils ont laissé en « blanc, dans la minute de la sentence, et la date de « la loi et le numéro de l'article, et la place destinée « à recevoir son texte. Et cependant c'est sur la mi-

426 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

« nute d'une sentence constituée dans cet état d'im- ^ perfection que le plus noble sang a été versé par * des bourreaux 1

u La délibération doit être secrète; mais la pronon- « dation du jugement doit être publique ; c'est encore « la loi qui nous le dit. Or, le jugement du 30 ventôse « dit bien : Le conseil délibérant à huis clos; mais on « n'y trouve pas la mention que l'on ait rouvert les « portes, on n'y voit pas exprimé que le résultat de la « délibération ait été prononcé en séance publique. « 11 le dirait, y pourrait-on croire? Une séance publi- « que, à deux heures du matin, dans le donjon de <i Vincennes, lorsque toutes les issues du château « étaient gardées par des gendarmes d'élite! Mais, « enfin, on n'a pas même pris la précaution de re- « courir au mensonge; le jugement est muet sur ce « point.

« Ce jugement est signé par le président et les six « autres commissaires, y compris le rapporteur, mais « il est à remarquer que la minute n'est pas signée « par le greffier, dont le concours, cependant, était « nécessaire pour lui donner authenticité.

« La sentence est terminée par cette terrible for- « mule : sera exécuté de suite, à la diligence du capi- « taine-rapporteur.

« De suite! mots désespérants qui sont l'ouvrage a des juges! De suite! Et une loi expresse, celle du « 15 brumaire an vi, accordait le recours en re vision « contre tout jugement militaire ! »

M. Dupin, passant à l'exécution, continue ainsi :

« Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien ( a été tué de nuit. Cet horrible sacrifice devait se

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 427

« consommer dans l'ombre, afin qu'il fût dit que tou- « les les lois avaient été violées, toutes, même celles « qui prescrivaient la publicité de l'exécution. »

Le jurisconsulte vient aux irrégularités dans l'ins- truction : « L'article 19 de la loi du 13 brumaire an v « porte qu'après avoir clos l'interrogatoire, le rap- « porteur dira au prévenu de faire choix d'un ami « pour défenseur. Le prévenu aura la faculté de « choisir ce défenseur dans toutes les classes de ci- « toyens présents sur les lieux; s'il déclare qu'il ne « peut faire ce choix, le rapporteur le fera pour lui.

« Ah I sans doute le prince n'avait point d'amis* « parmi ceux qui l'entouraient ; la cruelle déclaration « lui en fut faite par un des fauteurs de cette horrible « scène!... Hélas! que n'étions-nous présents! que ne « fut-il permis au prince de faire un appel au bar- « reau de Paris ! Là, il eût trouvé des amis de son « malheur, des défenseurs de son infortune. C'est en « vue de rendre ce jugement présentable aux yeux du « public qu'on paraît avoir préparé plus à loisir une « nouvelle rédaction. La substitution tardive d'une « seconde rédaction, en apparence plus régulière que « la première (bien qu'également injuste), n'ôte rien « à l'odieux d'avoir fait périr le duc d'Enghien sur un « croquis de jugement signé à la hâte, et qui n'avait « pas encore reçu son complément. »

Telle est la lumineuse brochure de M. Dupin. Je ne sais toutefois si, dans un acte de la nature de celui qu'examine l'auteur, le plus ou le moins de régularité tient une place importante : qu'on eût étranglé le duc

1. Allusion à une abominable réponse qu'on aurait faite, dit- on, à M. le duc d'Enghien. Ch.

428 MÉMOIRES D'OU'irili-TOMBfc;

d'Enghien dans une chaise de poste de Strasbourg à Paris, ou qu'on Tait tué dans le bois de Vincennes, la chose est égale. Mais n'est-il pas providentiel de voir des hommes, c^)rès longues années, les uns dé- montrer l'irrégularité d'un meurtre auquel ils n'a- vaient pris aucune part, les autres accourir, sans qu'on le leur demandât, devant l'accusation publique? Qu'ont-ils donc entendu? quelle voix d'en haut les a sommés de comparaître?

Après le grand jurisconsulte, voici venir un vétéran aveugle * : il a commandé les grenadiers de la vieille

1. Lp général Hulin. Il avait été l'un des vainqueurs de la Bastille. Genevois d'origine, mais à Paris vers 1759, ancien horloger, suivant les uns, engagé au régiment de Champagne, suivant d'autres, ci-devant domestique (chasseur) du marquis de Conflans, selon son propre dire consigné dans un mémoire signé de son nom, il était, en 1789, directeur de la buanderie de la Briche, près Saint-Denis. Emprisonné sous la Terreur, il prit du service après sa libération dans la première armée d'Italie, il se fit apprécier de Bonaparte, et se trouva tout prêt à le seconder au 18 brumaire. Il était, lors de l'affaire du duc d'Enghien, commandant des grenadiers à pied de la garde des consuls. A la suite de l'exécution du prince, Bonaparte lui témoigna sa satisfaction, en le nommant successivement général de division, grand-officier de la Légion d'honneur, comte de l'Empire avec une dotation de 25000 francs. 11 était en 1812 commandant de la place de Paris, et c'est à lui qu'on doit en partie l'échec de la conspiration du général Malet. Blessé par celui-ci d'un coup de pistolet à la mâchoire, il reçut du peuple de Paris, qui l'aimait assez à cause de sa taille colossale, le petit sobriquet d'amitié de Bouffe-la-Balle. Malgré son rôle dans l'affaire du duc d'Enghien (ou peut-être à cause de ce rôle), il fut des premiers à se rallier aux Bourbons, au mois d'avril 1814. Il est vrai qu'il revint à l'Empire avec le même empressement pendant les Cent-Jours et fut alors rappelé au commandement de Paris. Banni de France en 1816, il y put rentrer trois ans après, et ne mourut qu'en 1841. (Voir les Homme» du 14 Juillet, par Victor Foorael.)

MEMOIRES d'outre-tombe 429

garde; c'est tout dire aux braves. Sa dernière bles- sure, il l'a reçue de Malet, dont le plomb impuissant est resté perdu dans un visage qui ne s'est jamais dé- tourné du boulet. Frappé de cécité, retiré du inonde, n'ayant pour consolation que les soins de sa famille (ce ,»ont ses propres paroles), le juge du duc d'Enghien semble sortir de son tombeau à l'appel du souverain juge ; il plaide sa cause» sans se faire illusion et sans s'excuser :

« Qu'on ne se méprenne point, dit-il, sur mes in- « tentions. Je n'écris point par peur, puisque ma per- « sonne est sous la protection de lois émanées du « trône même, et que, sous le gouvernement d'un roi « juste, je n'ai rien à redouter de la violence et de « l'arbitraire. J'écris pour dire la vérité, même en « tout ce qui peut m'être contraire. Ainsi, je ne pré- K tends justifier ni la forme, ni le fond du jugement, K mais je veux montrer sous l'empire et au milieu de « quel concours de circonstances il a été rendu ; je « veux éloigner de moi et de mes collègues l'idée « que nous ayons agi comme des hommes de parti. « Si l'on doit nous blâmer encore, je veux aussi qu'on « dise de nous : Ils ont été bien malheureux! »

Le général Hulin affirme que, nommé président d'une commission militaire, il n'en connaissait pas le but; qu'arrivé à Vincennes, il l'ignorait encore; que les autres membres de la commission l'ignoraient également; que le commandant du château, M. HareP,

1. Sa brochure a pour titre : « Explications offertes aux hommes im.partAaux par M. le comte Hulin, au sujet de la Commission militaire instituée en l'an XII pour juger le du* d'Enghien. 1823.

2. On trouve de curieux détails sur ce personnage dans les

4ri0 MÉMOIRES d'outre-tombe

étanL interrogé, lui dit ne rien savoir lui-même, ajou- tant ces paroles : « Que voulez- vous? je ne suis plus « rien ici. Tout se fait sans mes ordres et ma partici- « pation : c'est un autre qui commande ici. »

Il était dix heures du soir quand le général Hulin fut tiré de son incertitude par la communication des pièces. L'audience fut ouverte à minuit, lorsque l'examen du prisonnier par le capitaine-rapporteur eut été fini, a La lecture des pièces, dit le président de la « commission, donna lieu à un incident. Nous remar- « quâmes qu'à la fin de l'interrogatoire subi devanf « le capitaine-rapporteur, le prince, avant de signer,

Mémoires de M. de Bourrienne, tome IV, pages 190 et sai- Tanies. En 1800, le citoyen Jacques Harel, âgé de 45 ans, capi- taine à la suite de la 45« demi-brigade, aigri par la destitution qui l'avait frappé, à bout de ressources, lia partie avec Céracchi, Aréna, Topino-Lebrun, DemerviDe et autres mécontents, et forma avec eux le projet de tuer le Premier Consul. Effrayé bientôt d'être entré dans le complot, il se résolut à le dénoncer, et ce fut Bourrienne, alors secrétaire de Bonaparte, qui reçut ses confidences. Il ne convenait pas aux desseins du Premier Consul que cette affaire fût arrêtée dans le début ; il lui impor- tail, au contraire, de pouvoir la présenter comme très grave. Ordre fut donné au dénonciateur de continuer ses rapports avec les conjurés. Lorsqu'il vint annoncer que ceux-ci n'avaient pas d'argent pour acheter des armes, on lui remit de l'argent. Lors- qu'il vint dire, le lendemain, que les armuriers, ne les connais- sant pas, refusaient de leur remettre les armes demandées, la police leur délivra, par l'intermédiaire d'Harel, l'autorisation nécessaire. Harel comparut au procès comme témoin, et sur sa déposition Demerville, Aréna, Céracchi et Topino-Lebrun furent condamnés à mort. Pour lui, il reçut sa récompense : il fut réintégré dans les cadres de l'armée et nommé commandant du château de Vincennes. Voir, outre les Méinoires de Bour- rienne, le Procès instruit par le Tribunal criminel du dépar- tement de la Seine contre Demerville, Céracchi, Aréna et autres, prévenus de conspiration contre la personne du pre- mier Cûn*ul Bonaparte ; un volume in-8°. Pluviôse an IX.

MEMOIRES d'outre-tombe 431

c avait tracé de sa propre main, quelques lignet il « exprimait le désir d'avoir une explication avec le « premier consul. Un membre fit la proposition de « transmettre cette demande au gouvernement. La « commission y déféra; mais, au même instant, le « général, qui était venu se poster derrière mon fau- « teuil, nous représenta que cette demande était inop- « portune. D'ailleurs, nous ne trouvâmes dans la loi aucune disposition qui nous autorisât à surseoir. « La commission passa donc outre, se réservant, après o les débats, de satisfaire aux vœux du prévenu. «

Voilà ce que raconte le général Hulin. Or. on lit cet autre passage dans la brochure du duc de Rovigo : « Il y avait même assez de monde pour qu'il m'ait été « difficile, étant arrivé des derniers, de pénétrer der- « hère le siège du président, oîi je parvins à ma « placer. »

C'était donc le duc de Rovigo qui s'éiah posté der- rière le fauteuil du président? Mais lui, ou tout autre, ne faisant pas partie de la commission, avait-il le droit d'intervenir dans les débats de cette commission et de représenter qu'une demande était inopportune? Écoutons le commandant des grenadiers de la vieille garde parler du courage du jeune fils des Condé; il s'y connaissait :

« Je procédai à l'interrogatoire du prévenu ; je dois « le dire, il se présenta devant nous avec une noble « assurance, repoussa loin de lui d'avoir trempé di- « rectement ni indirectement dans un complot d'as- « sassinat contre la vie du premier consul ; mais il - avoua aussi avoir porté les armes contre la France. « disant avec un courage et une tierté qui ne noua

432 MÉMOIRES d'oUTRE-TO'IBE

permirent jamais, dans son propre intérêt, de le m faire varier sur ce point : Qu'il avait soutenu les « droits de sa famille, et qu'un Condé ne pouvait ja- « mais rentrer en France que les armes à la main. Ma « naissance, mon opinion, ajouta-t-il, rendent à

jamais l'ennemi de votre gouvei^iement.

M La fermeté de ses aveux devenait désespérante pour

ses juges. Dix fois nous le mîmes sur la voie de « revenir sur ses déclarations, toujours il persista « d'une manière inébranlable : Je vois, disait-il par « intervalles, les intentions honorables des membres de « la commission, mais je ne peux me servir des moyens « qu'ils m'offrent. Et sur l'avertissement que les com- « missions militaires jugeaient sans appel : Je le sais, « me répondit-il, et je ne me dissimule pas le danger t que je cours,' je désire seulement avoir une entrevn* « avec le premier consul. »

Est-il dans toute notre histoire une page pîus patbé- tkjue? La nouvelle France jugeant la Franet ancienne, lui rendant hommage, lui présentant les armes, lui faisant le salut du drapeau en la condamnant; le tri- bunal établi dans la forteresee le grand Condé, prisonnier, cultivait des fleurs; le général des grena- diers de la garde de Bonaparte, assis en face du der- nier descendant du vainqueur de Rocroi, se sentant ému d'admiration devant l'accusé sans défenseur, abandonné de la terre, l'interrogeant tandis que le bruit du fossoyeur qui creusait la tombe se mêlait aux réponses assurées du jeune soldat ! Quelques jours après l'exécution, le général Hulin s'écriait: «Ole brave

jeune homme! quel courage I Je voudrais mourir « comme lui. b

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 433

Le général Hulin, après avoir parlé de la minute el de la seconde rédaction du jugement, dit : « Quant à M la seconde rédaction, la seule vraie, comme elle ne « portait pas Tordre d'exécuter de suite, mais seule- » ment de lire de suite le jugement au condamné, « l'exécution de suite ne serait pas le fait de la com- « mission, mais seulement de ceux qui auraient pris « sur leur responsabilité propre de brusquer cette <( fatale exécution.

« Hélas ! nous avions bien d'autres pensées I A peine « le jugement fut-il signé, que je me mis à écrire une a lettre dans laquelle, me rendant en cela l'interprète « du vœu unanime de la commission, j'écrivais au « premier consul pour lui faire part du désir qu'avait « témoigné le prince d'avoir une entrevue avec lui, et « aussi pour le conjurer de remettre une peine que la « rigueur de notre position ne nous avait pas permis « d'éluder.

« C'est à cet instant qu'un homme*, qui s'était « constamment tenu dans la salle du conseil, et que « je nommerais à l'instant, si je ne réfléchissais que, « même en me défendant, il ne me convient pas d'ac- « cuser... Que faites-vous là? me dit-il en s'appro- « chant de moi. J'écris au premier consul, lui ré- « pondis-je, pour lui exprimer le vœu du conseil et « celui du condamné. Votre affaire est finie, me « dit-il en reprenant la plume : maintenant cela me « regarde.

M J'avoue que je crus, et plusieurs de mes collègues « avec moi, qu'il voulait dire : Cela me regarde d'avertir « le premier consul. La réponse, entendue en ce sens.

i. Le générai Savary.

r. II. 28

434 MEMOIRES d'outre-tombe

« nous laissait l'espoir que l'avertissement n'en serait « pas moins donné. Et comment nous serait-il venu « à ridée que qui que ce fût auprès de nous avait « l'ordre de négliger les formalités voulues par les c lois? »

Tout le secret de celte funèbre catastrophe est dans cett« déposition. Le vétéran qui, toujours près de mourir sur le champ de bataille, avait appris de la mortle langage de la vérité, conclut par ces dernières paroles :

« Je m'entretenais de ce qui venait de se passer « sous le vestibule contigu à la salle des délibérations. « Des conversations particulières s'étaient engagées ; « j'attendais ma voiture, qui n'ayant pu entrer dans « la cour intérieure, non plus que celles des autres « membres, retarda mon départ et le leur ; nous étions « nous-mêmes enfermés, sans que personne pût com- « muniquer au dehors, lorsqu'une explosion se fit en- « tendre : bruit terrible qui retentit au fond de nos « âmes et les glaça de terreur et d'effroi.

« Oui, je le jure au nom de tous mes collègues, cette « exécution ne fut point autorisée par nous : notre « jugement portait qu'il en serait envoyé une expé- « dition au ministre de la guerre, au grand juge mi- M nislre de la justice, et au général en chef gouver- M neur de Paris.

« L'ordre d'exécution ne pouvait être réguUèrement « donné que par ce dernier; les copies n'étaient point « encore expédiées; elles ne pouvaient pas être ter- « minées avant qu'une partie de la journée ne fût * 'Vx)ulée. Rentré dans Paris, j'aurais été trouver lo. « gouverneur, le premier consul, que sais-je! Et tout

MEMOIRES d'outre-tombe 435

« à coup un bruit affreux vient nous révéler que le « prince n'existe plusl

« Nous ignorions si celui qui a si cruellement pré- « cipité cette exécution funeste avait des ordres : s'il « n'en avait point, lui seul est responsable ; s'il en avait ^ « la commission, étrangère à ces ordres, la commission, « tenue en chartre privée, la commission, dont le der- « nier vœu était pour le salut du prince, n'a pu ni en « prévenir ni en empêcher l'effet. On ne peut l'en ac- « cuser.

« Vingt ans écoulés n"ont point adouci l'amertume « de mes regrets. Que l'on m'accuse d'ignorance, d'er- « reur, j'y consens; qu'on me reproche une obéis- « sance à laquelle aujourd'hui je saurais bien me « soustraire dans de pareilles circonstances; mon at- « lâchement à un homme que je croyais destiné à « faire le bonheur de mon pays ; ma fidélité à un gou- « vernement que je croyais légitime alors et qui était « en possession de mes serments; mais qu'on me « tienne compte, ainsi qu'à mes collègues, des cir- « constances fatales au milieu desauelles nous avons « été appelés à prononcer. »

La défense est faible, mais vous vous repentez, gé- néral : paix vous soit I Si votre arrêt est devenu la feuille de route du dernier Condé, vous irez rejoindre, à la garde avancée des morts, le dernier conscrit du notre ancienne patrie. Le jeune soldat se fera un plaisir de partager son lit avec le grenadier de la vieille garde ; la France de Fribourg et la France d^ Marengo dormiront ensemble.

436 MÉMOIRES DOUTRE-TOMBE

M. le duc de Rovigo, en se frappant la poitrine, prend son rang dans la procession qui vient se con- fesser à la tombe. J'avais été longtemps sous le pou- voir du ministre de la police; il tomba sous l'influence qu'il supposait m'étre rendue au retour de la légiti- mité : il me communiqua une partie de ses Mémoires. Les hommes, dans sa position, parlent de ce qu'ils ont fait avec une merveilleuse candeur ; ils ne se doutent pas de ce qu'ils disent contre eux-mêmes r s'accusant sans s'en apercevoir, ils ne soupçonnent pas qu'il y ait une autre opinion que la leur, et sur les fonctions dont ils s'étaient chargés, et sur la con- duite qu'ils ont tenue. S'ils ont manqué de fidélité, ils ne croient pas avoir violé leur serment; s'ils ont pris sur eux des rôles qui répugnent à d'autres carac- tères, ils pensent avoir rendu de grands services. Leur naïveté ne les justifie pas, mais elle les excuse.

M. le duc de Rovigo me consulta sur les chapitres il traite de la mort du duc d'Enghien ; il voulait connaître ma pensée, précisément parce qu'il savait ce que j'avais fait; je lui sus gré de cette marque d'estime, et, lui rendant franchise pour franchise, je lui conseillai de ne rien publier. Je lui dis : « Laissez mourir tout cela ; en France l'oubli ne se fait pas attendre. Vous vous imaginez laver Napoléon d'un reproche et rejeter la faute sur M. de Talleyrand ; or, vous ne justifiez pas assez le premier, et n'accusez pas assez le second. Vous prêtez le flanc à vos enne- mis ; ils ne manqueront pas de vous répondre. Qu'avez- vous besoin de faire souvenir le public que vous com- mandiez la gendarmerie d'élite à Vincennes? Il ignorait la part direv te que vous avez eue dans cette action de

MÉMOIRES d'outre-tombe 437

malheur, et vous la lui révélez. Général, jetez le ma- nuscrit au feu : je vous parle dans votre intérêt. »

Imbu des maximes gouvernementales de l'Empire, le duc de Rovigo pensait que ces maximes conve- naient également au trône légitime; il avait la con- viction que sa brochure ' lui rouvrirait la porte des Tuileries.

C'est en partie à la lumière de cet écrit que la pos- térité verra se dessiner les fantômes de deuil. Je vou- lus cacher l'inculpé venu me demander asile pendant la nuit ; il n'accepta point la protection de mon foyer.

M de Rovigo fait le récit du départ de M. de Cau- laincourt^ qu'il ne nomme point; il parle de l'enlève- ment à Ettenheim, du passage du prisonnier à Stras- bourg, et de son arrivée à Vincennes. Après une expédition sur les côtes de la Normandie, le général Savary était revenu à la Malmaison. Il est appelé à

i. La brochure de Savary, comme celles de M. Dupin et du général Hulin, parut en 18i^3, avec ce titre : Extrait des Mémoires du duc de Rovigo, concernant la catastrophe de M. leducd'En- ghien.

2. Armand-Louis-Augustin, marquis de Caulaincourt (1773- 1827). Il reçut de l'Empereur les fonctions de grand écuyer et le titre de duc de Vicence. Ambassadeur à Saint-Péters- bourg de 1807 à 1811, ministre des relations extérieures en 1813, il représenta la France au congrès de Chàtillon (janvier 1814). Rappelé au ministère des afifaires étrangères pendant les Cent-Jours, il fit, après la seconde abdication, partie de la Com- mission de gouvernement présidée par Fouché. L'enlèvement du duc d'Enghien à Ettenheim fut bien moins une expédition militaire qu'un coup de main de police. Caulaincourt, à ce moment général de brigade et aide de camp du premier Consul, en fut chargé avec le général Ordener. Tous les deux prêtèrent la main au guet-apens ; mais le rôle de Caulaincourt s'aggravait ici de cette circonstance qu'il avait été page du prince de Condé, et, comme tel, élevé pendant quelque temps auprès du duc d'Enghien.

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cinq heures du soir, le ,19 mars 1804, dans le cabinet du premier consul, qui lui remet une lettre cachetée pour la porter au général Murât, gouverneur de Paris. Il vole chez le général, se croise avec le ministre des relations extérieures, reçoit l'ordre de prendre la gen- darmerie d'élite et d'aller à Vincennes. Il s'y rend à huit heures du soir et voit arriver les membres de la commission. Il pénètre bientôt dans la salle l'on jugeait le prince, le 21, à une heure du matin, et il va s'asseoir derrière le président. Il rapporte les ré- ponses du duc d'Enghien , à peu près comme les rap- porte le procès- verbal de l'unique séance. Il m'a raconté que le prince, après avoir donné ses der- nières explications, ôta vivement sa casquette, la posa sur la table, et, comme un homme qui résigne sa vie, dit au président : « Monsieur, je n'ai plus rien « à dire. »

M. de Rovigo insiste sur ce que la séance n'était point mystérieuse : « Les portes de la salle, affirme- « t-il, étaient ouvertes et libres pour tous ceux qui « pouvaient s'y rendre à cette heure. » M. Dupin avait déjà remarqué cette perturbation de raisonnement. A cette occasion, M. Achille Roche*, qui semble écrire pour M. de Talleyrand, s'écrie : « La séance ne fut « point mystérieuse ! A minuit ! elle se tint dans la

1. Achille Roche, publiciste (1801-1834). Il fut secrétaire de Benjamin Constant. Il est l'auteur de deux ouvrages qui eurent, en leur temps, quelque succès : ï Histoire de la Révolution française, en un volume (1825) ; le Fanatisme, extrait da Mémoires d'un Ligueur (4 vol. in-12), 1827. L'écrit dont Chateaubriand cite ici quelques passages, et qui parut en 1823, est intitulé : De Messieurs le duo de Rovigo et le prince de Talleyrand, par Achille Roche.

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« partie habitée du château; dans la partie habitée « d'une prison! Qui assistait donc à cette séance? « des geôhers, des soldats, des bourreaux. »

Nul ne pouvait donner des détails plus exacts sur le moment et le lieu du coup de foudre que M. le duc de Rovigo; écoutons-le :

« Après le prononcé de l'arrêt, je me retirai avec « les officiers de mon corps qui, comme moi, avaient « assisté aux débats, et j'allai rejoindre les troupes « qui étaient sur l'esplanade du château. L'officier « qui commandait l'infanterie de ma légion vint me « dire, avec une émotion profonde, qu'on lui deman- « dait un piquet pour exécuter la sentence de la com- « mission militaire : Donnez-le, répondis-je. « Mais oii dois-je le placer? vous ne pourrez « blesser personne. Car déjà les habitants des popu- « leux environs de Paris étaient sur les routes pour « se rendre aux divers marchés.

« Après avoir bien examiné les lieux, l'officier choi- « sit le fossé comme l'endroit le plus sûr pour ne « blesser personne. M. le duc d'Enghien y fut con- te duit par l'escalier de la tour d'entrée du côté du « parc, et y entendit la sentence, qui fut exécutée. »

Sous ce paragraphe, on trouve cette note de l'au- teur du mémoire : « Entre la sentence et son exécu- « tion, on avait creusé une fosse : c'est ce qui a fait « dire qu'on l'avait creusée avant le jugement. »

Malheureusement, les inadvertances sont ici déplo- rables : « M. de Rovigo prétend, » dit M. Achille Roche, apologiste de M. de Talleyrand, « qu'il a obéil « Qui lui a transmis l'ordre d'exécution? Il paraît « que c'est un M. Delga, tué à Wagram. Mais que ce

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o soit OU ne soit pas ce M. Delga, si M. Savary se « trompe en nous nommant M. Delga, on ne récla- « mera pas aujourd'hui, sans doute, la gloire qu'il « attribue à cet officier. On accuse M. de Rovigo « d'avoir hâté cette exécution ; ce n'est pas lui, ré- « pond-il : un homme qui est mort lui a dit qu'on « avait donné des ordres pour la hâter. »

Le duc de Rovigo n'est pas heureux au sujet de l'exécution, qu'il raconte avoir eu lieu de jour : cela d'ailleurs ne changeant rien au fait, n'ôterait qu'un flambeau au supplice.

« A l'heure se lève le soleil, en plein air, fal- « lait-il, dit le général, une lanterne pour voir un « homme à six pas ! Ce n'est pas que le soleil, ajoute- « t-il, fût clair et serein ; comme il était tombé toute « la nuit une pluie fine, il restait encore un brouillard « humide qui retardait son apparition. L'exécution a « eu lieu à six heures du matin, le fait est attesté « par des pièces irrécusables. »

Et le général ne fournit ni n'indique ces pièces. La marche du procès démontre que le duc d'Enghien fut jugé à deux heures du matin et fut fusillé de suite. Ces mots, deux heures du matin, écrits d'abord à la première minute de l'arrêt, sont ensuite biffés sur cette minute. Le procès-verbal de l'exhumation prouve, par la déposition de trois témoins, madame Bon, le sieur Godard et le sieur Bounelet (celui-ci avait aidé à creuser la fosse), que la mise à mort s'effectua de nuit. M. Dupin aîné rappelle la circonstance d'un falot attaché sur le cœur du duc d'Enghien, pour servir de point de mire, ou tenu, à même intention, d'une main ferme, par le prince. Il a été question

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d'une grosse pierre retirée de la fosse, et dont on aurait écrasé la tête du patient. Enfin, le duc de Ro- vigo devait s'être vanté de posséder quelques dé- pouilles de Tholocauste : j'ai cru moi-même à ces bruits ; mais les pièces légales prouvent qu'ils n'étaient pas fondés.

Par le procès-verbal, en date du mercredi 20 mars 1816, des médecins et chirurgiens, pour l'exhuma- tion du corps, il a été reconnu que la tête était bri- sée, que la mâchoire supérieure , entièrement séparée des os de la face, était garnie de douze dents ; que la mâchoire inférieure, fracturée dans sa partie moyenne, était partagée en deux, et ne présentait plus que trois dents.

Le corps était à plat sur le ventre, la tête plus basse que les pieds; les vertèbres du cou avaient une chaîne d'or.

Le second procès-verbal d'exhumation la même date, 20 mars 1816), le procès-verbal général, constate qu'on a retrouvé, avec les restes du squelette, une bourse de maroquin contenant onze pièces d'or, soixante-dix pièces d'or renfermées dans des rou- leaux cachetés, des cheveux, des débris de vêtements, des morceaux de casquette portant l'empreinte des balles qui l'avaient traversée.

Ainsi, M. de Rovigo n'a rien pris des dépouilles; la terre qui les retenait les a rendues et a témoigné de la probité du général; une lanterne n'a point été atta- chée sur le cœur du prince, on en aurait trouvé les fragments, comme ceux de la casquette trouée; une grosse pierre n'a point été retirée de la fosse ; le feu du piquet à six pas a suffi pour mettre en pièces la

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tête, pour séparer la mâchoire supérieure des os de la face, etc.

A cette dérision des vanités humaines, il ne man- quait que l'immolation pareille de Murât, gouverneur de Paris, la mort de Bonaparte captif, et cette inscrip- tion gravée sur le cercueil du duc d'Enghien : « ici « est le corps de très-haut et puissant prince du sang, « pair de France, mort à Vincennes le 21 mars 1804, « âgé de 31 ans 7 mois et 19 jours. » Le corps était des os fracassés et nus; le haut et puissant prince, les fragments brisés de la carcasse d'un soldat : pas un mot qui rappelle la catastrophe, pas un mot de blâme ou de douleur dans cette épitaphe gravée par une famille en larmes ; prodigieux effet du respect que le siècle porte aux œuvres et aux susceptibilités révolu- tionnaires ! On s'est hâté de même de faire dispa- raître la chapelle mortuaire du duc de Berri.

Que de néants 1 Bourbons, inutilement rentrés dans vos palais, vous n'avez été occupés que d'exhuma- tions et de funérailles; votre temps de vie était passé. Dieu l'a voulu I L'ancienne gloire de la France périt sous les yeux de l'ombre du grand Condé, dans un fossé de Vincennes : peut-être était-ce au lieu même Louis IX, à qui ion n'alloit que comme à un saint, « s'asseyoit sous un chesne, et tous ceux qui « avoient affaire à luy venoient luy parler sans era- « peschement d'huissiers ni d'autres; et quand il « voyoit aucune chose à amender, en la parole de « ceux qui parloienl pour autrui, lui-même l'amen- « doit de sa bouche, et tout le peuple qui avoit « affaire par-devant lui estoit autour de luy. » (JoiN-

VILLE.)

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Le duc d'Enghien demanda à parler à Bonaparte ; il avait affaire par-devant lui; il ne fut point écouté! Qui du bord du ravelin contemplait au fond du fossé ces armes, ces soldats à peine éclairés d'une lanterne dans le brouillard et les ombres, comme dans la nuit éternelle? était-il placé, le falot? Le duc d'Enghien avait-il à ses pieds sa fosse ouverte ? fut-il obligé de l'enjamber pour se mettre à la distance de six pas, mentionnée par le duc de Rovigo?

On a conservé une lettre de M. le duc d'Enghien, âgé de neuf ans, à son père, le duc de Bourbon; il lui dit : « Tous les Enguiens sont heureux; celui de la « bataille de Cerizoles, celui qui gagna la bataille de « Rocroi : j'espère l'être aussi. »

Est-il vrai qu'on refusa un prêtre à la victime? Est-il vrai qu'elle ne trouva qu'avec difficulté une main pour se charger de transmettre à une femme le dernier gage d'un attachement? Qu'importait aux bourreaux un sentiment de piété ou de tendresse? Ils étaient pour tuer, le duc d'Enghien pour mourir.

duc d'Enghien avait épousé secrètement, par le ministère d'un prêtre, la princesse Charlotte de Rohan > : en ces temps oij la patrie était errante, un

1. La princesse Charlotte de Rohan-Roche/ort. C'était pour se rapprocher d'elle que le dac d'Enghien était venu habiter Ettenheim, vivait la princesse, près du cardinal de Rohan, son oncle. « Elle était, dit M. Théodore Muret, dans son His- toire de l'armée de Condé, t. II, p. 252, elle était unie au duc d'Enghien par un lien sacré. Pour quel motif le prince de Condé avait-il refusé de sanctionner ce raai-iage ? on est à cet égard réduit aux conjectures. Quant à la naissance, il n'y avait pas dérogation, car le prince de Condé lui-même avait épousé une Rohan. La princesse, par ses qualités personnelles, était bien loin de donner prétexte à un refus. Voulut-on punir le duc

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homme, en raison même de son élévation, était ar- rêté par mille entraves politiques; pour jouir de ce que la société publique accorde à tous, il était obligé de se cacher. Ce mariage légitime, aujourd'hui connu, rehausse l'éclat d'une fin tragique ; il substitue la gloire du ciel au pardon du ciel : la religion perpétue la pompe du malheur, quand, après la catastrophe accomplie, la croix s'élève sur le lieu désert.

M. de Talleyrand, après la brochure de M. de Ro- vigo, avait présenté un mémoire justificatif à Louis XVIIl : ce mémoire, que je n'ai point vu et qui devait tout éclaircir, n'éclaircissait rien. En 1820, nommé ministre plénipotentiaire à Berlin, je déterrai dans les archives de l'ambassade une lettre du citoyen Lafo- rest^, au sujet de M. le duc d'Enghien. Cette lettre

d'Enghien d'avoir formé ce lien sans consulter son grand-père? Le désir ardent de voir se perpétuer sa glorieuse race fut-il le seul argument du chef de la maison contre un lien demeuré sté- rile ?... Après la mort du duc d'Enghien, le duc de Bourbon offrit à la princesse Charlotte de sanctionner par un aveu tardi le mariage de son fils... Elle refusa cette offre, ne voulant pas de la fortune de celui dont on ne lui avait pas permis de porter le nom... Nous tenons de la source la plus respectable que, dans les premières années de la Restauration, la princesse Charlotte étant annoncée chez la duchesse de Bourbon, la duchesse •'avança vers elle en l'appelant ma fille. »

1. Antoine-René-Charles-Mathurin de Laforest (1756-1846). Il était entré dans la diplomatie sous Louis XVI. Talleyrand, qui l'avait beaucoup connu aux États-Unis, Laforest avait été consul général, le nomma, dès son entrée au ministère des rela- tions extérieures (18 juillet 1797), chef de la direction de la comptabilité et des fonds. Sous le Consulat, il accompagna Joseph Bonaparte au congrès de Lunéville, en qualité de pre- mier secrétaire de légation ; il fut ensuite envoyé à Munich, puis à la dièt» de Ratisbonne, comme chargé d'affaires exiraordi- naire. Il géra avec une grande habileté, au milieu des circons-

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énergique est d'autant plus honorable pour son au- teur qu'il ne craignait pas de compromettre sa car- rière, sans recevoir de récompense de l'opinion pu- blique, sa démarche devant rester ignorée : noble abnégation d'un homme qui, par son obscurité même, avait dévolu ce qu'il a fait de bien à l'obscurité.

M. de Talleyrand reçut la leçon et se tut; du moins, je ne trouvai rien de lui dans les mêmes archives, concernant la mort du prince. Le ministre des rela- tions extérieures avait pourtant mandé, le 2 ventôse, au ministre de l'électeur de Bade, « que le premier « consul avait cru devoir donner à des détachements « l'ordre de se rendre à Offenbourg^ et à Ettenheim, « pour y saisir les instigateurs des conspirations « inouïes qui, par leur nature, mettent hors du droit « des gens tous ceux qui manifestement y ont pris « part. »

Un passage des généraux Gourgaud, Montholon et

du docteur Ward met en scène Bonaparte : « Mon

« ministre, dit-il, me représenta fortement qu'il fal-

« lait se saisir du duc d'Enghien, quoiqu'il fût sur un

« territoire neutre. Mais j'hésitais encore, et le prince

« de Bénévent m'apporta deux fois, pour que je le

« signasse, l'ordre de son arrestation. Ce ne fut ce-

« pendant qu'après que je me fus convaincu de l'ur-

tances les plus diffif«les, l'ambassade de Berlin, de 1805 à 1808, et celle de Madrid, de 1808 à 1813. Napoléon l'avait créé comte le 28 janvier 1808. A la chute de l'Empire, il dirigea par intérim le ministère des AfiFaires étrangères, du 3 avril au 12 mai 1814, et fut chargé par le roi de préparer le traité de Paris. La se- conde Restauration le nomma ministre plénipotentiaire auprès des puissances alliées. Pair de France le 5 mars 1819, il devint, en 1825, ministre d'État et membre du Conseil privé. La Révolution de 1830 lui enleva ses emplois et dignités.

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« geuce d'un tel acte que je me décidai à le si- gner. »

Au dire du Mémorial de Saint-Hélène, ces paroles seraient échappées à Bonaparte : « Le duc d'Enghien « se comporta devant le tribunal avec une grande « bravoure. A son arrivée à Strasbourg, il m'écrivit « une lettre : cette lettre fut remise à Talleyrand, qui « la garda jusqu'à l'exécution. »

Je crois peu à cette lettre : Napoléon aura trans- formé en lettre la demande que fit le duc d'Enghien de parler au vainqueur de l'Italie, ou plutôt les quel- ques lignes exprimant cette demande, qu'avant de signer l'interrogatoire prêté devant le capitaine-rap- porteur, le prince avait tracées de sa propre main. Toutefois, parce que cette lettre ne se retrouverait pas, il ne faudrait pas en conclure rigoureusement qu'elle n'a pas été écrite : « J'ai su, » dit le duc de Rovigo, « que, dans les premiers jours de la Restau- « ration, en 1814, l'un des secrétaires de M. de Tal- « lejTand n'a pas cessé de faire des recherches dans « les archives, sous la galerie du Muséum. Je tiens ce « fait de celui qui a reçu l'ordre de l'y laisser péné- « trer. Il en a été fait de même au dépôt de la guerre « pour les actes du procès de M. le duc d'Enghien, « il n'est resté que la sentence. »

Le fait est vrai ; tous les papiers diplomatiques, et notamment la correspondance de M. de Talleyrand avec Vempereiir et le premier consul, furent trans- portés des archives du Muséum à l'hôtel de la rue Saint-Florentin ; on en détruisit une partie ; le reste fut enfoui dans un poêle l'on oublia de mettre le feu : la prudence du ministre ne put aller plus loin

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conire la ïégèrelé du prince. Les documents non brû- lés furent retrouvés; quelqu'un pense les devoir con- server : j'ai tenu dans mes mains et lu de mes yeux une lettre de M. de Talleyrand; elle est datée du 8 mars 1804 et relative à l'arrestation, non encore exé- cutée, de M. le duc d'Enghien. Le ministre invite le premier consul à sévir contre ses ennemis. On ne me permit pas de garder cette lettre, j'en ai retenu seu- lement ces deux passages : « Si la justice oblige de « punir rigoureusement, la politique exige de punir

« sans exception

« J'indiquerai au premier consul M. de Caulaincourt, « auquel il pourrait donner ses ordres, et qui les exé- « enterait avec autant de discrétion que de fidélité. »

Ce rapport du prince de Talleyrand paraîtra-t-il un jour en entier? Je l'ignore; mais ce que je sais, c'est qu'il existait encore il y a deux ans.

Il y eut une délibération du conseil pour l'arresta- tion du duc d'Enghien. Gambacérès, dans ses Mémoi- res inédits, affirme, et je le crois, qu'il s'opposa à cette arrestation ; mais, en racontant ce qu'il dit, il ne dit pas ce qu'on lui répliqua.

Du reste, le Mémorial de Saint-Hélène nie les solli- citations en miséricorde auxquelles Bonaparte aurait été exposé. La prétendue scène de Joséphine deman- dant à genoux la grâce du duc d'Enghien, s'attachant au pan de l'habit de son mari et se faisant tramer par ce mari inexorable, est une de ces inventions de mé- lodrame avec lesquelles nos fabliers composent au- jourd'hui la véridique histoire. Joséphine ignorait, le 19 mars au soir, que le duc d'Enghien devait être jugé; elle le savait seulement arrêté. Elle avait pro-

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mis à madame de Rémusat de s'intéresser au sort du prince. Comme celle-ci revenait, le 19 au soir, à la Malmaison avec Joséphine, on s'aperçut que la future impératrice, au lieu d'être uniquement préoccupée des périls du prisonnier de Vincennes, mettait sou- vent la tète à la portière de sa voiture pour regarder un général mêlé à sa suite : la coquetterie d'une femme avait emporté ailleurs la pensée qui pouvait sauver la vie du duc d'Enghien. Ce ne fut que le 21 mars que Bonaparte dit à sa femme : « Le duc d'En- ghien est fusillé. »

Ces Mémoires de madame de Rémusat, que j'ai con- nue, étaient extrêmement curieux sur l'intérieur de la cour impériale. L'auteur les a brûlés pendant les Cent-Jours, et ensuite écrits de nouveau : ce ne sont plus que des souvenirs reproduits par des souvenirs; la couleur est affaiblie ; mais Bonaparte y est toujours montré à nu et jugé avec impartialité *.

1. M. Paul de Rémusat raconte en ces termes comment les premiers Mémoires de sa grand'mère furent jetés au feu : « Le lendemain même du jour le débarquement de Napoléon était public, M™8 de Nansouty (Alix de Vergennes, mariée au géné- ral de Nansouty) était accourue chez sa sœur, tout effrayée et troublée des récits qu'on lui faisait, des persécutions auxquelles seraient exposés les ennemis de l'empereur, vindicatif et tout- puissant. Elle lui dit qu'on allait exercer toutes les inquisitions d'une police rigoureuse, que M. Pasquier craignait d'être inquiété, et qu'il fallait se débarrasser de tout ce que la maison pouvait contenir de suspect. Ma grand'mère, qui d'elle-même peut-être n'y eût pas pensé, se troubla en songeant que chez elle on trou- verait un manuscrit tout fait pour compromettre son mari, sa sœur, son beau-frère, ses amis. Elle poursuivait en effet dans le plus grand secret, depuis bien des années, peut-être depuis son entrée à la cour, des Mémoires écrits chaque jour sour l'im- pression des événements et des conversations. Elle y racontait presque tout ce qu'elle avait vu et entendu... Elle songea à

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Des hommes attachés à Napoléon disent qu'il ne sut la mort du duc d'Enghien qu'après l'exécution du prince : ce récit paraîtrait recevoir quelque valeur de l'anecdote rapportée parle duc de Rovigo, concernant Real allant à Vincennes, si cette anecdote était vraie '. La mort une fois arrivée par les intrigues du parti révolutionnaire, Bonaparte reconnut le fait accompli, pour ne pas irriter des hommes qu'il croyait puis- sants : cette ingénieuse explication n'est pas recevable.

En résumant maintenant ces faits, voici ce qu'ils m'ont prouvé :

Bonaparte a voulu la mort du duc d'Enghien ; per- sonne ne lui avait fait une condition de cette mort pour monter au trône. Cette condition supposée est une de ces subtilités des politiques qui prétendent trouver des causes occultes à tout. CepeLdant il est probable que certains hommes compromis ne voyaient pas sans plaisir le premier consul se séparer à jamais des Bourbons. Le jugement de Vincennes fut une af- faire du tempérament violent de Bonaparte, un accès de froide colère alimenté par les rapports de son mi- nistre.

M. de Caulaincourt n'est coupable que d'avoir exé- cuté l'ordre de l'arrestation.

M™e Chéron, femme du préfet de ce nom, très ancienne et fidèle amie, qui avait déjà gardé ce dangereux manuscrit, et elle courut la chercher. Malheureusement M™» Chéron était absente, et ne devait de longtemps rentrer. Que faire ? Ma grand'mère rentra tout émue et, sans réflexion ni délai, jeta dans le feu tous ses cahiers. » Préface des Mémoires, p. 75.

1. Voir V Appendice a* XI : conseiller Real «t l'anecdote du duc de Rovigo.

T. II. 2P

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Mural n'a à se reprocher que d'avoir transmis des ordres généraux et de n'avoir pas eu la force de se retirer : il n'était point à Vincennes pendant le juge- ment.

Le duc de Rovigo s'est trouvé chargé de l'exécu- tion; il avait probablement un ordre secret : le géné- ral Hulin l'insinue. Quel homme eût osé prendre sur lui de faire exécuter de suite une sentence à mort sur le duc d'Enghien, s'il n'eût agi d'après un mandat impératif?

Quant à M. de Talleyrand, prêtre et gentilhomme, il inspira et prépara le meurtre en inquiétant Bona- parte avec insistance : il craignait le retour de la légi- timité, n serait possible, en recueillant ce que Napo- léon a dit à Sainte-Hélène et les lettres que l'évéque d'Aulun a écrites, de prouver que celui-ci a pris à la mort du duc d'Enghien une très forte part. Vainement on objecterait que la légèreté, le caractère et l'éduca- tion du ministre devaient l'éloigner de la violence, que la corruption devait lui ôter l'énergie; il ne de- meurerait pas moins constant qu'il a décidé le consul à la fatale arrestation. Cette arrestation du duc d'En- ghien, le 15 de mars, n'était pas ignorée de M. de Tal- leyrand : il était journellement en rapport avec Bona- parte et conférait avec lui; pendant l'intervalle qui s'est écoulé entre l'arrestation et l'exécution, M. de Talleyrand, lui, ministre instigateur, s'est-il repenti, a-t-il dit un seul mot au premier consul en faveur du malheureux prince ? Il est naturel de croire qu'il a applaudi à l'exécution de la sentence.

La commission militaire a jugé le duc d'Enghien, D.ais avec douleur et repentir.

MEMOIRES d'outre-tombe 431

Telle est, consciencieusement, impartialement, stric- tement, la juste part de chacun. Mon sort a été trop lié à cette catastrophe pour que je n'aie pas essayé d'en éclaircir les ténèbres et d'en exposer les détails. Si Bonaparte n'eût pas tué le duc d'Enghien, s'il m'eût de plus en plus rapproché de lui (et son penchant l'y portait), qu'en fût-il résulté pour moi? Ma carrière littéraire était finie; entré de plein saut dans la car- rière politique, j'ai prouvé ce que j'aurais pu par la guerre d'Espagne, je serais devenu riche et puis- sant. La France aurait pu gagner à ma réunion avec l'empereur; moi, j'y aurais perdu. Peut-être serais-je parvenu à maintenir quelques idées de liberté et de modération dans la tête du grand homme ; mais ma vie, rangée parmi celles qu'on appelle heureuses, eût été privée de ce qui en a fait le caractère et l'hon- neur : la pauvreté, le combat et l'indépendance.

Enfin, le principal accusé se lève après tous les autres ; il ferme la marche des pénitents ensanglan- tés. Supposons qu'un juge fasse comparaître devant lui le nomme Bonaparte, comme le capitaine instruc- teur fi*, comparaître devant lui le nommé d'Enghien; supposons que la minute du dernier interrogatoire calqué sur le premier nous reste ; comparez et lisez :

A lui demandé ses nom et prénoms?

A répondu se nommer Napoléon Bonaparte.

A lui demandé il a résidé depuis qu'il est sorti de France?

A répondu : Aux Pyramides, à Madrid, à Berlin, à Vienne, à Moscou, à Sainte-Hélène.

A lui demandé quel rang il occupait dans l'armée?

452 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

A répondu : Commandant à l'avant-garde des armées de Dieu. Aucune autre réponse ne sort de la bouche du prévenu.

Les divers acteurs de la tragédie se sont mutuelle- ment chargés ; Bonaparte seul n'en rejette la faute sur personne ; il conserve sa grandeur sous le poids de la malédiction ; il ne fléchit point la tète et reste debout ; il s'écrie comme le stoïcien : * Douleur, je n'avouerai jamais que tu sois un mal 1 » Mais ce que dans son orgueil il n'avouera point aux vivants, il est contraint de le confesser aux morts. Ce Prométhée, le vautour au sein, ravisseur du feu céleste, se croyait supérieur à tout, et il est forcé de répondre au duc d'Enghien qu'il a fait poussière avant le temps : le squelette, trophée sur lequel il s'est abattu, l'inter- roge et le domine par une nécessité du ciel.

La domesticité et l'armée, l'antichambre et la tente, avaient leurs représentants à Sainte-Hélène : un ser- viteur, estimable par sa fidélité au maître qu'il avait choisi, était venu se placer près de Napoléon comme un écho à son service. La simplicité répétait la fable, en lui donnant un accent de sincérité. Bonaparte était la Destinée ; comme elle, il trompait dans la forme les esprits fascinés ; mais au fond de ses impostures, on entendait retentir cette vérité inexorable : « Je suis ! » Et l'univers en a senti le poids.

L'auteur de l'ouvrage le plus accrédité sur Sainte- Hélène expose la théorie qu'inventait Napoléon au profit des meurtriers; l'exilé volontaire tient pour parole d'Évangile un homicide bavardage à préten- tion de profondeur, qui expliquerait seulement la vie de Napoléon telle qu'il voulait l'arranger, et comme il

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pré*, endait qu'elle fût écrite. Il laissait ses instructions à ses néophytes : M. le comte de Las Cases apprenait sa leçon sans s'en apercevoir; le prodigieux captif, errant dans des sentiers solitaires, entraînait après lui par des mensonges son crédule adorateur, de même qu'Hercule suspendait les hommes à sa bouche par des chaînes d'or.

« La première fois, dit Thonnête chambellan, que « j'entendis Napoléon prononcer le nom du duc d'En- « ghien, j'en devins rouge d'embarras. Heureuse- « ment, je marchais à sa suite dans un sentier étroit, « autrement il n'eût pas manqué de s'en apercevoir. « Néanmoins, lorsque, pour la première fois, l'empè- se reur développa l'ensemble de cet événement, ses « détails, ses accessoires; lorsqu'il exposa divers « motifs avec sa logique serrée, lumineuse, entraî- » nante, je dois confesser que l'affaire me semblait « prendre à mesure une face nouvelle... L'empereur « traitait souvent ce sujet, ce qui m'a servi à remar- « quer dans sa personne des nuances caractéristiques « très prononcées. J'ai pu voir à cette occasion très a distinctement en lui, et maintes fois, l'homme privé « se débattant avec l'homme public, et les sentiments « naturels de son cœur aux prises avec ceux de sa « fierté et de la dignité de sa position. Dans l'aban- « don de l'intimité, il ne se montrait pas indiflerent « au sort du malheureux prince ; mais, sitôt qu'il « s'agissait du public, c'était toute autre chose. Un « jour, après avoir parlé avec moi du sort et de la «jeunesse de l'infortuné, il termina en disant: « « Et j'ai appris depuis, mon cher, qu'il m'était « favorable ; on m'a assuré qu'il ne parlait pas de

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« moi sans quelque admiration ; et voilà pourtant la « justice distributive d'ici-bas Et ces dernières « paroles furent dites avec une telle expression, tous « les traits de la figure se montraient en telle har- « monie avec elles, que si celui que Napoléon plai- « gnait eût été dans ce moment en son pouvoir, je « suis bien sûr que, quels qu'eussent été ses inten- « lions ou ses actes, il eût été pardonné avec ar- « deur... L'empereur avait coutume de considérer « cette affaire sous deux rapports très distincts : « celui du droit commun ou de la justice établie, « et celui du droit naturel ou des écarts de la vio- « lence.

« Avec nous et dans l'intimité, l'empereur disait « que la faute, au dedans, pourrait en être attribuée « à un excès de zèle; autour de lui, ou à des vues « privées, ou enfin à des intrigues mystérieuses. Il « disait qu'il avait été poussé inopinément, qu'on « avait pour ainsi dire surpris ses idées, précipité « ses mesures, enchaîné ses résultats. « Assurément, « disait-il, si j'eusse été instruit à temps de certaines « particularités concernant les opinions et naturel « du prince ; si surtout j'avais vu la lettre qu'il « m'écrivit et qu'on ne me remit, Dieu sait par quels « motifs, qu'après qu'il n'était plus, bien certaine- * ment j'eusse pardonné. » Et il nous était aisé de « voir que le cœur et la nature seuls dictaient ces « paroles à l'empereur, et seulement pour nous; car « il se serait senti humilié qu'on pût croire un ins- « tant qu'il cherchait à se décharger sur autrui, ou « descendît à se justifier ; sa crainte à cet égard, ou « sa susceptibilité, étaient telles qu'en parlant à des

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« étrangers ou dictant sur ce sujet pour le public, li « se restreignait à dire que, s'il eût eu connaissance « de la lettre du prince, peut-être lui eût-il fait grâce, « vu les grands avantages politiques qu'il en eût pu « recueillir; et, traçant de sa main ses dernières w pensées, qu'il suppose devoir être consacrées parmi M les contemporains et dans la postérité, il prononce « sur ce sujet, qu'il regarde comme un des plus déli- « cats pour sa mémoire, que si c'était à refaire il le « ferait encore. »

Ce passage, quant à l'écrivain, a tous les caractères de la plus parfaite sincérité ; elle brille jusque dans la phrase M. le comte de Las Cases déclare que Bonaparte aurait pardonné avec ardeur à un homme qui n'était pas coupable. Mais les théories du chef sont les subtilités à l'aide desquelles on s'efforce de concilier ce qui est inconciliable. En faisant la dis- tinction du droit commun ou de la justice établie, et du droit naturel ou des écarts de la violence, Napoléon semblait s'arranger d'un sophisme dont, au fond, il ne s'arrangeait pas 1 II ne pouvait soumettre sa cons- cience de même qu'il avait soumis le monde. Une fai- blesse naturelle aux gens supérieurs et aux petites gens, lorsqu'ils ont commis une faute, est de la vou- loir faire passer pour l'œuvre du génie, pour une vaste combinaison que le vulgaire ne peut com- prendre. L'orgueil dit ces choses-là, et la sottise les croit. Bonaparte regardait sans doute comme la marque d'un esprit dominateur cette sentence qu'il débitait dans sa componction de grand homme : « Mon cher, voilà pourtant la justice distributive d'ici-bas I » Attendrissement vraiment philosophique !

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Quelle imparvialité I comme elle justifie, en le met- tant sur le compte du destin, le mal qui est venu de nous-mêmes ! On pense tout excuser maintenant lors- qu on s'est écrié : « Qne voulez-vous ? c'était ma nature, c'était l'infirmité humaine. » Quand on a tué son père, on répète : « Je suis fait comme cela I » Et la foule reste bouche béante, et l'on examine le crâne de cette puissance et l'on reconnaît qu'elle était faite comme cela. Et que m'importe que vous soyez fait comme cela ! Dois-je subir cette façon d'être? Ce serait un beau chaos que le monde, si tous les hommes qui sont faits comme cela venaient à vouloir s'imposer les uns aux autres. Lorsqu'on ne peut effacer ses er- reurs, on les divinise ; on fait un dogme de ses torts, on change en religion des sacrilèges, et l'on se croi- rait apostat de renoncer au culte de ses iniquités.

Une grave leçon est à tirer de la vie de Bonaparte. Deux actions, toutes deux mauvaises, ont commencé et amené sa chute : la mort du duc d'Enghien, la guerre d'Espagne. Il a beau passer dessus avec sa gloire, elles sont demeurées pour le perdre. Il a péri par le côté même il s'était cru fort, profond, invincible, lorsqu'il violait les lois de la morale en négligeant et dédaignant sa vraie force, c'est-à-dire ses qualités supérieures dans l'ordre et l'équité. Tant qu'il ne fit qu'attaquer l'anarchie et les étrangers en- nemis de la France, il fut victorieux; il se trouva dépouillé de sa vigueur aussitôt qu'il entra dans les voies corrompues : le cheveu coupé par Dalila n'est autre chose que la perte de la vertu. Tout crime porte en soi une incapacité adicale et un germe de mal*

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 457

heur : pratiquons donc le bien pour être heureux, et soyons justes pour être habiles.

En preuve de cette vérité, remarquez qu'au moment même de la mort du prince, commença la dissidence qui, croissant en raison de la mauvaise fortune, dé- termina la chute de l'ordonnateur de la tragédie de Vincennes. Le cabinet de Russie, à propos de l'arres- tation du duc d'Enghien, adressa des représentations vigoureuses contre la violation du territoire de l'Em- pire : Bonaparte sentit le coup, et répondit, dans le Moniteur, par un article foudroyant qui rappelait la mort de Paul I". A Saint-Pétersbourg, un service funèbre avait été célébré pour le jeune Condé. Sur le cénotaphe on lisait : « Au duc d'Enghien quem devo- « ravit bellua corsica. » Les deux puissants adver- saires se réconcilièrent en apparence dans la suite; mais la blessure mutuelle que la politique avait faite, et que l'insulte élargit, leur resta au cœur : Napoléon ^e se crut vengé que quand il vint coucher à Moscou; Alexandre ne fut satisfait que quand il entra dans Paris.

La haine du cabinet de Berlin sortit de la même origine : j'ai parlé de «la noble lettre de M. de Lafo- rest, dans laquelle il racontait à M. de Talleyrand l'effet qu avait produit le meurtre du duc d'Enghien à la cour de Potsdam. Madame de Staël était en Prusse lorsque la nouvelle de Vincennes arriva. « Je demeu- « rais à Berlin, dit-elle, sur le quai de la Sprée, et « mon appartement était au rez-de-chaussée. Un ma- « tin, à huit heures, on m'éveilla pour me dire que « le prince Louis-Ferdinand et*»»» à cheval sous mes « fenêtres, et me demandait de venir lui parler.

458 MÉMO[RES D OUTRE-TOMBE

m Savez-vous, me ait-il, que le duc d'Enghien a été « enlevé sur le territoire de Baden, livré à une com- « mission militaire, et fusillé vingt-quatre heures « après son arrivée à Paris? Quelle folie 1 lui « répondis-je ; ne voyez-vous pas que ce sont les « ennemis de la France qui ont fait circuler ce bruit? « En effet, je l'avoue, ma haine, quelque forte qu'elle « fût contre Bonaparte, n'allait pas jusqu'à me faire « croire à la possibilité d'un tel forfait. Puisque « vous doutez de ce que je vous dis, me répondit le « prince Louis, je vais vous envoyer le Moniteur, « dans lequel vous lirez le jugement. Il partit à ces « mots, et l'expression de sa physionomie présageait « la vengeance ou la mort. Un quart d'heure après, « j'eus entre les mains ce Moniteur du 21 mars « (30 pluviôse), qui contenait un arrêt de mort pro- « nonce par la commission mihtaire, séant à Vin- « cennes, contre le nommé Louis d'Enghien ! C'est « ainsi que des Français désignaient le petit-fils des « héros qui ont fait la gloire de leur patrie 1 Quand « on abjurerait tous les préjugés d'illustre naissance,

* que le retour des formes monarchiques devait « nécessairement rappeler, pourrait-on blasphémer « ainsi les souvenirs de la bataille de Lens et de celle

* de Rocroi? Ce Bonaparte qui en a tant gagné, des « batailles, ne sait pas même les respecter ; il n'y a i ni passé ni avenir pour lui ; son âme impérieuse et ' méprisante ne veut rien reconnaître de sacré pour « l'opinion ; il n'admet le respect que pour la force « existante. Le prince Louis m'écrivait en cormnen- « çant son billet par ces mots : Le nommé Louis « de Prusse fait demander à madame de Staël, etc.

«ExMOIRES D OUTRE-TOMBE 459

« Il sentait l'injure faite au sang royal dont il sortait, « au souvenir des héros parmi lesquels il brûlait de « se placer. Comment, après cette horrible action, un « seul roi de l'Europe a-t-il pu se lier avec un tel « homme? La nécessité 1 dira-t-on. Il y a un sanc- « tuaire de l'âme jamais son empire ne doit péné- « trer ; s'il n'en était pas ainsi, que serait la vertu « sur la terre? Un amusement libéral qui ne convien- « drait qu'aux paisibles loisirs des hommes privés*?»

Ce ressentiment du prince, qu'il devait payer de sa vie, durait encore lorsque la campagne de Prusse s'ouvrit, en 1806. Frédéric-Guillaume, dans son ma- nifeste du 9 octobre, dit : « Les Allemands n'ont pas « vengé la mort du duc d'Enghien ; mais jamais le « souvenir de ce forfait ne s'effacera parmi eux. »

Ces particularités historiques, peu remarquées, mé- ritaient de l'être ; car elles expliquent des inimitiés dont on serait embarrassé de trouver ailleurs la cause première, et elles découvrent en même temps ces de- grés par lesquels la Providence conduit la destinée d'un 2>omme, pour arriver de la faute au châtiment.

Heureuse, du moins, ma vie qui ne fut oi troublée par la peur, ni atteinte par la contagion, ni entraînée par les exemples ! La satisfaction que j'éprouve aujou- d'hui de ce que je fis alors, me garantit que la con- science n'est pas une chimère. Plus content que tous ces potentats, que toutes ces nations tombées aux pieds du glorieux soldat, je relis avec un orgueil par- donnable cette page qui m'est restée comme mon seid bien et que je ne dois qu'à moi. En 1807, le cœur encore

1. M"» de Staôl, Dix anriJ.es d'exil, p. 98.

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ému du meurtre que je viens de raconter, j'écrivais ces lignes ; elles firent supprimer le Mercure et expo- sèrent de nouveau ma liberté :

« Lorsque, dans le silence de l'abjection. Ton n'en- « tend plus retentir que la chaîne de l'esclave et la voix « du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, « et qu'il est aussi dangereux d'encourir sa faveur que « de mériter sa disgrâce, l'historien paraît, chargé de « la vengeance des peuples. C'est en vain que Néron « prospère, Tacite est déjà dans l'empire ; il croît « inconnu auprès des cendres de Germanicus, et déjà « l'intègre Providence a livré à un enfant obscur la « gloire du maître du monde. Si le rôle de l'historien « est beau, il est souvent dangereux ; mais il est des « autels comme celui de l'honneur, qui, bien qu'aban- « donnés, réclament encore des sacrifices ; le Dieu « n'est point anéanti parce que le temple est désert. « Partout il reste une chance à la fortune, il n'y a « point d'héroïsme à la tenter ; les actions magnanimes « sont celles dont le résultat prévu est le malheur et la * mort. Après tout, qu'importent les revers, si notre « nom, prononcé dans la postérité, va faire battre un « cœur généreux deux mille ans après notre vie»? »

La mort du duc d'Enghien, en introduisant un autre principe dans la conduite de Bonaparte, décomposa sa correcte intelligence: il fut obligé d'adopter, pour lui servir de bouclier, des maximes dont il n'eut pas à sa disposition la force entière, car il les faussait inces-

1. Ces lignes sont extraites de l'article publié par Chateau- briand, dans le Mercure du 4 juillet 1807. sur le Voyage jjitto- resque et historique en Espagne, par M. Alexandre de La- borde. Chateaubriand reviendra, dans le tome suivant, sur cet article du Mercure,

MÉMOIRES d'outre-tombe 4()1

samment par sa gloire et par son génie. Il devint suspect ; il fit peur ; on perdit confiance en lui et dans sa destinée ; il fut contraint de voir, sinon de recher- cher, des hommes qu'il n'aurait jamais vus et, qui, par son action, se croyaient devenus ses égaux: la contagion de leur souillure le gagnait. Il n'osait rien leur reprocher, car il n'avait plus la liberté vertueuse du blâme. Ses grandes qualités restèrent les mêmes, mais ses bonnes inclinations s'altérèrent et ne soutin- rent plus ses grandes qualités ; par la corruption de cette tache originelle sa nature se détériora. Dieu com- manda à ses anges de déranger les harmonies de cet univers, d'en changer les lois, de l'incliner sur ses pô- les: « Les anges, dit Milton, poussèrent avec effort « obliquement le centre du monde... le soleil reçuH « l'ordre de détourner ses rênes du chemin deléqua- « teur... Les vents déchirèrent les bois et boulever- « sèrent les mers. »

They with labor push'd

Oblique the centric globe the sun

Was bid turn reins from th' equinoctial road

(winds)

. . . rend the woods, and seas upturn.

Les cendres de Bonaparte seront-elles exhumées comme l'ont été celles du duc d'Enghien ? Si j'avais été le maître, cette dernière victime dormirait encore sans honneurs dans le fossé du château de Vincennes. Cet excommunié eût été laissé, à l'instar de Raymond de Toulouse, dans un cercueil ouvert ; nulle main d'homme n'aurait osé dérober sous une planche la vue '^'i té-

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ïBoin des jugements incompréhensibles et des colères de Dieu. Le squelette abandonné du duc d'Enghien et le tombeau désert de Napoléon à Sainte-Hélène feraient pendant: il n'y aurait rien de plus remémoratif que ces restes en présence aux deux bouts de la terre.

Du moins, le duc d'Enghien n'est pas demeuré sur le sol étranger, ainsi que l'exilé des rois : celui-ci a pris soin de rendre à celui-là sa patrie, un peu durement il est vrai ; mais sera-ce pour toujours? La France (tant de poussières vannées par le souffle de la Révolution l'attestent) n'est pas fidèle aux ossements. Le vieux Condé dans son testament, déclare qu'il n'est pas sûr du pays qu'il habitera le jour de sa mort. 0 BossuetI que n'auriez-vous point ajouté au chef-d'œuvre de votre éloquence, si, lorsque vous parliez sur le cercueil du grand Condé, vous eussiez pu prévoir l'avenir 1

C'est ici même, c'est à Chanlilijr qu'est le duc à'Enghien: Louis- Antoine- Henri de Bourbon, le 2 août 1172, à Chantilly, dit l'arrêt de mort. C'est sur cette pelouse qu'il joua dans son enfance : la trace de ses pas s'est effacée. Et le triomphateur de Fribourg, ie Nordlingen, de Lens, de Senef, est-il allé avec ses mains victorieuses et maintenant défaillantes? Et ses descendants, le Condé de Johannisberg et de Ber- stheim ; et son fils, et son petit-fils, sont-ils ? Ce château, ces jardins, ces jets d'eau qui ne se taisaient m jour ni nuit, que sont-ils devenus ? Des statues mu- tilées, des lions dont on restaure la griffe ou la mâ- choire ; des trophées d'armes sculptés dans un mur croulant; des écussons à fleur de lis effacées; des fon- dements de tourelles rasées; quelques coursiers de marbre au-dessus des écuries vides que n'anime plus

MÉMOIRES d'oltre-tombe 4G3

de ses hennissements le cheval de Rocroi ; près d'un manège une haute porte non achevée : voilà ce qui reste des souvenirs d'une race héroïque ; un testament noué par un cordon a changé les possesseurs de l'héritage. A diverses reprise?, la forêt entière est tombée sous la cognée. Des personnages des temps écoulés ont parcouru ces chasses aujourd'hui muettes, jadis reten- tissantes. Quel âge et quelles passions avaient-ils, lorsqu'ils s'arrêtaient au pied de ces chênes ? 0 mes inutiles Mémoires, je ne pourrais maintenant vous dire:

Qu'à Chantilly Condé vous lise quelquefois ; Qu'Enghien en soit touché 1

Hommes obscurs, que sommes-nous auprès de ces hommes fameux? Nous disparaîtrons sans retour : vous renaîtrez, œillet de poète, qui reposez sur ma table auprès de ce papier, et dont j'ai cueilli la petite fleur attardée parmi les bruyères ; mais nous, nous ne revi- vrons pas avec la solitaire parfumée qui m'a distrait,

1. BoiJeau, Epître VII, -.4 M. Racine.

i

LIVRE IV»

Année de ma ^e 1804. Je viens demeurer rue Mircmesnil.

Verneuil. Alexis de Tocquevilie. Le Ménii. Mézy.

Mérévjlle. M™« de Coislin. Voyage à Vichy, en Au- vergne et au mont Blanc. Retour à Lyon. Course à la Grande Chartreuse. Mort de M™« de Caud. Années de ma vie 1805 et 1806. Je reviens à Paris. Je pars pour le Levant. Je m'embarque à Constantinople sur un bâti- ment qui portait des pèlerins pour la Syrie. De Tunis jus- qii'à ma rentrée en France par l'Espagne. Réflexions sur mon voyage. Mort de Julien.

Désormais, à l'écart de la vie active, et néanmoins sauvé par la protection de madame Bacchiochi de la colère de Bonaparte, je quittai mon logement provi- soire rue de Beaune, et j'allai demeurer rue de Miro- mesniP. Le petit hôtel que je louai fut occupé depuis par M. de Lally-Tolendal et madame Denain, sa mieux

1 . Ce livre a été composé à Paris en 1839. Il a été revu en décembre 1846.

2. « Nous quittâmes la rue de Beaune au mois d'avril 1804, pour aller demeurer dans la rue de Miromesnil. » M™« de Cha- teaubriand, le Cahier rouge, Le petit hôtel s'installa Cha- teaubriand était situé rue de Miromesnil, 1119, au coin de la rue Verte, aujourd'hui rue de la Pépinière. Ainsi que j'ai déjà eu l'occasion d'en faire la remarque, on numérotait alors les maisons par quartier et non par rue. Joubert, dans une lettre du 10 mai 1804, donne à Chênedollé d'intéressants détails sur la nouvelle installation de leur ami : « Il se porte bien; il vous a écrit. Rien de fâcheux ne lui est arrivé. M"« de Chateaubriand lui, les bons Saint-Germain que vous connaissez, un portier, une portière et je ne sais combien de petits portiers logent eo-

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aimée, comme on disait du temps de Diane de Poitiers. Mon jardinet aboutissait à un chantier et j'avais auprès de ma fenêtre un grand peuplier que M. Lally-Tolen- dal, afin de respirer un air moins humide, abattit lui- même de sa grosse main, qu'il voyait transparente et décharnée : c'était une illusion comme une autre. Le pavé de la rue se terminait alors devant ma porte ; plus haut, la rue ou le chemin montait à travers un terrain vague que l'on appelait la Butte-aux- Lapins . La Butte-aux-Lapins, semée de quelques maisons iso- lées, joignait à droite le jardin de Tivoli, d'où j'étais parti avec mon frère pour l'émigration, à gauche le parc de Monceaux. Je me promenais assez souvent dans ce parc abandonné ; la Révolution y commença parmi les orgies du duc d'Orléans : cette retraite avait été embellie de nudités de marbre et de ruines facti- ces, symbole de la politique légère et débauchée qui allait couvrir la France de prostituées et de débris.

Je ne m'occupais de rien ; tout au plus m'entrete- oais-je dans le parc avec quelques sapins, ou causais-je du duc d'Enghien avec trois corbeaux, au bord d'une rivière artificielle cachée sous un tapis de mousse verte. Privé de ma légation alpestre et de mes amitiés de Rome, de même que j'avais été tout à coup séparé de mes attachements de Londres, je ne savais que faire de mon imagination et de mes sentiments ; je les mettais tous les soirs à la suite du soleil, et ses rayons ne les pouvaient emporter sur les mers. Je rentrais, ei j'essayais de m'endormir au bruit de mon peuplier.

semble rue de Miroménil, dans une jolie petite maison. Enfin notre ami est le chef d'une tribu qui me paraît assez heureuse. Son bon Génie et le Ciel sont chargés de pouryoir au reste. »

MÉMOIRES D OUTRE- TOMBE 467

Pourtant ma démission avait accru ma renommée : un peu de courage sied toujours bien en France. Quel- ques-unes des personnes de l'ancienne société de ma- dame de Beaumont m'introduisirent dans de nouveaux châteaux.

M, de Tocqueville S beau-frère de mon frère et tuteur de mes deux neveux orphelins, habitait le château de madame de Senozan : c'étaient partout des héritages d'échafaud^. Là, je voyais croître mes neveux avec leurs trois cousins de Tocqueville, entre lesquels s'éle- vait Alexis, auteur de la Démocratie en Amérique. Il était plus gâté à Verneuil que je ne l'avais été à Com- bourg. Est-ce la dernière renommée que j'aurai vue ignorée dans ses langes? Alexis de Tocqueville a par- couru l'Amérique civilisée dont j'ai parcouru les forêts 3.

Verneuil a changé de maître ; il est devenu posses- sion de madame de Saint-Fargeau, célèbre par son père et par la Révolution qui l'adopta pour fille.

Près de Mantes, au Ménil, était madame de Ro-

1. Sur M. de Tocqueville, petit-gendre de Malesherbes, voir, ao tome I, la note 2 de la page iZl.

2. Anne-Nicole Lamoignon de Blanoménil, sœur de Ma- lesherbes et femme du président de Senozan. Elle fut guillotinée quelques jours après son frère, le 21 floréal an II (10 mai 1794), le même jour que Madame Elisabeth. La marquise de Senozan était âgée de 76 ans. Son château, devenu plus tard la propriété de son petit-neveu, le comte de Tocqueville, était le château de Verneuil (Seine-et-Oise).

3. Alexis-Charles-Henri Cléret de Tocqueville, à Verneuil le 29 juillet i8(fô, mort à Cannes le 16 avril 1859. Député de 1839 à 1848, représentant du peuple de 1848 à 1851, ministre des Afl'aires étrangères du 3 juin au 30 octobre 1849. Il était membre de l'Académie française depuis le 23 décembre 1841. Outre ses deux grands ouvrages sur la Démocratie en Amérique et sur y Ancien régime et la Révolution, il a laissé des Souvenirs, pu- bliés en 1893 par son neveu le comte de Tocqueville.

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sambo ' : mon neveu, Louis de Ghateaubrianct, se maria dans la suite à mademoiselle d'Orglan des, nièce de madame de Rosambo ^ : celle-ci ne promène plus sa beauté autour de l'étang et sous les hêtres du manoir ; elle a passé. Quand j'allais de Verneuil au Ménil, je rencontrais Mézy* surla route : madame de Mézy était le roman renfermé dans la vertu et la douleur mater- nelle. Du moins si son enfant qui tomba d'une fenêtre et se brisa la tête avait pu, comme les jeunes cailles que nous chassions, s'envoler par-dessus le château et se réfugier dans l'Ile-Belle, île riante de la Seine : Co- turnix per stipulas pascens .'

De l'autre côté de cette Seine, non loin du Marais, madame de Vintimille m'avait présenté à Méréville*. Méréville était une oasis créée par le sourire d'une muse, mais d'une de ces muses que les poètes gaulois appellent les docte fées. Ici les aventures de Blanca^el de Velléda furent lues devant d'élégantes générations, lesquelles, s'échappant les unes des autres comme

1. Le château du Ménil est situé dans la commune de Fonte- nay-Saint-Père, canton de Limay, arrondissement de Mantes (Seine-et-Oise). Il appartient aujourd'hui à M. le marquis de Rosambo.

2. Sur le mariage du comte Louis de Chateaubriand aTec M'*« d'Orglandes, voir, au tome l, l'Appendice IIL

3. Le château de Mëzy, dans le canton de Meulan ( Seine-«t-Oise).

4. Le château de Méréviiîe était situé en Beauce. Il avait appartenu au célèbre banquier de la cour, Jean-Joseph de I^ Borde, qui en avait fait une habitation d'une splendeur achevée. Le parc, dessiné par Robert, le peintre de paysages, était une merveille. (Voir, pour la description du château et du parc, la Vie privée des Financiers au xviii« siècle, par H. Thirion, p. 278 et suiv.) Jean -Joseph de La Borde fut guillotiné le 19 avril 1794. L'une de ses filles avait épousé le comte de Noaille*, depuis duc de Mouchy; il en sera parlé plus loin.

5. L'héroïne des Aventur«s du dernier Abencrrmç»,

MÉMOIRES D'OUTKE-TOMBE 4»i9

aes fleurs, écoutent aujourd'hui les plaintes de mes années.

Peu à peu mon intelligence fatiguée de repos, dans ma rue de Miromesnil, vit se former de lointains fan- tômes. Le Génie du christianisme m'inspira 1 idée de faire la preuve de cet ouvrage, en mêlant des person- nages chrétiens à des personnages mythologiques. Une ombre, que longtemps après j'appelai Cymodocée, se dessina vaguement dans ma tête, aucun trait n'en était arrêté. Une fois Cydomocée devinée, je m'en- fermai avec elle, comme cela m'arrive toujours avec les filles de mon Imagination ; mais, avant quelles soient sorties de l'état de rêve et qu'elles soient arri- vées des bords du Léthé par la porte d'ivoire, elles changent souvent de forme. Si je les crée par amour, je les défais par amour, et l'objet unique et chéri que je présente ensuite à la lumière est le produit de mille infidélités.

Je ne demeurai qu'un an dans la rue de Miromesnil, car la maison fut vendue. Je m'arrangeai avec madame la marquise de Coislin, qui me loua l'attique de son hôtel, place Louis XV «.

Madame de Coislin* était une femme du plus grand

air. Agée de près de quatre-vingts ans, ses yeux fiers

1. tt Au printemps de l'année 1805, nous prîmes uu apparte- ment sur la place Louis XV. Celte maison appartenait à la mar- quise de Coislin. » [Souvenirs de M™" de Chateaubriand.) C'est la maison qui fait angle sur la rue Royale, en l'ace l'ancien Garde-Meuble de la Couronne, aujourd'hui ministère de la Marine.

2. Marie-Anne-Louise-Adélaïde de Mailly, de la branche de Rubempré et de Nesle, était née à la Borde-ao-Vicomte, près de MeluD, le 17 septembre 173S. Elle avait donc 78 im<i, lorsque

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et dominateurs avaient une expression d'esprit et d'ironie. Madame de Coislin n'avait aucunes lettres, et s'en faisait gloire; elle avait passé à travers le siècle voltairien sans s'en douter; si elle en avait conçu une idée quelconque, c'était comme d'un temps de bourgeois diserts. Ce n'est pas qu'elle parlât jamais de sa naissance ; elle était trop supérieure pour tomber dans un ridicule : elle savait très bien voir les petites gens sans déroger; mais enfin, elle était née du pre- mier marquis de France. Si elle venait de Drogon de Nesle, tué dans la Palestine en 1096; de Raoul de Nesle, connétable et armé chevalier par Louis IX; de Jean II de Nesle, régent de France pendant la der- nière croisade de saint Louis, madame de Coislin avouait que c'était une bêtise du sort dont on ne de- vait pas la rendre responsable; elle était naturelle- Chateaubriand alla loger dans son hôtel, en 1805. Fille de Louis de Mailly, comte de Rubempré, et de Anne-Françoise-Elisabeth l'Arbaleste de la Borde, elle était la cousine de MUe* de Mailly, filles du marquis de Nesle, la comtesse de Mailly, la com- tesse de Vintimille, la duchesse de Lauraguais, la marquise de la Tournelle (depuis duchesse de Châteauroux), qui de- vinrent successivement les maîtresses de Louis XV.

Elle avait épousé en premières noces, le 8 avril 1750, Charles- Georges-René de Cambout, marquis de Coislin, qui devint ma- réchal de camp et décéda en 1771, sans postérité. Deux enfants, un fils et une fille, étaient bien nés de ce mariage, mais tous deux étaient morts au berceau.

La marquise de Coislin resta vingt ans veuve. En 1793, alors qu'elle était plus que sexagénaire, elle épousa, en second ma- riage, un de ses cousins, de douze ans plus jeune qu'elle, Louis- Marie, duc de Mailly, ancien maréchal de camp, qui la laissa veuve pour la seconde fois en 1795. Il faut croire que ce ma riage de 1793 ne reçut pas de consécration légale, puisque la duchesse de Mailly continua à être appelée la marquise de Coislin. Elle survécut vingt-deux ans k son second mari et mou- rat le 13 février 1817.

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ment de la cour, comme d'autres plus heureux sont de la rue, comme on est cavale de race ou haridelle de fiacre : elle ne pouvait rien à cet accident, et force lui était de supporter le mal dont il avait plu au ciel de l'affliger.

Madame de Coislin avait-elle eu des liaisons avec Louis XV? elle ne me l'a jamais avoué : elle convenait pourtant qu'elle avait été fort aimée, mais elle pré- tendait avoir traité le royal amant avec la dernière rigueur. « Je l'ai vu à mes pieds, me disait-elle, il avait des yeux charmants et son langage était séduc- teur. Il me proposa un jour de me donner une toilette de porcelaine comme celle que possédait madame de Pompadour. Ahl sire, m'écriai-je, ce serait donc pour me cacher dessous I »

Par un singulier hasard j'ai retrouvé cette toilette chez la marquise de Coningham', à Londres; elle l'avait reçue de George IV, et me la montrait avec une amusante simplicité.

Madame de Coislin habitait dans son hôtel une chambre s'ouvrant sous la colonnade qui correspond à la colonnade du Garde-Meuble. Deux marines de Vernet, que Louis le Bien-Aimé avait données à la noble dame, étaient accrochées sur une vieille tapis- serie de satin verdâtre. Madame de Coislin restait couchée jusqu'à deux heures après midi, dans un grand lit à rideaux également de soi<î verte, assise et soutenue par des oreillers; une espèce de coiffe de nuit mal attachée sur sa tète laissait passer ses che- veux gris. Des girandoles de diamants montés à l'an-

1. Sur la marquise de Coningham, voir au tome I la note 2 àê 1 page 398.

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cienne façon descendaient sur les épaulettes de son mnoleau de lit semé de tabac, comme au temps des élégantes de la Fronde. Autour d'elle, sur la couver- ture, gisaient éparpillées des adresses de lettres, déta- chées des lettres mêmes, et sur lesquelles adresses madame de Coislin écrivait en tous sens ses pensées : elle n'achetait point de papier, c'était la poste qui le lui fournissait. De temps en temps, une petite chienne appelée Lili mettait le nez hors de ses draps, venait m'aboyer pendant cinq ou six minutes et rentrait en grognant dans le chenil de sa maîtresse. Ainsi le temps avait arrangé les jeunes amours de Louis XV.

Madame de Châteauroux et ses deux sœurs étaient cousines de madame de Coislin : celle-ci n'aurait pas été d'humeur, ainsi que madame de Mailly, repentante et chrétienne, à répondre à un homme qui l'insultait dans l'église Sainl-Roch, par un nom grossier : « Mon ami, puisque vous me connaissez, priez Dieu pour moi. »

Madame de Coislin, avare de même que beaucoup de gens d'esprit, entassait son argent dans des ar- moires. Elle vivait toute rongée d'une vermine déçus qui s'attachait à sa peau : ses gens la soulageaient. Quand je la trouvais plongée dans d'inextricables chiffres, elle me rappelait l'avare Hermocrate, qui, dictant son testament, s'était institué son héritier*. Elle donnait cependant à dîner par hasard; mais elle déblatérait contre le café que personne n'aimait, sui- \ant elle, et dont on n'usaitque pour allonger le repas.

Madame de Chateaubriand fît un voyage à Vichy

1. Allusion à une épigrainme de l'Anthologie.

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avec madame de Coislin et le marquis de Nesle ' ; le marquis courait en avant et faisait préparer d'excel- lents dîners. Madame de Coislin venait à la suite, et ne demandait qu'une demi-livre de cerises. Au dépari, on lui présentait d'énormes mémoires, alors c'était un train affreux. Elle ne voulait entendre qu'aux cerises; l'hôte lui soutenait que, soit que l'on mangeât, ou qu'on ne mangeât pas, l'usage, dans une auberge, était de payer le dîner.

Madame de Coislin s'est fait un illuminisine à sa guise 2. Crédule ou incrédule, le manque de foilapor-

1. « En quittant Méréville, M. de Chateaubriand fui passer quelque temps à Chainplâtreux, et moi, par complaisance, je partis avec M™» de Coislin pour les eaux de Vichy. Cette bonne dame était très aimable, mais très difficile à vivre; son avarice surtout était insupportable. Pendant le voyage, elle me faisait une guerre à mort sur ce que je mangeais, bien que ce ne fût pas à ses dépens. Elle prétendait que c'était la plus sotte ma- nière de dépenser son argent; aussi, dans les auberges se con- fentait-elle d'une livre de cerises qu'on lui faisait payer à raison tle ce que ses domestiques avaient mangé, et ils se faisaient servir comme des princes; ils en étaient quittes pour une verte répri- mande, qu'ils préféraient à la disette. Pendant la roule, la con- versation roulait en général sur la dépense de l'auberge que nous venions de quitter, ou sur la toilette de M"6 Lambert, sa femme de chambre. La pauvre fille était cependant fort mince- ment vêtue; mais elle était propre et changeait de linge, ce qui n'avait pas le sens commun. M™» de Coislin n'en changeait ja- mais; elle prétendait que c'était comme cela de son temps et qu'on possédait à peine deux chemises. Du reste, elle avait assez desprit pour rire la première de son avarice ; elle convenait que, ne donnant pas ce qui était nécessaire à ses gens, ils étaient obliges de le prendre : « Mais que voulez-vous, mon cœur, me disait-elle, j'aime mieux qu'on me prenne que de donner. Je sais qu'au bout du mois, c'est toujours la maîtresse qui paye : tout cela est fort triste. » Souvenirs de M™« de Chateau- briand,

2. « M™» de Coislin était ce qu'on appelle illuminée. Elle croyait à toutes les rêveries de Saint-Martin, et ne trouvait n-n

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tait à se moquer des croyances dont la superstition lui faisait peur. Elle avait rencontré madame de Krii- dener; la mystérieuse Française n'était illuminée que sous bénéfice d'inventaire ; elle ne plut pas à la fer- vente Russe, laquelle ne lui agréa pas non plus. Ma- dame de Krudener dit passionnément à madame de Coislin : « Madame, quel est votre confesseur inté- rieur? — Madame, répliqua madame de Coislin, je ne connais point mon confesseur intérieur; je sais seu- lement que mon confesseur est dans l'intérieur de son confessionnal. » Sur ce, les deux dames ne se vi- rent plus.

Madame de Coislin se vantait d'avoir introduit une nouveauté à la cour, la mode des chignons flottants, malgré la reine Marie Leczinska, fort pieuse, qui s'op- posait à cette dangereuse innovation. Elle soutenait qu'autrefois une personne conmie il faut ne se serait jamais avisée de payer son médecin. Se récriant contre l'abondance du linge de femme : « Cela sent la par- « venue, disait-elle ; nous autres, femmes de la cour, « nous n'avions que deux chemises ; on les renouve- « lait quand elles étaient usées; nous étions vêtuea « de robes de soie, et nous n'avions pas l'air de gri- « settes comme ces demoiselles de maintenant. »

au-dessus de ses ouvrages. Il est vrai qu'elle n'en lisait guère d'autres, excepté la Bible qu'elle commentait à sa manière, qui était un peu celle des Juifs. Elle était du reste d'une complète ignorance, mais avec tant d'esprit et une si grande habitude du monde que, dans la conversation, on ne pouvait s'en aperce- voir : elle ne savait pas un mot d'orthographe, et cependant elle parlait sa langue avec une pureté et un choix d'expressions re- marquables. Personne ne racontait comme elle; on croyait voir toutes les personnes quelle mettait en scène. Souvenir» de M™« de Chateaubriand

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Madame Suard*, qui demeurait rue Royale, avait un coq dont le chant, traversant l'intérieur des cours, importunait madame deCoislin. Elle écrivit à madame Suard : « Madame faites couper le cou à votre coq. » Madame Suard renvoya le messager avec ce billet : « Madame, j'ai l'honneur de vous répondre que je ne ferai pas couper le cou à mon coq. » La correspon- dance en demeura là. Madame de Coislin dit à ma- dame de Chateaubriand : « Ah I mon cœur, dans quel temps nous vivons I C'est pourtant cette fille de Panc- kouke, la femme de ce membre de l'Académie, vous savez? »

M. Hennin^, ancien commis des afiFaires étrangères,

1. M'i* Panckoucke, femme de l'académicien Suard, née en 1750 à Lille, morte en 1830. Elle était sœur de l'imprimeur Panckoucke, le fondateur du Moniteur universel. Sous Louis XVI, le salon de M™» Suard, l'im des plus fréquentés de Paris, était particulièrement le rendez-vous des encyclopédistes. Elle écrivait avec agrément et a publié plusieurs ouvrages : Lettres d'un jeune lord à ttne religieuse italienne, imitées de l'anglais (1788) ; Soirées d'hiver d'u/ne femme retirée à la campagne (1789) ; Af™9 de Maintenon peinte par elle-m^éme (1810) ; Essai de Mé- moires sur M. Suard (1820). Les Lettres de JVf™» Suard à son mari, imprimées en 1802, au château de Dampierre, par G. E. J. Montmorency Albert Luynes, n'ont pas été mises dans le com- merce.

2, Et non Hénin, comme le portent toutes les éditions des Mém,oires. le 30 août 1728 à Magny en Vexin, Pierre-Michel Hennin obtint, dès 1749, de M. de Puisieulx, ministre des Affaires étrangères, la faveur de travailler au Dépôt alors établi à Paris. Secrétaire d'ambassade en Pologne en 1759, résident du roi à Varsovie en 1763, résident à Genève en 1765, il devint en 1779 premier commis au ministère des Aflaires étrangères et rendit, à ce titre, d'éminents services jusqu'au mois de mars 1792, époque à laquelle il fut brutalement renvoyé par le général Dumouriez, devenu ministre et alors l'homme des Girondins. Réduit à la misère après quarante-deux ans de services, il fut forcé de rendre sa bibliothèque, ses collections de tableaux,

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et ennuyeux comme un protocole, barbouillait de gros romans. II lisait un jour à madame de Coislin une description : une amante en larmes et abandonnée péchait mélancoliquement un saumon. Madame de Coislin, qui s'impatientait et n'aimait pas le saumon, interrompit l'auteur, et lui dit de cet air sérieux qui la rendait si comique : « Monsieur Hennin, ne pour- riez-vous faire prendre un autre poisson à cette dame? »

Les histoires que faisait madame de Coislin ne pou- vaient se retenir, car il n'y avait rien dedans; tout était dans la pantomime, l'accent et l'air de la con- teuse: jamais elle ne riait. 11 y avait un dialogue entre monsieur et madame Jacqueminot, dont la perfection passait tout. Lorsque, dans la conversation entre les deux époux, madame Jacqueminot répliquait : « Mais, monsieur Jacqueminot! » ce nom était prononcé d'un tel ton qu'un fou rire vous saisissait. Obligée de le laisser passer, madame de Coislin attendait grave- ment, en prenant du tabac.

Lisant dans un journal la mort de plusieurs rois, elle ôta ses lunettes et dit en se mouchant : w II y a une épizootie sur les bêtes à couronne. »

d'estampes ei de médailles. Privé de ce qui avait été la joie et la consolation de sa vie, le vieil Hennin travailla jusqu'à la fin, apprenant des langues, <■ barbouillant de gros romans », ébauchant un grand poème : ïlllusion, dont il dut sans doute faire subir plus d'un fragment à son amie la marquise de Coislin. Il mourut, à près de 80 ans, le 5 juillet 1807. Voir, pour la vie de Pierre-Michel Hennin, la notice qui se trouve en tête de sa correspondance avec Voltaire, notice rédigée par son fils, et les pages que lui a consacrées M. Frédéric Masson dans son excellent livre sur le Département des Affaires étrangère» pendant la Révolution.

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Au moment elle était prête à passer, on soute- nait au bord de son lit qu'on ne succombait que parce qu'on se laissait aller; que si l'on était bien attentif et qu'on ne perdît jamais de vue l'ennemi, on ne mourrait point : « Je le crois, dit-elle; mais j'ai peur d avoir une distraction. » Elle expira.

Je descendis le lendemain chez elle; je trouvai mon- sieur et madame d'Avaray', sa sœur et son beau- frère, assis devant la cheminée, une petite table entre eux, et comptant les louis d'un sac qu'ils avaient tiré d'une boiserie creuse. La pauvre morte était dans son lit, les rideaux à demi fermés : elle n'entendait plus le bruit de l'or qui aurait la réveiller, et que comptaient des mains fraternelles.

Dans les pensées écrites par la défunte sur des marges d'imprimés et sur des adresses de lettres, il y en avait d'extrêmement belles. Madame de Coislin m'a montré ce qui restait de la cour de Louis XV sous Bonaparte et après Louis XVI, comme madame d'Houdetot m'avait fait voir ce qui traînait encore, au xix* siècle, de la société philosophique.

Dans l'été de l'année 1803, j'allai rejoindre madame de Chateaubriand à Vichy, madame de Coislin l'a-

1. Claude-Antoine de Besiade, duc d'Avaray (11^0-1829), éta.ii, avant la Révolution, lieutenant-général et maître de la garde-robe de Monsieur, comte de Provence. Député aux Etats-Généraux par la noblesse du bailliage d'Orléans, il fut emprisonné pendant la Terreur, recouvra sa liberté après le 9 Thermidor, émigra et ne rentra en France qu'en 1814. Louis XVIII l'éleva à la pairie le 17 août 1815, le créa duc le 16 août 1817 et le nomma premier chambellan de la cour le 25 novembre 18?0. Ce n'est pas lui, mais son frère, le comte d'Avaray, mort en 1811, qui fut le compagnon d'exil et le principal agent du comte de Provence.

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vait menée, comme je viens de le dire. Je n'y trouvai point Jussac, Termes, Flamarens que madame de Sé- vigné avait devant et après elle, en 1677; depuis cent vingt et quelques années, ils dormaient. Je laissai à Paris ma sœur, madame de Caud, qui s'y était établie depuis l'automne de 1804. Après un court séjour à Vichy, madame de Chateaubriand me proposa de voya- ger, afin de nous éloigner pendant quelque temps des tracasseries politiques.

On a recueilli dans mes œuvres deux petits Voyages que je fis alors en Auvergne et au Mont-Blanc*. Après trente-quatre ans d'absence, des hommes, étrangers à ma personne, viennent de me faire, à Clermont, la réception qu'on fait à un vieil ami. Celui qui s'est longtemps occupé des principes dont la race humaine jouit en communauté, a des amis, des frères et des sœurs dans toutes les familles : car si l'homme est in- grat, l'humanité est reconnaissante. Pour ceux qui se sont liés avec vous par une bienveillante renommée, et qui ne vous ont jamais vu, vous êtes toujours le même ; vous avez toujours l'âge qu'ils vous ont donné ; leur attachement, qui n'est point dérangé par votre présence, vous voit toujours jeune et beau comme les sentiments qu'ils aiment dans vos écrits.

Lorsque j'étais enfant, dans ma Bretagne, et que j'entendais parler de l'Auvergne, je me figurais que celle-ci était un pays bien loin, bien loin, l'on voyait des choses étranges, l'on ne pouvait aller qu'avec grand péril, en cheminant sous la garde de la

1. Voir, au tome VI des Œuvres complètes, Cinq jours à Clermont (Auvergne) 2, 5, 4, 5 et 6 août 1805. et le Mont' Blanc, paysages de montagnes, fin d'août 1805,

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sainte Vierge. Je ne rencontre point sans une sorte de curiosité attendrie ces petits Auvergnats qui vont chercher fortune dans ce grand monde avec un petit coffrât de sapin. Ils n'ont guère que l'espérance dans leur boîte, en descendant de leurs rochers; heureux s'ils la rapportent!

Hélas 1 il n'y avait pas deux ans que madame de Beaumont reposait au bord du Tibre, lorsque je foulai sa terre natale, en 1805; je n'étais qu'à quelques lieues de ce Mont-Dore, elle était venue chercher la vie qu'elle allongea un peu pour atteindre Rome. L'été dernier, en 1838, j'ai parcouru de nouveau cette même Auvergne. Entre ces dates, 1805 et 1838, je puis pla- cer les transformations arrivées dans la société au- tour de moi.

Nous quittâmes Glermont, et, en nous rendant à Lyon, nous traversâmes Thiers et Roanne*. Cette route, alors peu fréquentée, suivait çà et les rives du Lignon. L'auteur de VAstrée, qui n'est pas un grand esprit, a pourtant inventé des lieux et des per- sonnages qui vivent; tant la fiction, quand elle est appropriée à l'âge elle paraît, a de puissance créa- trice 1 II y a, du reste, quelque chose d'ingénieuse- ment fantastique dans cette résurrection des nymphes et des naïades qui se mêlent à des bergers, des dames

1. « M. de Chateaubriand vint nous rejoindre à Vichy; je dis tdieu à M™« de Coislin, et nous partîmes pour la Suisse. Avant i'arriver à Thiers, nous traversâmes la petite rivière de la Dore; son nom donna à M, de Chateaubriand une rime qu'il n'avait jamais pu trouver pour un des couplets de sa romance des Petits E-inigrés. » [Souvenirs de M™« de Chateaubriand).— La romance des Petits Emigrés est devenue, dans le Dernier Abenoerage, la jolie pièce : Combien fat douoe souvenance'

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et des chevaliers: ces mondes divers s'associent bien, et l'on s'accommode agréablement des fables de ia mythologie, unies aux mensonges du roman : Rous- seau a raconté comment il fut trompé par d'Urfé.

A Lyon, nous retrouvâmes M. Ballanche : il fît avec nous la course à Genève et au Mont-Blanc. Il allait partout on le menait, sans qu'il y eût la moindre affaire. A Genève, je ne fus point reçu à la porte de la ville par Clotilde, fiancée de Clovis : M. de Barante, le père ', était devenu préfet du Léman. J'allai voir ;\ Coppet madame de Staël; je la trouvai seule au fond de son château, qui renfermait une cour attristée. Je lui parlai de sa fortune et de sa solitude, comme d'un moyen précieux d'indépendance et de bonheur : je la blessai. Madame de Staël aimait le monde; elle se regardait comme la plus malheureuse des femmes, dans un exil dont j'aurais été ravi. Qu'était-ce à mes yeux que cette infélicité de vivre dans ses terres, avec les conforts de la vie? Qu'était-ce que ce malheur d'avoir de la gloire, des loisirs, de la paix, dans une riche retraite à la vue des Alpes, en comparaison de

1. Claude-Ignace Brw^ti^re de Barante (1745-1814). Il se lia en 1789 avec la plupart des membres marquants de l'Assemblée Constituante : Lameth, Duport, Mounier, étaient ses amis. La Terreur le jeta en prison; le 9 Thermidor le délivra. Après le 18 brumaire, ses amis le désignèrent au choix du Premier Consul, pour faire partie de la nouvelle administration. Il devint préfet de l'Aude, puis préfet du Léman. Napoléon, qui avait fermé le salon de M™« de Staël à Paris, sut mauvais gré à son préfet d'avoir laissé ce salon se rouvrir à Coppet : M, de Barante fut brutalement destitué en 1810. Il mourut au moment le retour des Bourbons allait lui assurer une légitime réparation. Il sera parlé plus loin, dans les Mémoires, de son fils, le baron Prosper de Barante, l'auteur de l'Histoire des duos de Bour- gogne.

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ces milliers de victimes sans pain, sans nom, sans secours, bannies dans tous les coins de l'Europe, tan- dis que leurs parents avaient péri sur l'échafaud? Il est fâcheux d'être atteint d'un mal dont la foule n'a pas l'intelligence. Au reste, ce mal n'en est que plus vif: on ne l'affaiblit point en le confrontant avec d'au- tres maux, on n'est pas juge de la peine d'autrui ; ce qui afflige l'un fait la joie de l'autre ; les cœurs ont des secrets divers, incompréhensibles à d'autres cœurs. Ne disputons à personnes ses souffrances; il en est des douleurs comme des patries, chacun a la sienne.

Madame de Staël visita le lendemain madame de Chateaubriand à Genève, et nous partîmes pour Cha- mouny. Mon opinion sur les paysages des montagnes fit dire que je cherchais à me singulariser; il n'en était rien. On verra, quand je parlerai du Saint-Go- thard, que celte opinion m'est restée. On lit dans le Voyage au Mont-Blanc un passage que je rappellerai comme liant ensemble les événements passés de ma vie et les événements alors futurs de cette même vie, et aujourd'hui également passés.

« Il n'y a qu'une seule circonstance il soit vrai « que les montagnes inspirent l'oubli des troubles de « la terre : c'est lorsqu'on se retire loin du monde « pour se consacrer à la religion. Un anachorète qui « se dévoue au service de l'humanité, un saint qui « veut méditer les grandeurs de Dieu en silence, peu- « vent trouver la paix et la joie sur des roches déser- « tes; mais ce n'est point alors la tranquillité des « lieux qui passe dans l'âme de ces solitaires, c'est au contraire leur âme qui répand sa sérénité dans

T. II. nj

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« la région des orages.

« 11 y a des montagnes que je visiterais encbre avec « un plaisir extrême : ce sont celles de la Grèce et de « la Judée. J'aimerais à parcourir les lieux dont mes « nouvelles études me forcent de m'occuper chaque « jour: j'irais volontiers chercher sur le Thabor et le « Taygète d'autres couleurs et d'autres harmonies, « après avoir peint les monts sans renommée et les v< vallées inconnues du Nouveau-Monde. » Cette der- nière phrase annonçait le voyage que j'exécutai en elFet l'année suivante, 1806.

A notre retour à Genève, sans avoir pu revoir ma- dame de Staël à Coppet*, nous trouvâmes les au- berges encombrées. Sans les soins de M. de Forbin*

1. « Je ne sais ce qui nous empêcha d'accomplir la promesse que nous avions faite à M™« de Staël (d'aller, à leur retour de Chamonix, passer quelques jours à Coppet). Elle en fut très mécontente ; et d'autant plus qu'ayant compté sur notre visite, elle écrivit d'avance, à Paris, les conversations présumées qu'elle avait eues avec M. de Chateaubriand, et dans lesquelles elle l'avait, disait-elle, converti à ses opinions politiqites . On sut que nous n'avions point été à Coppet, et que la noble châte- laine avait fait seulement un roman de plus. » {Souvenirs de M™« de Chateaubriand.)

2. Louis-Nicolas-Philippe-Auguste, comte de Forbin (1779- 1841). Homme d'esprit et peintre habile, il a publié des récits de voyage et produit un grand nombre de tableuux, qui lui ouvrirent les portes de l'Académie des Beaux- Arts. Une de ses toiles, la Chapelle dans le Colisée à Rome, figure avec honneur au Louvre. Nommé par la Restauration directeur des Musées, il réorganisa et agrandit celui du Louvre, créa le Musée Charles X, consacré aux antiquités étrusques et égyptiennes, et fonda le musée du Luxembourg, destiné spécialement aux artistes vivants. En 180.5. il était chambellan de la princesse Pauline Borghèse. Plus tard il composera pour la reine Hortense des romances que la reine mettra en musique. Selon le mot de l'auteur des Mémoires, « il tenait dans ses mains puissantes le cœur des princesses », Si Chateaubriand parle ici

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qui survint et nous procura un mauvais dîner dans une antichambre noire, nous aurions quitté la patrie de Rousseau sans manger. M. de Forbin était alors dans la béatitude; il promenait dans ses regards le bonheur intérieur qui l'inondait; il ne touchait pas terre. Porté par ses talents et ses félicités, il descen- dait de la montagne comme du ciel, veste de peintre en justaucorps, palette au pouce, pinceaux en car- quois. Bonhomme néanmoins, quoique excessivement heureux, se préparant à m'imiter un jour, quand j'au- rais fait le voyage de Syrie, voulant même aller jus- qu'à Calcutta, pour faire revenir les amours par une roule extraordinaire, lorsqu'ils manqueraient dans les sentiers battus. Ses yeux avaient une protectrice pi- tié: j'étais pauvre, humble, peu sur de ma personne, et je ne tenais pas dans mes mains puissantes le cœur des princesses. A Rome, j'ai eu le bonheur de rendre à M. de Forbin son dîner du lac; j'avais le mérite d'être devenu ambassadeur. Dans ce temps-ci on re- trouve roi le soir le pauvre diable qu'on a quitté le matin dans la rue.

Le noble gentilhomme, peintre par le droit de la Révolution, commençait celle génération d'artistes qui s'arrangent eux-mêmes en croquis, en grotesques,

de M. de Forbin avec une légère pointe d'ironie, il ne laissait pas d'avoir autrefois rendu pleine justice aux mérites de ce galant homme. Rendant compte, dans le Conservateur de 1819, de son Voyage au Levant, il commençait ainsi son article : « M. le comte de Forbin, dans son Voyage, réunit le double mérite du peintre et de l'écrivain : Vut pictura poësis semble avoir été dit pour lui. Nous pouvons affirmer que, dessinés ou écrits, se* tableaux joignent la fidélité à l'élégance. » Le comte de Marcellus, premier secrétaire à Londres, en 1822, pendant l'ambassade de Chateaubriand, épousa la fille de M. de Forbia.

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en caricatures. Les uns portent des moustaches er- froyables, on dirait qu'ils vont conquérir le monde ; leurs brosses sont des hallebardes, leurs grattoirs des sabres; les autres ont d'énormes barbes, des cheveux pendants ou bouffis; ils fument un cigare en guise de volcan. Ces cousins de l'arc-en-ciel, comme parle notre vieux Régnier, ont la tête remplie de déluges, de mers, de fleuves, de forêts, de cataractes, de tempêtes ou de carnages, de supplices et d'échafauds. Chez eux sont des crânes humains, des fleurets, des mandoli- nes, des morions et des dolimans. Hâbleurs, entre- prenants, impolis, libéraux (jusqu'au portrait du tyran qu'ils peignent), ils visent à former une espèce à part entre le singe et le satyre; ils tiennent à faire com- prendre que le secret de l'atelier a ses dangers, et qu'il n'y a pas sûreté pour les modèles. Mais combien ne rachètent-ils pas ces travers par une existence exaltée, une nature soufl"rante et sensible, une abné- gation entière d'eux-mêmes, un dévouement sans calcul aux misères des autres, une manière de sentir délicate, supérieure, idéalisée, une indigence fière- ment accueillie et noblement supportée; enfin, quel- quefois par des talents immortels, fils du travail, de la passion, du génie et de la solitude!

Sortis de nuit de Genève pour retourner à Lyon, nous fûmes arrêtés au pied du fort de l'Écluse, en at- tendant l'ouverture des portes. Pendant cette station des sorcières de Macbeth sur la bruyère, il se passait en moi des choses étranges. Mes années expirées ressuscitaient et m'environnaient comme une bande de fantômes ; mes saisons brûlantes me revenaient dans leur flamme et leur tristesse. Ma vie, creusée par

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la mort de madame de Beaumont, était demeurée vide : des formes aériennes, houris ou songes, sor- tant de cet abîme, me prenaient par la main et me ramenaient au temps de la sylphide. Je n'étais plus aux lieux que j'habitais, je rêvais d'autres bords. Quelque influence secrète me poussait aux régions de l'Aurore, m'entraînaient d'ailleurs le plan de mon nouveau travail et la voix religieuse qui me releva du vœu de la villageoise, ma nourrice. Comme toutes mes facultés s'étaient accrues, comme je n'avais jamais abusé de la vie, elle surabondait de la sève de mon intelligence, et l'art, triomphant dans ma nature, ajoutait aux inspirations du poète. J'avais ce que les Pères de la Thébaïde appelaient des ascensions de cœur. Raphaël (qu'on pardonne au blasphème de la similitude), Raphaël, devant la Transfiguration seule- ment ébauchée sur le chevalet, n'aurait pas été plus électrisé par son chef-d'œuvre que je ne l'étais par cet Eudore et cette Cymodocée, dont je ne savais pas encore le nom et dont j'entrevoyais l'image au tra- vers d'une atmosphère d'amour et de gloire.

Ainsi le génie natif qui m'a tourmenté au berceau retourne quelquefois sur ses pas après m'avoir aban- donné; ainsi se renouvellent mes anciennes souffran- ces; rien ne guérit en moi; si mes blessures se fer- ment instantanément, elles se rouvrent tout à coup comme celles des crucifix du moyen âge, qui saignent à l'anniversaire de la Passion. Je n'ai d'autre res- source, pour me soulager dans ces crises , que de donner un libre cours à la fièvre de ma pensée, de même qu'on se fait percer les veines quand le sang afflue au cœur ou monte à la tête. Mais de quoi parlé-

48t) MEMOIKES D OUTKE-TOMBE

je? 0 religion, sont donc tes puissances, lus freins tes baumes 1 Est-ce que je n'écris pas toutes ces choses à d'innombrables années de l'heure je donnai le jour à René? J'avais mille raisons pour me croire mort, et je vis! C'est grand'pitié. Ces afflictions du poète isolé, condamné à subir le printemps malgré Saturne, sont inconnues de l'homme qui ne sort point des lois communes; pour lui, les années sont toujours jeunes : « Or, les jeunes chevreaux, dit Oppien, veil- « lent sur l'auteur de leur naissance; lorsque celui-ci (' vient à tomber dans les filets du chasseur, ils lui « présentent avec la bouche l'herbe tendre et fleurie, « qu'ils sont allés cueillir au loin, et lui apportent sur « le bord des lèvres une eau fraîche, puisée dans le « prochain ruisseau '. »

De retour à Lyon, j'y trouvai des lettres de M. Jou- bert : elles m'annonçaient son impossibilité d'être à Villeneuve avant le mois de septembre. Je lui répon- dis :

« Votre départ de Paris est trop éloigné et me « gène; vous sentez que ma femme ne voudra jamais « arriver avant vous à Villeneuve : c'est aussi une « tète que celle-là, et, depuis qu'elle est avec moi, je « me trouve à la tête de deux têtes très-difficiles à « gouvercer. Nous resterons à Lyon, l'on nous « fait si prodigieusement manger que j'ai à peine le « courage de sortir de cette excellente ville. L'abbé « de Bonnevie est ici, de retour de Rome; il se porte « à merveille; il est gai, il prêchaille et ne pense « plus à ses malheurs : il vous embrasse et va vous

l. Les Cynégétiques, liv. 11, v. 3^i8.

MEMOIKES DOUTRE-TOMBE 4.S7

e écrire. Enfin tout le monde est dans la joie, excepté « moi ; il n'y a que vous qui grogniez. Dites à Fon- « tanes que j'ai dîné chez M. Saget. »

Ce M. Saget était la providence des chanoines; il demeurait sur le coteau de Sainte-Foix, dans la ré- gion du bon vin. On montait chez lui à peu près par l'endroit Rousseau avait passé la nuit au bord de la Saône.

« Je me souviens, dit-il, d'avoir passé une nuit « délicieuse, hors de la ville, dans un chemin qui « côtoyait la Saône. Des jardins élevés en terrasse « bordaient le chemin du côté opposé : il avait fait « très-chaud ce jour-là; la soirée était charmante, la « rosée humectait l'herbe flétrie; point de vent, une « nuit tranquille; l'air était frais sans être froid; le « soleil après son coucher avait laissé dans le ciel des « vapeurs rouges, dont la réflexion rendait l'eau cou- « leur de rose ; les arbres des terrasses étaient char- « gés de rossignols qui se répondaient de l'un à « l'autre. Je me promenais dans une sorte d'extase, « livrant mes sens et mon cœur à la jouissance de « tout cela, et soupirant seulement un peu du regret « d'en jouir seul. Absorbé dans ma douce rêverie, je « prolongeai fort avant dans la nuit ma promenade, « sans m'apercevoir que j'étais las. Je m'en aperçus « enfin : je me couchai voluptueusement sur la ta- « blette d'une espèce de niche ou de fausse porte. « enfoncée dans un mur de terrasse : le ciel de mon « lit était formé par les têtes des arbres, un rossignol « était précisément au-dessus de moi ; je m'endormis « à son chant : mon sommeil fut doux ; mon réveil « le fut davantage. Il était grand jour ; mes yeux cd

48S MK.MOI«ES D-OUTRE-TOMBE

« s'oiivrant virent l'eau, la verdure, un paysage admi « rable. »

Le charmant itinéraire de Rousseau à la main, on arrivait chez M. Saget. Cet antique et maigre garçon, jadis marié, portait une casquette verte, un habit de camelot gris, un pantalon de nankin, des bas bleus et des souliers de castor. Il avait vécu beaucoup à Paris et s'était lié avec mademoiselle Devienne'. Elle lui écrivait des lettres fort spirituelles, le gourmandait et lui donnait de très bons conseils : il n'en tenait compte, car il ne prenait pas le monde au sérieux, croyant apparemment, comme les Mexicains, que le monde avait déjà usé quatre soleils, et qu'au qua- trième (lequel nous éclaire aujourd'hui) les hommes avaient été changés en magots. Il n'avait cure du martyre de saint Pothin et de saint Irénée, ni du mas- sacre des protestants rangés côte à côte par ordre de Mandelot, gouverneur de Lyon, et ayant tous la gorge coupée du même côté. Vis-à-vis le champ des fusil- lades des Brotteaux, il m'en racontait les détails, tan- dis qu'il se promenait parmi ces ceps, mêlant son récit de quelques vers de Loyse Labbé : il n'aurait pas perdu un coup de dent durant les derniers mal- heurs de Lyon, sous la charte-vérité.

Certains jours, à Sainte-Foix, on étalait une cer-

1. Jeanne-Françoise Thévenin, dite Sophie Devienne (1763- 1841). Engagée en 1785 à la Comédie Française, elle fut, jusqu'à sa retraite en 1813, une des meilleures soubrettes de notre théâtre classique. Elle excellait surtout dans les pièces de Marivaux. Aussi estimée pour sa conduite que goûtée pour son talent, M"« Devienne était née à Lyon, comme son atii M. Saget, ce bourgeois très particulier auquel elle donnait si inotUement de si bons conseils.

MKMOIHES D 01 THE-TOMBE 4H1J

taine lôle de veau marinée |jendaiiL cinc] tiuils, cuile dans du vin de Madère et rembourrée de choses ex- quises ; de jeunes paysannes très-jolies servaient, à table ; elles versaient l'excellent vin du cru renfermé dans des dames-jeannes de la grandeur de trois bou- teilles. Nous nous abattions, moi et le chapitre en soutane, sur le festin Saget : le coteau en était tout noir*.

Notre dapifer trouva vite la fin de ses provisions . dans la ruine de ses derniers moments, il fut recueilli par deux ou trois des vieilles maîtresses qui avaient pillé sa vie, « espèce de femmes, dit saint Cyprien, « qui vivent comme si elles pouvaient être aimées, « quae sic vivis ut possis adamari. »

Nous nous arrachâmes aux délices de Capoue pour aller voir la Chartreuse, toujours avec M. Ballanche. Nous louâmes une calèche dont les roues disjointes faisaient un bruit lamentable. Arrivés à Voreppe, nous nous arrêtâmes dans une auberge au haut de la ville. Le lendemain, à la pointe du jour, nous mon- tâmes à cheval et nous partîmes, précédés d'un guide. A.U village de Saint-Laurent, au bas de la Grande-

1. « Il y avait à Lyon, dans ce temps-là, un certain M. Saget, qui habitait, sur le coteau de Fourvières, la plus jolie maison du monde. Ce vieil original, riche comme un puits, dépensait la moitié de son argent en bonnes œuvres pour expier celles, assez mauvaises, auxquelles il consacrait, dit-on, l'autre moitié de sa fortune. Il avait, pour faire les honneurs de sa maison, deux vieilles demoiselles qui avaient été fort belles dans leur temps, et, pour le servir, un essaim de jeunes paysannes jolies, belles et très richement vêtues. Du reste, ses dîners étaient excellents, ses vins, les meilleurs du monde, et les convives (pour la plupart) messieurs du chapitre de Saint-Jean de Lyon. » {Souvenirs de M°>* de Chateaubriand.)

490 MÉMOIRES D OUTRE-TOMIIE

Chartreuse, nous franchîmes la porte de la vallée, et nous suivîmes, entre deux flancs de rochers, le che- min montant au monastère. Je vous ai parlé, à propos de Combourg, de ce que j'éprouvai dans ce lieu. Les bâtiments abandonnés se lézardaient sous la surveil- lance d'une espèce de fermier des ruines. Un frère lai était demeuré là, pour prendre soin d'un solitaire infirme qui venait de mourir : la religion avait imposé à l'amitié la fidélité et l'obéissance. Nous vîmes la fosse étroite fraîchement recouverte : Napoléon, dans ce moment, en allait creuser une immense à Auster- litz. On nous montra l'enceinte du couvent, les cel- lules, accompagnées chacune d'un jardin et d'un ate- Uer ; on y remarquait des établis de menuisier et des rouets de tourneur : la main avait laissé tomber le ciseau. Une galerie offrait les portraits des supérieurs de la Chartreuse. Le palais ducal à Venise garde la suite des ritratti des doges; lieux et souvenirs divers 1 Plus haut, à quelque distance, on nous conduisit à la chapelle du reclus immortel de Le Sueur.

Après avoir dîné dans une vaste cuisine, nous re- partîmes et nous rencontrâmes, porté en palanquin comme un rajah, M. ChaptaP, jadis apothicaire, puis sénateur, ensuite possesseur de Chanteloup et inven- teur du sucre de betterave, l'avide héritier des beaux roseaux indiens de la Sicile, perfectionnés par le soleil d'Otahiti. En descendant des forêts, j'étais oc- cupé des anciens cénobites; pendant des siècles, ils

1. Jean-Antoine Chaptal, comte de Chanteloup (1756-IS32); membre de l'Institut dès la fondation; ministre de l'Intérieur (181)0-1805), sénateur de l'Empire, pair de France de la Reetau- ration.

MEMOIRES D'OUTRE-TOMBE A\)\

portèrent, avec un peu de terre dans le pan de leur robe, des planls de sapins, devenus des arbres sur les rochers. Heureux, ô vous qui traversâtes le monde sans bruit, et ne tournâtes pas même la tête en pas- sant !

Nous n eûmes pas plutôt atteint la porte de la vallée qu'un orage éclate; un déluge se précipite, et des torrents troublés détalent en rugissant de toutes les ravines. Madame de Chateaubriand, devenue intré- pide à force de peur, galopait à travers les cailloux, les flots et les éclairs. Elle avait jeté son parapluie pour mieux entendre le tonnerre ; le guide lui criait : « Recommandez votre âme à Dieu I Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit I » Nous arrivâmes à Vo- reppe au son du tocsin ; les restes de l'orage déchiré étaient devant nous. On apercevait au loin dans la campagne l'incendie d'un village, et la lune arron- dissant la partie supérieure de son disque au-dessus des nuages, comme le front pâle et chauve de saint Bruno, fondateur de l'ordre du silence. M. Ballanche, tout dégouttant de pluie, disait avec sa placidité inal- térable : « Je suis comme un poisson dans l'eau, k Je viens, en cette année 1838, de revoir Voreppe ; l'orage n'y était plus; mais il m'en reste deux témoins, ma- dame de Chateaubriand et M. Ballanche'. Je le fais

1. Les détails donnés par M™« de Chateaubriand dans ses Souvenirs confirment de tous points ceux des Mémoires. Voici la fin de son piquant récit : « Lorsque nous fûmes réchauffés et que l'orage fut un peu apaisé, nous nous remîmes en route mais la pluie avait grossi les torrents au point qu'en les traver- sant nos chevaux avaient de l'eau jusqu'au poitrail. Comme je ne craignais que le retour de l'orage, je devins vaillante contre les autres dangers. Je mis donc ma vieille rosse au galop.

4'Jî2 Mf.MOIRES d'outre-tombe

observer, car j"ai eu trop souvent, dans ces Mémoire.,, à remarquer les absents.

De retour à Lyon, nous y laissâmes notre compa- gnon et nous allâmes à Villeneuve. Je vous ai raconté ce que c'était que cette petite ville, mes promenades et mes regrets aux bords de l'Yonne avec M. Joubert. Là, vivaient trois vieilles filles, mesdemoiselles Piat; elles rappelaient les trois amies de ma grand'mère à Plancoët, à la différence près des positions sociales. Les vierges de Villeneuve moururent successivement, et je me souvenais d'elles à la vue d'un perron herbu, montant en dehors de leur maison déshabitée. Que di- saient-elles en leur temps, ces demoiselles villageoises? Elles parlaient d'un chien, et d'un manchon que leur père leur avait acheté jadis à la foire de Sens. Cela me charmait autant que le concile de cette même ville, saint Bernard fit condamner Abailard, mon compatriote. Les vierges au manchon étaient peut- être des Héloïse; elles aimèrent peut-être, et leurs lettres retrouvées un jour enchanteront l'avenir. Qui sait? Elles écrivaient peut-être à leur seigneur, aussi leur père, aussi leur frère, aussi leur époux : « domino suo, imo patri, etc. », qu'elles se sentaient honorées du nom d'amie, du nom de maîtresse ou de courtisane, concubinx vel scorti. « Au milieu de son sçavoir, » dit un docteur grave, «je trouve Abailard avoir fait « un trait de folie admirable, quand il suborna « d'amour Héloïse, son escolière. »

guide, qui savait que ce n'était pas son allure, me criait d'ar- rêter, que j'allais tuer son cheval : « Monsieur, disait-U à mon mari, votre dame n fait la guerre I

MÉMOIRES D OUTRR-TOMBE 493

Une grande et nouvelle douleur me surprit à Ville neuve. Pour vous la raconter, il faut retourner quel- ques mois en arrière de mon voyage en Suisse. J'ha- bitais encore la maison de la rue Miromesnil, lorsque, dans l'automne de 1804, madame de Caud vint à Pa- ris. La mort de madame de Beaumont avait achevé d'altérer la raison de ma sœur ; peut s'en fallut qu'elle ne crût pas à cette mort, qu'elle ne soupçonnât du mystère dans cette disparition, ou qu'elle ne rangeât le ciel au nombre des ennemis qui se jouaient de ses maux. Elle n avait rien : je lui avais choisi un appar- tement rue Caumartin, en la trompant sur le prix de la location et sur les arrangements que je lui fis prendre avec un restaurateur. Comme une flamme prête h s'éteindre, son génie jetait la plus vive lumière ; ellti en était tout éclairée. Elle traçait quelques lignes qu'elle livrait au feu, ou bien elle copiait dans des ou- vrages quelques pensées en harmonie avec la disposi- tion de son âme. Elle ne resta pas longtemps rue Caumartin ; elle alla demeurer aux Dames Saint-Michel, rue du faubourg Saint-Jacques : madame de Navarre était supérieure du couvent. Lucile avait une petite cellule ayant vue sur le jardin : je remarquai qu'elle suivait des yeux, avec je ne sais quel désir sombre, les religieuses qui se promenaient dans l'enclos autour des carrés de légumes. On devinait qu'elle enviait la sainte, et qu'allant par delà, elle aspirait à l'ange. Je sanctifierai ces Mémoires en y déposant, comme des reliques, ces billets de madame de Caud, écrits avant qu'elle eût pris son vol vers sa patrie éternelle.

41)4 MEMOIRES D'OL'TRE-TOMBE

17 janvipr.

« Je me reposais de mon bonheur sur toi et sur « madame de Beaumont, je me sauvais dans votre « idée de mon ennui et de mes chagrins : toute mon « occupation était de vous aimer. J'ai fait cette nuit « de longues réflexionssurton caractère et ta manière « d'être. Comme toi et moi nous sommes toujours « voisins, ilfaut, je crois, du temps pour me connaître, a tant il y a diverses pensées dans ma tête! tant ma « timidité et mon espèce de faiblesse extérieure sont « en opposition avec ma force intérieure! En voilà « trop sur moi. Mon illustre frère, reçois le plus « tendre remercîment de toutes les complaisances et « de toutes les marques d'amitié que tu n'as cessé de M me donner. Voilà la dernière lettre de moi que « tu recevras le matin. J'ai beau te faire part de mes « idées. Elles n'en restent pas moins tout entières en « moi. »

Sans date.

« .Me crois-tu sérieusement, mon ami, à l'abri de « quelque impertinence de iM. Chênedollé? Je suis « bien décidée à ne point l'inviter à continuer ses « visites; je me résigne à ce que celle de mardi soit « la dernière. Je ne veux pas gêner sa politesse. Je « ferme pour toujours le livre de ma destinée, et je le « scelle du sceau de la raison ; je n'en consulterai pas « plus les pages, maintenant, sur les bagatelles que « sur les choses importantes de la vie. Je renonce à « toutes mes folles idées ; je ne veux m'occuper ni me chagriner de celles des autres; je me livrerai à

MEMOIRES d'outre-tombe 4V>5

« corps perdu à tous les événements de mon passage

* dans ce monde. Quelle pitié que l'attention que je tt me porte 1 Dieu ne peut plusm'affliger qu'en toi. Je « le remercie du précieux, bon et cher présent qu'il « m'a fait en ta personne et d'avoir conservé ma vie u sans tache: voilà tous mes trésors. Je pourrais « prendre pour emblème de ma vie la lune dans un « nuage, avec cette devise: Souvent obscurcie, jamais « ternie. Adieu, mon ami. Tu seras peut-être étonné « de mon langage depuis hier matin. Depuis t'avoir « vu, mon cœur s'est relevé vers Dieu, et je l'ai placé « tout entier au pied de la croix, sa seule et véritable « place. »

Ce jeudi.

« Bonjour, mon ami. De quelle couleur sont tes « idées ce matin ? Pour moi, je me rappelle que la « seule personne qui put me soulager quand je crai- « gnais pour la vie de madame de Farcy fut celle qui « me dit : Mais il est dans l'ordre des choses pos- « sibles que vous mouriez avant elle. Pouvait-on frap- « per plus juste? 11 n'est rien tel, mon ami, que l'idi^, « de la mort pour nous débarrasser de l'avenir. Je me « hâte de te débarrasser de moi ce matin, car je me « sens trop en train de dire de belles choses. Bon- « jour, mon pauvre frère. Tiens-toi en joie. »

Sans date.

M Lorsque madame de Farcy existait, toujours près « d'elle, je ne m'étais pas aperçue du besoin d'être en

société de pensées avec quelqu un. Je possédais ce

4'.I<1 MEMOIHES DOUTRE-TOMUE

« bien lîans m'en douter. Mais depuis que nous ^''ors « perdu celte amie, et les circonstances m'ayantsépa- « rée de toi, je connus le supplice de ne pouvoir jamais « délasser et renouveler son esprit dans la conversa- « tion de quelqu'un ; Je sens que mes idées me font « mal lorsque je ne puis m'en débarrasser; cela tient « sûrement à ma mauvaise organisation. Cependant « je suis assez contente, depuis hier, de mon courage. « Je ne fais nulle attention à mon chagrin, et à l'es- « pèce de défaillance intérieure que j'éprouve. Je me « suis délaissée. Continue à être toujours aimable « envers moi : ce sera humanité ces jours-ci. Bonjour, « mon ami. A tantôt, j'espère. »

Sans date.

« Sois tranquille, mon ami ; ma santé se rétablit à « vue d'œil. Je me demande souvent pourquoi j'ap- « porte tant de soin à l'étayer. Je suis comme un « insensé qui édifierait une forteresse au milieu d'un « désert. Adieu, mon pauvre frère. »

Sans date.

« Comme ce soir je souffre beaucoup de la tête, je « viens tout simplement, au hasard, de l'écrire quel- « ques pensées de Fénelon pour remplir mon enga- « gement :

« On est bien à l'étroit quand on se renferma « au dedans de soi. Au contraire, on est bien au large « quand on sort de cette prison pour entrer ilans Tim- « mensité de Dieu.

« Nous retrouverons bientôt ce que nous avonii « perdu. Nous en approchons tous les jours à grands

MKMOIRES DOUTKE-TOMBK

497

* pus. Encore un peu, et il n'y aura plus de quoi pleu- « rer. C'est nous qui mourons : ce que nous aimons « vit et ne mourra point.

« Vous vous donnez des forces trompeuses, « telles que la fièvre ardente en donne au malade. On « voit en vous, depuis quelques jours, un mouvement « convulsif pour montrer du courage et de la gaieté « avec un fond d'agonie. »

« Voilà tout ce que ma tète et ma mauvaise plume « me permettent de t'écrire ce soir. Si lu veux, je « recommencerai demain et t'en conterai peut-être « davantage. Bonsoir, mon ami. Je ne cesserai point « de te dire que mon cœur se prosterne devant celui « de Fénelon, dont la tendresse me semble si pro- « fonde et la vertu si élevée. Bonjour, mon ami.

« Je te dis à mon réveil mille tendresses et te donne « cent bénédictions. Je me porte bien ce matin et « suis inquiète si tu pourras me lire, et si ces pen- « sées de Fénelon te paraîtront bien choisies. Je crains « que mon cœur ne s'en soit trop raélé. »

Sans date.

« Pourrais-tu penser que je m'occupe follement de- « puis hier à te corriger ? Les Blossac m'ont confié « dans le plus grand secret une romance de toi. « Comme je ne trouve pas que dans cette romance tu « aies tiré parti de tes idées, je m'amuse à essayer « de les rendre dans toute leurvaleur. Peut-on pousser « l'audace plus loin? Pardonnez, grand homme, el « ressouvenez-vous que je suis ta sœur, qu'il m'est un « peu permis d'abuser de vos richesses.

T. 11. 32

498 MEMUlREb P'OUIKE-TOMHE

Saint-Michel.

« Je ne le dirai plus : Ne viens plus me voir, « parce que n'ayant désormais que quelques jours à « passer à Paris, je sens que ta présence m'est essen- « tielle. Ne me viens tantôt qu'à quatre heures ; je « compte être dehors jusqu'à ce moment. Mon ami, « j'ai dans la tète mille idées contradictoires de choses « qui me semblent exister et n'exister pas, qui ont « pour moi l'effet d'objets qui ne s'offriraient que « dans une glace, dont on ne pourrait, par conséquent, « s'assurer, quoiqu'on les vît distinctement. Je ne « veux plus m'occuper de tout cela ; de ce moment-ci, « je m'abandonne. Je n'ai pas comme toi la ressource « de changer de rive, mais je sens le courage de n'at- « tacher nulle importance aux personnes et aux K choses de mon rivage et de me fixer entièrement, M irrévocablement, dans l'auteur de toute justice et de « toute vérité. Il n'y a qu'un déplaisir auquel je crains « de mourir difficilement, c'est de heurter en passant, « sans le vouloir, la destinée de quelque autre, non « pas par l'intérêt qu'on pourrait prendre à moi ; je « ne suis pas assez folle pour cela. »

Saint-Michel.

« Mon ami, jamais le son de ta voix ne m'a fait tant « de plaisir que lorsque je l'entendis hier dans mon « escalier. Mes idées, alors, cherchaient à surmonter « mon courage. Je fus saisie d'aise de te sentir si près « de moi; tu parus et tout mon intérieur rentra dans « l'ordre. J'éprouve quelquefois une grande répu- « gnance de cœur à boire mon calice. Comment ce

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 499

« cœur, qui est un si petit espace, peut-il renfermer « tant d'existence et tant de chagrins? Je suis bien « mécontente de moi, bien mécontente. Mes affaires « et mes idées m'entraînent; je ne m'occupe presque « plus que de Dieu et je me borne à lui dire cent fois « par jour : Seigneur, hâtez-vous de m'exaucer, M car mon esprit tombe dans la défaillance. »

Sans date.

« Mon frère, ne te fatigue ni de mes lettres, ni de « ma présence; pense que bientôt tu seras pour tou- « jours délivré de mes importunités. Ma vie jette sa « dernière clarté, lampe qui s'est consumée dans les M ténèbres d'une longue nuit, et qui voit naître l'au- « rore elle va mourir. Veuille, mon frère, donner « un seul coup d'œil sur les premiers moments de « notre existence; rappelle-toi que souvent nous avons « été assis sur les mêmes genoux, et pressés ensemble « tous deux sur le même sein ; que déjà tu donnais « des larmes aux miennes, que dès les premiers jours « de ta vie tu as protégé, défendu ma frêle existence, « que nos jeux nous réunissaient et que j'ai partagé « tes premières études. Je ne te parlerai point de « notre adolescence, de l'innocence de nos pensées et « de nos joies, et du besoin mutuel de nous voir sans « cesse. Si je te retrace le passé, je t'avoue ingénu- « ment, mon frère, que c'est pour me faire revivre da- « vantage dans ton cœur. Lorsque tu partis pour la « seconde fois de France, tu remis ta femme entre « mes mains, tu me fis promettre de ne m'en point « séparer. Fidèle à ce cher engagement, j'ai tendu vo-

500 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBli

« lonlairement mes mains aux fers et je suis entrée « dans ces lieux destinés aux seules victimes vouées à « la mort. Dans ces demeures, je n'ai eu d'inquiétude « que sur ton sort; sans cesse j'interrogeai sur toi les « pressentiments de mon cœur. Lorsque j'eus recou- « vré la liberté, au milieu des maux qui vinrent m'ac- « câbler, la seule pensée de notre réunion m'a soute- « nue. Aujourd'hui que je perds sans retour l'espoir « de couler ma carrière auprès de toi, souffre mes « chagrins. Je me résignerai à ma destinée, et ce n'est « que parce que je dispute encore avec elle, que j'é- « prouve de si cruels déchirements; mais quand je me « serai soumise à mon sort. . . Et quel sort I sont mes « amis, mes protecteurs et mes richesses! A qui im- « porte mon existence, cette existence délaissée de tous, « et qui pèse tout entière sur elle-même? Mon Dieul « n'est-ce pas assez pour ma faiblesse de mes maux « présents, sans y joindre encore l'effroi de l'avenir? « Pardon, trop cher ami, je me résignerai ; je m'en- « dormirai d'un sommeil de mort sur ma destinée. « Mais, pendant le peu de jours que j'ai affaire dans « cette ville, laisse-moi chercher en toi mes dernières « consolations; laisse-moi croire que ma présence t'est " douce. Crois que, parmi les cœurs qui t'aiment, au- « cun n'approche de la sincérité et de la tendresse de « mon impuissante amitié pour toi. Remplis ma mé- « moire de souvenirs agréables qui prolongent auprès « de toi mon existence. Hier, lorsque tu me parlas M d'aller chez toi, tu me semblais inquiet et sérieux, « tandis que tes paroles étaient affectueuses. Quoi, « mon frère, serais-je aussi pour toi un sujet d'éloi- « gnement et d'ennui? Tu sais que ce n'est pas moi

MEMOIRES d'outre-tombe 501

« qui t'ai proposé l'aimable distractian d'aller te voir, « que je t'ai promis de ne point en abuser; mais si tu « as changé d'avis, que ne me l'as-tu dit avec fran- « chise? Je n'ai point de courage contre tes politesses. « Autrefois tu me distinguais un peu plus de la foule « commune et me rendais plus de justice. Puisque tu « comptes sur moi aujourd'hui, j'irai tantôt te voir à « onze heures. Nous arrangerons ensemble ce qui te o conviendra le mieux pour l'avenir. Je t'ai écrit, cer- « taine que je n'aurais pas le courage de te dire un « seul mot de ce que contient cette lettre. »

Cette lettre si poignante et tout admirable est la der- nière que je reçus; elle m'alarma par le redoublement de tristesse dont elle est empreinte. Je courus aux Dames Saint-Michel; ma sœur se promenait dans le jardin avec madame de Navarre ; elle rentra quand on lui fit savoir que j'étais monté chez elle. Elle faisait visiblement des efforts pour rappeler ses idées et elle avait, par intervalles, un léger mouvement convulsif dans les lèvres. Je la suppliai de revenir à toute sa raison, de ne plus m'écrire des choses aussi injustes et qui me déchiraient le cœur, de ne plus penser que je pouvais jamais être fatigué d'elle. Elle parut un peu se calmer aux paroles que je multipliais pour la distraire et la consoler. Elle me dit qu'elle croyait que le couvent lui faisait mal, qu'elle se trouverait mieux dans un logement isolé, du côté du Jardin des Plantes, elle pourrait voir des médecins et se promener. Je l'invitai à suivre son goût, ajoutant qu'afin d'aider Virginie, sa femme de chambre, je lui donnerais le vieux Saint-Germain. Cette proposition parut lui faire

502 MÉMOIRES d'outre-tombe

grand plaisir, en souvenir de madame de Beaumont, et elle m'assura qu'elle allait s'occuper de son nouveau logement. Elle me demanda ce que je comptais faire cet été : je lui dis que j'irais à Vichy rejoindre ma femme, ensuite chez M. Joubert à Villeneuve, pour de rentrer à Paris. Je lui proposai de venir avec nous. Elle me répondit qu'elle voulait passer l'été seule, et qu'elle allait renvoyer Virginie à Fougères. Je la quit- tai ; elle était plus tranquille.

Madame de Chateaubriand partit pour Vichy, et je me disposai à la suivre. Avant de quitter Paris, j'allai revoir Lucile. Elle était affectueuse; elle me parla de ses petits ouvrages, dont on a vu les fragments si beaux, vers le commencement de ces Mémoires. J'en- courageai au travail le grand poète; elle m'embrassa, me souhaita un bon voyage, me fit promettre de reve- nir vite. Elle me reconduisit sur le palier de l'escalier, s'appuya sur la rampe et me regarda tranquillement descendre. Quand je fus au bas, je m'arrêtai, et, levant la tête, je criai à l'infortunée qui me regardait tou- jours : « Adieu, chère sœurl à bientôt! soigne-toi bien. Écris-moi à Villeneuve. Je t'écrirai. J'espère que l'hiver prochain, tu consentiras à vivre avec nous. »

Le soir, je vis le bonhomme Saint-Germain ; je lui donnai des ordres et de l'argent pour qu'il baissât se- crètement les prix de toutes les choses dont elle pour- rait avoir besoin. Je lui enjoignis de me tenir au cou rant de tout et de ne pas manquer de me demander de revenir, en cas qu'il eût affaire de moi. Trois mois s'écoulèrent. En arrivant à Villeneuve, je trouvai deux billets assez tranquillisants sur la santé de madame de Caud; mais Saint-Germain oubliait de me parler

MÉMOIRES d'outre-tombe 503

de la nouvelle demeure de ma sœur. J'avais commencé à écrire à celle-ci une longue lettre, lorsque madame de Chateaubriand tomba tout à coup dangereusement malade : j'étais au bord de son lit quand on m'ap- porta une nouvelle lettre de Saint-Germain; je l'ou- vris : une ligne foudroyante m'apprenait la mort su- bite de Lucile.

J'ai pris soin de beaucoup de tombeaux dans ma vie, il était de mon sort et de la destinée de ma sœur que ses cendres fussent jetées au ciel. Je n'étais point à Paris au moment de sa mort; je n'y avais aucun pa- rent; retenu à Villeneuve par l'état périlleux de ma femme, je ne pus courir à des restes sacrés; des or- dres transmis de loin arrivèrent trop tard pour préve- nir une inhumation commune. Lucile était ignorée et n'avait pas un ami; elle n'était connue que du vieux serviteur de madame de Beaumont, comme s'il eût été chargé de lier les deux destinées. Il suivit seul le cer- cueil délaissé, et il était mort lui-même avant que les souffrances de madame de Chateaubriand me permis- sent de la ramener à Paris.

Ma sœur fut enterrée parmi les pauvres : dans quel cimetière fut-elle déposée? dans quel flot immobile d'un océan de morts fut-elle engloutie? dans quelle maison expira-t-elle au sortir de la communauté des Dames de Saint-Michel? Quand, en faisant des re- cherches, quand, en compulsant les archives des mu- nicipalités, les registres des paroisses, je rencontre- rais le nom de ma sœur, à quoi cela me servirait-il»?

1. L'acte de décès a été découvert depuis. Madame de Caud mourut dans le quartier du Marais, rue d'Orléans, 6, 18 brumaire an XIII (9 novembre 1804J.

504 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

R«^troiiverais-je le même gardien de l'enclos funèbre' reirouverais-je celui qui creusa une fosse demeurée sans nom et sans étiquette? Les mains rudes qui tou- clièrenl les dernières une argile si pure en auraient- elles gardé le souvenir? Quel nomenclateur des om- bres m'indiquerait la tombe effacée? ne pourrait-il pas se tromper de poussière? Puisque le ciel Ta voulu, que Lucile soit à jamais perdue! Je trouve dans cette ab- sence de lieu une distinction d'avec les sépultures de mes autres amis. Ma devancière dans ce monde et dans l'autre prie pour moi le Rédempteur; elle le prie du milieu des dépouilles indigentes parmi lesquelles les siennes sont confondues : ainsi repose égarée, parmi les préférés de Jésus-Christ, la mère de Lucile et la mienne. Dieu aura bien su reconnaître ma sœur; et elle, qui tenait si peu à la terre, n'y devait point laisser de traces. Elle m'a quitté, cette sainte de génie. Je n'ai pas été un seul jour sans la pleurer. Lucile ai- mait à se cacher; je lui ai fait une solitude dans mon cœur : elle n'en sortira que quand j'aurai cessé de vivre'

1. Le 13 novembre 1804, Chateaubriand, qui était alors chez son ami Joubert, à Villeneneuve-sur-Yonne, écrivait à Chêne- doUé : « M"»* de Caud n'est plus. Elle est morte à Paris le 9. Nous avons perdu la plus belle âme, le génie le plus élevé qui ait jamais existé. Vous voyez que je suis pour toutes les douleurs. En combien peu de jours Lucile a été rejoindre Pau- line (madame de Beaumont) 1 Venez, mon cher ami, pleurer avec moi, cet hiver, au mois de janvier. Vous trouverez un homme inconsolable, mais qui est votre ami pour la vie. Joubert vous dit un million de tendresses.

Dans sa lettre à M. Mole, du 18 novembre, Joubert rend témoignage de Taffliciion de Chateaubriand et de sa femme : 11 (Chateaubriand) a perdu depuis huit jours sa sœur Lucile, également pleurée de sa femme et de lui, également honorée de

MÉMOIRES d'outre-tombe 505

Ce sont les vrais, les seuls événements de ma vie réelle! Que m'imporiaient, au moment je perdais ma sœur, les milliers de soldats qui tombaient sur les champs de bataille, l'écroulement des trônes et le changement de la face du monde?

La mort de Lucile atteignit aux sources de mon âme : c'était mon enfance au milieu de ma famille, c'étaient les premiers vestiges de mon existence qui disparaissaient. Notre vie ressemble à ces bâtisses fragiles, étayées dans le ciel par des arcs-boutants : ils ne s'écroulent pas à la fois, mais se détachent succes- sivement; ils appuient encore quelque galerie, quand déjà ils manquent au sanctuaire ou au berceau de l'é- difice. Madame de Chateaubriand, toute meurtrie en- core des caprices Impérieux de Lucile, ne vit qu'une délivrance pour la chrétienne arrivée au repos du Sei- gneur. Soyons doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges. Mais je ne puis entrer dans la consolation de madame de Chateaubriand.

Quand, revenant à Paris par la route de Bourgogne, j'aperçus la coupole du Val-de-Grâce et le dôme de Sainte-Geneviève, qui domine le Jardin des Plantes, j'eus le cœur navré : encore une compagne de ma vie laissée sur la route! Nous rentrâmes à l'hôtel de Cois- lin, et, bien que M. de Fontanes, M. Joubert, M. de Clausel, M. Mole vinssent passer les soirées chez moi, j'étais travaillé de tant de souvenirs et dépensées, que je n'en pouvais plus. Demeuré seul derrière les chers

Tabondance de leurs larmes. Ce sont dpux aimables fnfants, sans compter que le garçon est un homme de génie.

506 MÉMOIRES d'outre-tombe

objets qui m'avaient quitté, comme un marin étranger dont l'engagement est expiré et qui n'a ni foyers ni patrie, je frappais du pied la rive ; je brûlais de me jeter à la nage dans un nouvel océan pour me rafraî- chir et le traverser. Nourrisson du Pinde et croisé à Solyme, j'étais impatient d'aller mêler mes délaisse- ments aux ruines d'Athènes, mes pleurs aux larmes le Madeleine.

J'allai voir ma famille ' en Bretagne, et, de retourà Paris, je partis pour Trieste le 13 juillet 1806 : madame de Chateaubriand m'accompagna jusqu'à Venise, M. Ballanche la vint rejoindre *.

1. La famille de Chateaubriand comprenait, à cette date, M™« la comtesse deMarigny, M™» la comtesse de Chateaubourg et leurs enfants ; la fille de la comtesse Julie de Farcy ; les fils du comte de Chatea'^.briand.

2. « Nous allâmes faire nos adieux à nos parents en Bretagne, et, en juillet, M. de Chauteaubriand se mit en roule pour son grand voyage. Je partis avec lui, devant l'accompagner jusqu'à Venise. En passant à Lyon, au moment nous traversions la place Bellecour, deux pistolets, qui se trouvaient bien impru- demment placés dans le cylindre de la voiture, partirent en même temps et mirent le feu au cylindre dans lequel se trou- vaient une boîte de poudre et un sac de louis. C'était plus qu'il n'en fallait pour nous faire sauter, et avec nous une foule de monde qui entourait la voiture. M. de Chateaubriand eut la présence d'esprit, après m'avoir jeté dans les bras du premier venu, de reurer le sac et la boîte, et de descendre ensuite. On repara le dommage et nous continuâmes notre route. En par- tant, je fis promettre au bon Ballanche de venir me chercher à Venise, M. de Chateaubriand devait me quitter... M. de Chateaubriand quitta Venise le vendredi l*' août 1806, pour aller s'embarquer à Trieste. Je restai plusieurs jours attendant Ballanche qui n'arrivait pas. Je commençais à me désespérer, mourant d'ennui et du désir de me retrouver en France avec des amis auxquels je pusse confier mes inquiétudes. Il arriva enfin, c'était le soir: je lui fis une scène. Je lui dis que j'allais l'emmener sur la place Saint-Marc, «t que c'était tout qu'il

MEMOIKES d'outre-tombe 507

Ma vie étant exposée heure par heure dans V Itiné- raire, je n'aurais plus rien à dire ici, s'il ne me restait quelques lettres inconnues écrites ou reçues pendant et après mon voyage. Julien, mon domestique et compagnon, a, de son côté, fait son Itinéraire auprès du mien, comme les passagers sur un vaisseau tien- nent leur journal particulier dans un voyage de découverte. Le petit manuscrit qu'il met à ma dispo- sition servira de contrôle à ma narration : je serai Cook, il sera Clarke '.

Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé dans l'ordre de la société et la hié- rarchie des intelligences, je mêlerai ma narration à celle de Julien. Je le laisserai d'abord parler le pre- mier, parce qu'il raconte quelques jours de voile faits sans moi de Modon à Smyrne.

Terrait de Venise, parce que nous partirions le lendemain, à cinq heures du matin : « Allons, me dit-il, puisque vous le Toulez, je le veux bien. Mais alors il faudra que je revienne. » •< Vous reviendrez sûrement, mon cher Ballanche, mais l'année prochaine. » 11 comprit cela ; et le lendemain à cinq heures, nous nous embarquâmes pour Fusina. » (Souvenirs de M™* de Chateaubriand.)

1. Le rapprochement entre Julien et Clarke est un peu forcé. Edward Clarke n'était pas le valet de chambre de Cook, mais son compagnon et son rival de gloire. Il fit trois fois le tour du monde. Tous deux partirent ensemble de Plyniouth, le 12 juillet 1776; le capitaine Cook commandait la Découverte, le capitaine Clarke commandait la Résolution. Le but de leur ▼oyage était de s'assurer s'il existe une communication entre l'Europe et l'Asie par le Nord de l'Amérique. Après la mort de Cook, tué par les naturels de l'île d'Owhihée, une des Sandwich, le 14 février 1779, Clarke lui succéda dans le commandement de l'expédition et périt, à son tour, au moment il arrivait au Kamtchatka. La Découverte et la Résolution rentrèrent en Angleterre le 4 octobre 1780.

508 MK.M()iiii:s d'outre-tomiie

ITINERAIRE DE JULIEN.

« Nous nous sommes embarqués le vendredi « h' août; mais, le vent n'étant pas favorable pour « sortir du port, nous y sommes restés jusqu'au len- « demain à la pointe du jour. Alors le pilote du port « est venu nous prévenir qu'il pouvait nous en sortir. « Comme je n'avais jamais été sur mer, je m'étais fait « une idée exagérée du danger, car je n'en voyais au- « cun pendant deux jours. Mais le troisième, il s'éleva « une tempête; les éclairs, le tonnerre, enfin un orage « terrible nous assaillit et grossit la mer d'une façon •( elî'rayante. Notre équipage n'était composé que de « huit matelots, d'un capitaine, d'un officier, d'un « pilote et d'un cuisinier, et cinq passagers, compris « Monsieur et moi, ce qui faisait en tout dix-sept « hommes. Alors nous nous mîmes tous à aider aux m matelots pour fermer les voiles, malgré la pluie « dont nous fûmes bientôt traversés, ayant ôté nos « habits pour agir plus librement. Ce travail m'occu- « pait et me faisait oublier le danger qui, à la vérité, « est plus effrayant par l'idée qu'on s'en forme qu'il « ne l'est réellement. Pendant deux jours les orages « se sont succédé, ce qui m'a aguerri dans mes pre- « miers jours de navigation ; je n'étais aucunement « incommodé. Monsieur craignait que je ne tusse « malade en mer ; lorsque le calme fut rétabli, il me « dit : « Me voilà rassuré sur votre santé; puisque « vous avez bien supporté ces deux jours d'orage, « vouspouvezvous tranquilliser pour tout autre conlre- « temps. » C'est ce qui n'a pas eu lieu dans le reste

MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 509

« de notre trajet jusqu'à Smyrne. Le 10, qui était un « dimanche, Monsieur a fait r.border près d'une ville *< turque nommée Modon, il a débarqué pour aller « en Grèce. Dans les passagers qui étaient avec nous, « il y avait deux Milanais, qui allaient à Smyrne, pour « faire leur état de ferblantier et fondeur d étain. « Dans les deux, il y en avait un, nommé Joseph, qui « parlait assez bien la langue turque, à qui Monsieur « proposa de venir avec lui comme domestique inter- « prête, et dont il fait mention dans son Itinéraire. Il « nous dit en nous quittant que ce voyage ne serait « que de quelques jours, qu'il rejoindrait le bâtiment « à une île nous devions passer dans quatre ou « cinq jours, et qu'il nous attendrait dans cette île, « s'il y arrivaitavant nous. Comme Monsieur trouvait « en cet homme ce qui lui convenait pour ce petit « voyage {de Sparte et d'Athènes), il me laissa à bord « pour continuer ma route jusqu'à Smyrne et avoir « soin de tous nos effets. Il m'avait remis une lettre « de recommandation près le consul français, pour le « cas il ne nous rejoindrait pas ; c'est ce qui est « arrivé. Le quatrième jour, nous sommes arrivés à « l'île indiquée. Le capitaine est descendu à terre et « Monsieur n'y était pas. Nous avons passé la nuit et « l'avons attendu jusqu'à sept heures du matin. Le « capitaine est retourné à terre pour prévenir qu'il « était forcé de partir ayant bon vent et obligé qu'il « était de tenir compte de son trajet. De plus, il voyait i" un pirate qui cherchait à nous approcher, il était « urgent de se mettre promptement en défense. Il fit « charger ses quatre pièces de canon et monter sur le « pont ses fusils, pistolets et armes blanches ; mais.

510 MEMOIHES D'OUTHE-TOMBE

« comme le vent nous était avantageux, le pirate nous « abandonna. Nous' sommes arrivés un lundi 18, à « sept heures du soir, dans le port de Smyrne. »

Après avoir traversé la Grèce, touché à Zéa et à Chio, je trouvai Julien à Smyrne. Je vois aujourd'hui, dans ma mémoire, la Grèce comme un de ces cercles éclatants qu'on aperçoit quelquefois en fermant les yeux. Sur cette phosphorescence mystérieuse se dessi- nent des ruines d'une architecture fine et admirable, le tout rendu plus resplendissant encore par je ne sais quelle autre clarté des Muses. Quand retrouverai-je le thym de l'Hymette, les lauriers-roses des bords de l'Eurotas? Un des hommes que j'ai laissés avec le plus d'envie sur des rivçs étrangères, c'est le douanier turc du Pirée : il vivait seul, gardien de trois ports déserts, promenant ses regards sur des îles bleuâtres, des pro- montoires brillants, des mers dorées. Là, je n'enten- dais que le bruit des vagues dans le tombeau détruit de Thémistocle, et le murmure des lointains souve- nirs : au silence des débris de Sparte, la gloire même était muette.

J'abandonnai, au berceau de Mélésigène, mon pau- vre drogman Joseph, le Milanais, dans sa boutique de ferblantier, et je m'acheminai vers Constantinople. Je passai à Pergame, voulant d'abord aller à Troie, par piété poétique; une chute de cheval m'attendait au début de ma route ; non pas que Pégase bronchât, mais je dormais. J'ai rappelé cet accident dans mon Itinéraire; Julien le raconte aussi, et il fait, à propos des routes et des chevaux, des remarques dont je cer- tifie Texactitade.

mfLmoihes d outre-tombe 511

ITINERAIRE DE JULIEN.

« Monsieur, qui s'était endormi sur son cheval, est « tombé sans se réveiller. Aussitôt son cheval s'est « arrêté, ainsi que le mien qui le suivait. Je mis de « suite pied à terre pour en savoir la cause, car il « m'était impossible de la voir à la distance d'une « toise. Je vois Monsieur à moitié endormi à côté de « son cheval, et tout étonné de se trouver à terre ; il « m'a assuré qu'il ne s'était pas blessé. Son cheval « n'a pas cherché à s'éloigner, ce qui aurait été dan- « gereux, car des précipices se trouvaient très près du « lieu nous étions. »

Au sortir de la Somma, après avoir passé Pergame, j'eus avec mon guide la dispute qu'on lit dans Y Itiné- raire. Voici le récit de Julien :

« Nous sommes partis de très bonne heure de ce « village, après avoir remonté notre cantine. A peu « de distance du village, je fus très étonné de voir « Monsieur en colère contre notre conducteur; je lui « en demandai le motif. Alors Monsieur me dit qu'il « était convenu avec le conducteur, à Smyrne, qu'il le « mènerait dans les plaines de Troie, chemin faisant, « et que, dans ce moment, il s'y refusait en disant « que ces plaines étaient infestées de brigands. Mon- te sieur n'en voulait rien croire et n'écoutait personne. « Comme je voyais qu'il s'emportait de plus en plus, « je fis signe au conducteur de venir près de l'inter- « prête et du janissaire pour m'expliquer ce qu'on lui « avait dit des dangers qu'il y avait à courir dans les « plaines que Monsieur voulait visiter. Le conducteur

512 MEMOIRES D OUTRE-TOMBK

« dit à l'interprète qu'on lui avait assuré qu'il fallait « être en très grand nombre pour ne pas être attaqué: « le janissaire me dit la même chose. Alors, j'allai « trouver Monsieur et lui répétai ce qu'ils m'avaient « dit tous trois, et, de plus, que nous trouverions à « une journée démarche un petit village il y avait « un espèce de consul qui pourrait nous instruire de « la vérité. D'après ce rapport, Monsieur se calma et « nous continuâmes notre route jusqu'à cet endroit. « Aussitôt arrivé, il se rendit près du consul, qui lui « dit tous les dangers qu'il courait, s'il persistait à « vouloir aller en si petit nombre dans ces plaines de « Troie. Alors Monsieur a été obligé de renoncer à « son projet, et nous continuâmes notre route pour «t Constantinople, » J'arrive à Gonstantinople *.

1. 11 arriva à Constanlinople le 13 septembre 1806. Le joui même il adressait à sa cousme M™« de Talaru cette jolie lettre :

« Me voilà dans le plus beau pays du monde, ma chère cou- sine, et je ne suis pas plus heureux. J'ai vu la Grèce, j'ai visité Sparte, Argos, Corinthe. Je vais partir pour Jérusalem, et j'es- père vous revoir dans le mois de décembre. Les Martyrs profi- teront de ces courses. Mais le pauvre auteur aura bien payé, par des peines et des soucis, quelques phrases qui encore ne plairont peut-être pas au public. Chère cousine, je vous en sup- plie, trouvez-moi quelque coin obscur auprès de vous, je puisse enfin vivre en repos et passer le reste de mes jours. Vous ne sauriez croire à quel point j'ai soif de retraite et de paix. Il faut bien se mettre dans la tête que toute la vie consiste dans la société de quelques amis, et l'oubli des méchants autant qu'on peut les oublier. J'avais un besoin réel de faire ce voyage, pour compléter le cercle de mes études. A présent que j'aurai vu les plus beaux monuments des hommes et ceux de la nature, je n'aurai plus envie de sortir de mon trou. Au reste, chère cou- sine, je suis toujours le même; tel vous m'avez laissé, tel voua Bae trouverez. Je mourrai dans mon tieché, et je vous assure que

MÉMOIRES d'outre-tombe 513

MON ITINERAIRE.

« L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues et les meutes de chiens sans maîtres furent les trois caractères distinctifs qui me frappèrent d'abord dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche guère qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruit de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches, ni presque pas de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette qui semble vouloir passer sans être aperçue, et qui a toujours l'air de se déro- ber aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient que pour acheter, vendre et mourir. Les cimetières,

j'irais au bout de la terre, avant de pouvoir trouver beau ce que je trouve laid.

« Comme nous causerons de mille choses un jour à Chara- mante I Comme je travaillerai dans un certain pavillon noir qui m'est destiné! Que n'y suis-je déjà 1 Une grande mer nous sépare encore; mais j'espère la franchir bientôt. En attendant, je vous recommande la petite créature qui doit être à présent chez Jou- bert (M^ie de Chateaubriand); je lui porte un beau schall pour la tenir chaudement cet hiver, et pour ne point aller voir les grandes dames, mais sa cousine, qui est bien une grande dame aussi. Il me semble que je vous vois tous ensemble faisant un mé- chant dîner à mon second étage, et écoutant de longues his- toires, que j'aurai rapportées de Grèce. Bon Dieu ! que je suis fou d'être encore ici! Allons, patience : j'arriverai.

« Adieu, (Sière cousine, je vous embrasse tendrement, ainsi que M. de T [alaru]. Mille chose? à MM. de Court et Chavana; mille souvenirs à tous mes amis Priez pour moi et aimez-moi toujours.

« Si vous voyez ma femme, ne lui dites rien de mon voyage en Syrie, de peur de l'effrayer.

« Ch. » T. il. 33

5i4 MÉMOIRES d'ODTRE-TOMBE

sans murs et placés au milieu des rues, sont des bois magnifiques de cyprès : les colombes font leurs nids dans ces cyprès et partagent la paix des morts. On découvre çà et quelques monuments antiques qui n'ont de rapport ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont en vironnés ; on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux ; ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un iman coudait et qu'un janissaire égorge. Au milieu des prisons et des bagnes, s'élève un sérail, capitole de la servitude : c'est qu'un gar- dien sacré conserve soigneusement les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. » Julien, lui, ne se perd pas ainsi dans les nues:

ITLNÉRAIRE DE JULIEN.

« L'intérieur de Constantinople est très désagréable « par sa pente vers le canal et le port; on est obligé % de mettre dans toutes les rues qui descendent dans « cette direction (rues fort mal pavées) des retraites « très près les unes des autres, pour retenir les terres « que l'eau entraînerait. Il y a peu de voitures : les « Turcs font beaucoup plus usage de chevaux de selle « que les autres nations. Il y a dans le quartier fran- « çais quelques chaises à porteurs pour les dames. Il « y a aussi des chameaux et des chevaux de somme « pour le transport des marchandises. On voit égale- nt ment des portefaix, qui sont des Turcs ayant do « très gros et longs bâtons; il peuvent se mettre cinq

MÉMOIRES d'outre-tombe 515

« OU six à chaque bout et portent des charges énormes « d'un pas régulier; un seul homme porte aussi de «< très lourds fardeaux. Ils ont un espèce de crochet « qui leur prend depuis les épaules jusqu'aux reins, « et avec une remarquable adresse d'équilibre, ils « portent tous les paquets sans être attachés. »

MON ITINÉRAIRE.

« Nous étions sur le vaisseau à peu près deux cents passagers, hommes, femmes, enfants et vieillards. On voyait autant de nattes rangées en ordre des deux côtés de l'cntre-pont. Dans cette espèce de république, chacun faisait son ménage à volonté : les femmes soi- gnaient leurs enfants, les hommes fumaient ou prépa- raient leur dîner, les papas causaient ensemble. On entendait de tous côtés le son des mandolines, des violons et des lyres. On chantait, on dansait, on riait, on priait. Tout le monde était dans la joie. On me di- sait : « Jérusalem I » en me montrant le midi ; et je répondais : « Jérusalem ! » Enfin, sans la peur, nous eussions été les plus heureuses gens du monde ; mais, au moindre vent, les matelots pliaient les voiles, les pèlerins criaient : Christos, Kyrie eleison ! L'orage passé, nous reprenions notre audace. »

Ici, je suis battu par Julien :

ITINÉRAIRE DE JULIEN.

« Il a fallu nous occuper de notre départ pour Jafifa, « qui eut lieu le jeudi 18 septembre. Nous nous « sommes embarqués sur un bâtiment grec, il y

516 MEMOIRES d'outre-tombe

« avait au moins, tant hommes que femmes et en- « fants, cent cinquante Grecs qui allaient en pèle- « rinage à Jérusalem, ce qui causait beaucoup d'em- « barras dans le bâtiment.

« Nous avions, de même que les autres passagers, « nos provisions de bouche et nos ustensiles de cui- « sine que j'avais achetés à Constantinople. J'avais, en « outre, une autre provision assez complète que « M. l'ambassadeur nous avait donnée, composée de « très beaux biscuits, jambons, saucissons, cervelas ; « vins de différentes sortes, rhum, sucre, citrons, « jusqu'à du vin de quinquina contre la fièvre. Je me « trouvais donc pourvu d'une provision très abon- « dante, que je ménageais et ne consommais qu'avec « une grande économie, sachant que nous n'avions « pas que ce trajet à faire : tout était serré aucun « passager ne pouvait aller.

« Notre trajet, qui n'a été que de treize jours, m'a « paru très long par toutes sortes de désagréments et « de malpropretés sur le bâtiment. Pendant plusieurs « jours de mauvais temps que nous avons eus, les « femmes et les enfants étaient malades, vomissaient « partout, au point que nous étions obligés d'aban- * donner notre chambre et de coucher sur le pont. « Nous y mangions beaucoup plus commodément « qu'ailleurs, ayant pris le parti d'attendre que tous « nos Grecs aient fini leur tripotage. »

Je passe le détroit des Dardanelles ; je touche à Rhodes, et je prends un pilote pour la côte de Syrie. Un calme nous arrête sous le continent de l'Asie, presque en face de l'ancien cap Chélidonia. Nous restons deux jours en mer, sans savoir nous étions.

MÉMOIRES d'outre-tombe 517

MON niNERAIRE.

« Le temps était si beau et l'air si doux, que tous es passagers restaient la nuit sur le pont. J'avais dis- puté un point du gaillard d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en grommelant. C'était que je dormais le 30 de septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j'ouvris les yeux et j'aperçus les pèle- rins qui regardaient vers la proue du vaisseau. Je de- mandai ce que c'était ; on me cria : Signor, il Car- melof Le Carmell Le vent s'était levé la veille à huit heures du soir, et, dans la nuit, nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m'enquérant de la mon- tagne sacrée. Chacun s'empressait de me la montrer de la main ; mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d'auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l'apparition de la Terre Sainte; le chef des papas priait à haute voix : on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau que le vent le plus favorable pous- sait sur une mer brillante. De temps en temps un cri s'élevait de la proue, quand on revoyait le Carmel. J'aperçus enfin, moi-même, cette montagne, comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce : mais la vue du ber-

513 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBB

ceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de joie et de respect J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde.

« Le vent nous manqua à midi ; il se leva de nou- reau à quatre heures ; mais, par l'ignorance du pilote, nous dépassâmes le but... A deux heures de l'après- midi, nous revîmes Jaffa.

ft Un bateau se détacha de la terre avec trois reli- gieux. Je descendis avec eux dans la chaloupe ; nous entrâmes dans le port par une ouverture pratiquée entre des rochers, et dangereuse même pour un caïque.

Cl Les Arabes du rivage s'avancèrent dans l'eau jus- qu'à la ceinture, afin de nous charger sur leurs épaules. Il se passa, là, une scène assez plaisante : mon domestique était vêtu d'une redingote blanchâtre; le blanc étant la couleur de distinction chez les Arabes, ils jugèrent que Julien était le scheik. Ils se saisirent de lui et l'emportèrent en triomphe, malgré ses pro- testations, tandis que, grâce à mon habit bleu, je me sauvais obscurément sur le dos d'un mendiant dégue- nillé. «

Maintenant, entendons Julien, principal acteur de la scène :

ITINÉRAIRE DE JULIEN.

« Ce qui m'a beaucoup étonné, c'est de voir venir « six Arabes pour me porter à terre, tandis qu'il n'y

MEMOIRES d'outre-tombe 519

« en avait que deux pour Monsieur, ce qui l'amusait « beaucoup de me voir porter comme une châsse. Je « ne sais si ma mise leur a paru plus brillante que « celle de Monsieur : il avait une redingote brune et « boutons pareils, la mienne était blanchâtre, avec des « boutons de métal blanc qui jetaient assez d'éclat « par le soleil qu'il faisait ; c'est ce qui a pu, sans « doute, leur causer cette méprise.

« Nous sommes entrés le mercredi 1" octobre chez a les religieux de Jaffa, qui sont de l'ordre des Corde- nt liers, parlant latin et italien, mais très peu français. « Il nous ont très bien reçus et ont fait tout leur pos- « sible pour nous procurer tout ce qui nous était né- « cessaire. »

J'arrive à Jérusalem. Par le conseil des Pères du couvent, je traverse vite la cité sainte pour aller au Jourdain. Après m'être arrêté au couvent de Beth- léem, je pars avec une escorte d'Arabes; je m'arrête à Saint-Saba. A minuit, je me trouve au bord de la mer Morte.

MON ITINÉRAIRE.

« Quand on voyage dans la Judée, d'abord un grand ennui saisit le cœur ; mais lorsque, passant de soli- tude en solitude, l'espace s'étend sans bornes devant vous, peu à peu l'ennui se dissipe, on éprouve une terreur secrète qui, loin d'abaisser l'âme, donne du courage et élève le génie. Des aspects extraordinaires décèlent de toutes parts une terre travaillée par des miracles : le soleil brûlant, Fais-le impétueux, le fi- guier stérile, toute la poésie, tous les tableaux de

520 MÉMOIRES d'outre-tombe

l'Écriture sont là. Chaque nom renferme un mystère ; chaque grotte déclare l'avenir ; chaque sommet reten- tit des accents d'un prophète. Dieu même a parlé sur ces bords : les torrents desséchés, les rochers fendus, les tombeaux entr'ouverts, attestent le prodige ; le désert paraît encore muet de terreur, et l'on dirait qu'il n'a osé rompre le silence depuis qu'il a entendu la voix de l'Éternel.

« Nous descendîmes de la croupe de la montagne, afin d'aller passer la nuit au bord de la mer Morte, pour remonter ensuite au Jourdain. »

ITINERAIRE DE JULIEN.

« INous sommes descendus de cheval pour les lais- a ser reposer et manger, ainsi que nous, qui avions « une assez bonne cantine que les religieux de Jéru- « salem nous avaient donnée. Après notre collation « faite, nos Arabes allèrent à une certaine distance de « nous, pour écouter, l'oreille sur terre, s'ils enten- « daient quelque bruit ; nous ayant assuré que nous « pouvions être tranquilles, alors chacun s'est aban- « donné au sommeil. Quoique couché sur des cailloux, « j'avais fait un très bon somme, quand Monsieur « vint me réveiller, à cinq heures du matin, pour faire « préparer tout notre monde à partir. Il avait déjà « empli une bouteille en fer-blanc, tenant environ trois « chopines, de l'eau de la mer Morte, pour rapporter « à Paris. »

MÉMOIRES d'outre-tombe 521

MON ITINERAIRE.

« Nous levâmes le camp, et nous cheminâmes pen- dant une heure et demie avec une peine excessive dans une arène blanche et fine. Nous avancions vers un petit bois d'arbres de baume et de tamarins, qu'à mon grand étonnement je voyais s'élever du milieu d'un sol stérile. Tout à coup, les Bethléémites s'arrê- tèrent et montrèrent delà main, au fond d'une ravine, quelque chose que je n'avais pas aperçu. Sans pou- voir dire ce que c'était, j'entrevoyais comme une espèce de sable en mouvement sur l'immobilité du sol. Je m'approchai de ce singulier objet, et je vis un fleuve jaune que j'avais peine à distinguer de l'arène de ses deux rives. Il était profondément encaissé, et roulait avec lenteur une onde épaisse : c'était le Jour- dain...

« Les Bethléémites se dépouillèrent et se plongè- rent dans le Jourdain. Je n'osais les imiter, à cause de la fièvre qui me tourmentait toujours. »

ITINÉRAIRE DE JULIEN.

« Nous sommes arrivés au Jourdain à sept heures » du matin, par des sables nos chevaux entraient " jusqu'aux genoux, et par des fossés qu'ils avaient ■■' peine à remonter. Nous avons parcouru le rivage <' jusqu'à dix heures, et, pour nous délaisser, nous « nous sommes baignés très commodément par « l'ombre des arbrisseaux qui bordent le fleuve. Il au- « rait été très facile de passer de l'autre côté à la nage,

522 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

« n'ayant de largeur, à l'endroit nous étions, « qu'environ 40 toises; mais il n'eût pas été prudent « de le faire, car il y avait des Arabes qui cherchaient « à nous rejoindre, et en peu de temps ils se réunis- « sent en très grand nombre. Monsieur a empli sa a seconde bouteille de fer-blanc d'eau du Jourdain. »

Nous rentrâmes dans Jérusalem : Julien n'est pas beaucoup frappé des saints lieux : en vrai philosophe, il est sec : « Le Calvaire, dit-il, est dans la même « église, sur une hauteur, semblable à beaucoup a d'autres hauteurs sur lesquelles nous avons monté, « et d'oîi l'on ne voit au loin que des terres en friche, « et, pour tous bois, des broussailles et arbustes « rongés par les animaux. La vallée de Josaphat se « trouve en dehors, au pied du mur de Jérusalem, et « ressemble à un fossé de rempart. »

Je quittai Jérusalem, j'arrivai à Jaffa, et je m'em- barquai pour Alexandrie. D'Alexandrie j'allai au Caire, et je laissai Julien chez M. Drovetti, qui eut la bonté de me noliser un bâtiment autrichien pour Tunis. Julien continue son journal à Alexandrie : « Il y a, « dit-il, des juifs qui font l'agiotage comme partout « ils sont. A une demi-lieue de la ville, il y a la « colonne de Pompée, qui est en granit rougeàtre, « montée sur un massif de pierres de taille. »

MON ITINERAIRE.

« Le 23 novembre, à midi, le vent étant devena favorable, je me rendis à bord du vaisseau. J'em- brassai M. Drovetti sur le rivage, et nous nous pro-

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 523

Aitmes amitié et souvenance : j'acquitte aujourd'hui ma dette.

« Nous levâmes lancre à deux heures. Un pilote nous mit hors du port. Le vent était faible et de la partie du midi. Nous restâmes trois jours à la vue de la colonne de Pompée, que nous découvrions à l'hori- zon. Le soir du troisième jour , nous entendîmes le coup de canon de retraite du port d'Alexandrie. Ce fut comme le signal de notre départ définitif, car le vent du nord se leva, et nous fîmes voile à l'occident.

« Le 1" décembre, le vent, se fixant à l'ouest, nous barra le chemin. Peu à peu il descendit au sud-ouest et se changea en une tempête qui ne cessa qu'à notre arrivée à Tunis. Pour occuper mon temps, je copiais et mettais en ordre les notes de ce voyage et les des- criptions des Martyrs. La nuit, je me promenais sur le pont avec le second, le capitaine Dinelli. Les nuits passées au milieu des vagues, sur un vaisseau battu de la tempête, ne sont pas stériles; l'incertitude de notre avenir donne aux objets leur véritable prix : la terre, contemplée du milieu d'une mer orageuse, ressemble à la vie considérée par un homme qui va mourir. »

ITINÉRAIRE DE JULIEIf.

« Après notre sortie du port d'Alexandrie, nous « avons été assez bien pendant les premiers jours, « mais cela n'a pas duré, car nous avons toujours eu « mauvais temps et mauvais vent pendant le reste du « trajet. Il y avait toujours de garde sur le pont un « officier, le pilote et quatre matelots. Quand nous

524 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

« voyions, à la fin du jour, que nous allions a^oir une « mauvaise nuit, nous montions sur le pont. Vers et minuit, je faisais notre punch. Je commençais tou- te jours à en donner à notre pilote et aux quatre ma- « telots, ensuite j'en servais à Monsieur, à l'officier « et à moi; mais nous ne prenions pas cela aussi « tranquillement que dans un café. Cet officier avait « beaucoup plus d'usage que le capitaine ; il parlait « très bien français, ce qui nous a été très agréable « dans notre trajet. »

Nous continuons notre navigation et nous mouil- lons devant les îles Kerkeni.

MON ITINÉRAIRE.

« Un orage du sud-est s'éleva à notre grande joie, et en cinq jours nous arrivâmes dans les eaux de l'île de Malte. Nous la découvrîmes la veille de Noël ; mais, le jour de Noël même, le vent se rangeant à l'ouest- nord-ouest, nous chassa au midi de Lampedouse. Nous restâmes dix-huit jours sur la côte orientale du royaume de Tunis, entre la vie et la mort. Je n'ou- blierai de ma vie la journée du 28.

« Nous jetâmes l'ancre devant les îles de Kerkeni. Nous restâmes huit jours à l'ancre dans la petite Syrte, je vis commencer l'année 1807. Sous com- bien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues 1 Qu'ils étaient loin de moi ces temps de mon enfance oii je recevais avec un cœur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels! Comme ce premier jour de l'année

MÉMOIRES d'outre-tombe 525

était attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étran- ger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre bar- bare, ce premier jour s'envolait pour moi , sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité I Ce jour, du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs. »

Julien est exposé à la même destinée, et il me re- prend d'une de ces impatiences dont, heureusement, je me suis corrigé.

ITINÉRAIRE DE JULIEN.

« Nous étions très près de l'île de Malte et nous « avions à craindre d'être aperçus par quelque bâti- « ment anglais qui aurait pu nous forcer d'entrer « dans le port ; mais aucun n'est venu à notre ren- « contre. Notre équipage se trouvait très fatigué, et « le vent continuait à ne pas nous être favorable. Le « capitaine voyant sur sa carte un mouillage nommé « Kerkeni, duquel nous n'étions pas éloignés, fit « voile dessus , sans en prévenir Monsieur , lequel, « voyant que nous approchions de ce mouillage, s'est « fâché de ce qu'il n'avait pas été consulté, disant au « capitaine qu'il devait continuer sa route, ayant sup- « porté de plus mauvais temps. Mais nous étions trop « avancés pour reprendre notre route , et, d'ailleurs, « la prudence du capitaine a été fort approuvée, car, « cette nuit-là, le vent est devenu bien plus fort et la « mer très mauvaise. Ayant été obligés de rester

A

5â6 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

« vingt-quatre heures de plus que notre préTision « dans le mouillage, Monsieur en marquait vivemenv « son mécontentement au capitaine, malgré les justes « raisons que celui-ci lui donnait.

« Il y avait environ un mois que nous naviguions, « et il ne nous fallait plus que sept ou huit heures « pour arriver dans le port de Tunis. Tout à coup le « vent devint si violent que nous fûmes obligés de « nous mettre au large, et nous restâmes trois se- « maines sans pouvoir aborder ce port. C'est encore « dans ce moment que Monsieur reprocha de nouveau « au capitaine d'avoir perdu trente-six heures au « mouillage. On ne pouvait le persuader qu'il nous « serait arrivé plus grand malheur si le capitaine eût « été moins prévoyant. Le malheur que je voyais « était de voir nos provisions baisser, sans savoir « quand nous arriverions. »

Je foulai enfin le sol de Carthage. Je trouvai chez M. et madame Devoise l'hospitalité la plus généreuse. Julien fait bien connaître mon hôte; il parle aussi de la campagne et des Juifs : « Us prient et pleurent, » dit-il.

Un brick de guerre américain m'ayant donné pas sage à son bord, je traversai le lac de Tunis pour me rendre à La Goulette. « Chemin faisant, dit Julien, je « demandai à Monsieur s'il avait pris l'or qu'il avait « mis dans le secrétaire de la chambre il cou- « chait; il me dit qu'il l'avait oublié, et je fus obligé « de retourner à Tunis. » L'argent ne peut jamais me demeurer dans la cervelle.

Quand j'arrivai d'Alexandrie, nous jetâmes lancre en face les débris de la cité d'Annibal. Je les regar-

MÉMOIRES d'oL'TRE-TOMBE 527

dais du bord sans pouvoir deviner ce que c'était. J'apercevais quelques cabanes de Maures, un ermitage musulman sur la pointe d'un cap avancé, des brebis paissant parmi des ruines, ruines si peu apparentes que je les distinguais à peine du sol qui les portait : c'était Carthage. Je la visitai avant de m'embarquer pour l'Europe.

MON ITINÉRAIRE.

« Du sommet de Byrsa, l'œil embrasse les ruines de Carthage qui sont plus nombreuses qu'on ne le pense généralement : elles ressemblent à celles de Sparte, n'ayant rien de bien conservé, mais occupant un espace considérable. Je les vis au mois de février; les figuiers, les oliviers et les caroubiers donnaient déjà leurs premières feuilles ; de grandes angéliques et des acanthes formaient des touffes de verdure parmi les débris de marbre de toutes couleurs. Au loin, je promenais mes regards sur l'isthme, sur une double mer, sur des îles lointaines, sur une campagne riante, sur des lacs bleuâtres, sur des montagnes azurées; je découvrais des forêts, des vaisseaux, des aqueducs, des villages maures, des ermitages maho- métans, des minarets et les maisons blanches de Tunis. Des millions de sansonnets, réunis en batail- lons et ressemblants à des nuages, volaient au-dessus de ma tête. Environné des plus grands et des plus touchants souvenirs, je pensais à Didon, à Sopho- nisbe, à la noble épouse d'Asdrubal; je contemplais les vastes plaines sont ensevelies les légions d'An- nibal, de Scipion et de César; mes yeux voulaier.t

528 MEMOIRES D OUTRE-TOMBE

reconnaître l'emplacement du palais d'Utique. Hélas 1 les débris du palais de Tibère existent encore à Ca- prée, et l'on clierche en vain à Utique la place de la maison de Caton I Enfin, les terribles Vandales, les légers Maures, passaient tour à tour devant ma mé- moire, qui m'offrait, pour dernier tableau, saint Louis expirant sur les ruines de Carthage. »

Julien achève comme moi de prendre sa dernière vue de l'Afrique à Carthage.

ITINÉRAIRE DE JULIEN.

« Le 7 et le 8 nous nous sommes promenés dans « les ruines de Carthage il se trouve encore quel- « ques fondations à rase terre, qui prouvent la soli- « dite des monuments de l'antiquité. Il y a aussi « comme les distributions de bains qui sont submer- « gés par la mer. Il existe encore de très belles « citernes ; on en voyait d'autres qui étaient com- « blées. Le peu d'habitants qui occupent ces contrées « cultivent les terres qui leur sont nécessaires. Ils « ramassent différents marbres et pierres, ainsi que a des médailles qu'ils vendent aux voyageurs comme « antiques : Monsieur en a acheté pour rapporter en « France. »

Julien raconte brièvement notre traversée de Tunis à la baie de Gibraltar; d'Algésiras, il arrive promp- tement à Cadix, et de Cadix à Grenade. Indifférent à Blanca^, il remarque seulement que l'Alhambra et autres édifices élevés sont sur des rochers d'une hauteur

1. L'héroïne du Dernier des Abenceragcs. Voir ï Appen- dice n» XI : La comtesse de Noaillss.

MEMOIRES d'outre-tombe 529

immense. Mon Itinéraire n'entjpe pas dans beaucoup plus de détails sur Grenade; je me contente de dire :

« L'Alhambra me parut digne d'être remarqué, même après les temples de Grèce. La vallée de Grenade est délicieuse et ressemble beaucoup à celle de Sparte: on conçoit que les Maures regrettent un pareil pays. »

C'est dans le Dernier des Abencerages* que j'ai décrit l'Âlhambra. L'Alhambra, le Généralife, le Monte- Santo se sont gravés dans ma tête comme ces paysages fantastiques que, souvent à l'aube du jour, on croit entrevoir dans un beau premier rayon de l'aurore. Je me sens encore assez de nature pour peindre la Vega; mais je n'oserais le tenter, de peur de V archevêque de Grenade, Pendant mon séjour dans la ville des sul- tanes, un guitariste, chassé par un tremblement de terre d'un village que je venais de traverser, s'était donné à moi. Sourd comme un pot, il me suivait par- tout : quand je m'asseyais sur une ruine dans le palais des Maures, il chantait debout à mes côtés, en s'ac- compagnant de sa guitare. L'harmonieux mendiant n'aurait peut-être pas composé la symphonie de la Création, mais sa poitrine brunie se montrait à travers les lambeaux de sa casaque, et il aurait eu grand besoin d'écrire comme Beethoven à mademoiselle Breuning :

« Vénérable Éléonore, ma très chère amie, je vou- « drais bien être assez heureux pour posséder une « veste de poil de lapin tricotée par vous. »

i. Cette Nouvelle composée sous l'Empire, a paru pour la première fois eu 1827, dans le tome XVI de la première édition des Œuvres complètes, sous le titre : Les Aventures du dernier Aoencerage.

T. ri. 34

530 MEMOIRES D OUTRE-TOMBE

Je traversai d'un bout à l'autre cette Espagne où, seize années plus tard, le ciel me réservait un grand rôle, en contribuant à étouffer l'anarchie chez un noble peuple et à délivrer un Bourhon : l'honneur de nos armes fut rétabli, et j'aurais sauvé la légitimité, si la L^égitimité avait pu comprendre les conditions de sa durée.

Julien ne me lâche pas qu'il ne m'ait ramené sur la place Louis XV, le 5 juin 1807, à trois heures après midi. De Grenade, il me conduit à Aranjuez, à Madrid, à l'Escurial, d'où il saute à Bayonne.

« Nous sommes repartis de Bayonne, dit-il, le mardi « 9 mai, pour Pau, Tarbes, Baréges et Bordeaux, « nous sommes arrivés le 18, très fatigués, avec « chacun un mouvement de fièvre. Nous en sommes « repartis le 19, et nous avons passé à Angoulême et « à Tours, et nous sommes arrivés le 28 à Blois « nous avons couché. Le 31, nous avons continué « notre route jusqu'à Orléans, et ensuite nous avons « fait notre dernier coucher à Augerville *. »

J'étais là, à une poste d'un château * dont mon long voyage ne m'avait point fait oublier les habitants. Mais les jardins d'Armide, étaient-ils? Deux ou trois fois, en retournant aux Pyrénées, j'ai aperçu du

1. Augerville-la-Rivière, canton de Puiseaui, arrondissement de Pithiviers (Loiret); célèbre par son château, que le roi Charles VII avait donné à Jacques Cœur, et qui devint en 1825 la propriété de Berryer.

2. Le château de Malesherbes, situé à six kilomètres d'Auger ville. Il appartenait à Louis de Chateaubriand, le neveu du grand écrivain. 11 est aujourd'hui la propriété de M™* la mar- quise de Beaufort, née de Chateaubriand.

MÉMOIRES d'outre-tombe 531

grand chemin la colonne de Méréville*; ainsi que la colonne de Pompée, elle m'annonçait le désert : comme mes fortunes de mer, tout a changé.

J'arrivai à Paris avant les nouvelles que je donnais de moi : j'avais devancé ma vie. Tout insignifiantes que sont les lettres que j'écrivais, je les parcours, comme on regarde de méchants dessins qui repré- sentent des lieux qu'on a visités. Ces billets datés de Modon, d'Athènes, de Zéa, de Smyrne et de Constan- tinople, de Jaffa, de Jérusalem, d'Alexandrie, de Tunis, de Grenade, de Madrid et de Burgos; ces lignes tracées sur toutes sortes de papier, avec toutes sortes d'encre, apportées par tous les vents, m'intéressent. Il n'y a pas jusqu'à mes fîrmans que je ne me plaise à dérouler : j'en touche avec plaisir le vélin, j'en suis l'élégante calligraphie et je m'ébahis à la pompe du style. J'étais donc un bien grand personnage 1 Nous sommes de bien pauvres diables, avec nos lettres et nos passe-ports à quarante sous, auprès de ces sei- gneurs du turban !

Osman Séïd, pacha de Morée, adresse ainsi à qui de droit mon firman pour Athènes:

« Hommes de loi des bourgs de Misitra (Sparte) et « d'Argos, cadis, nadirs, effendis, de qui puisse la « sagesse s'augmenter encore; honneur de vos pairs « et de nos grands, vaïvodes, et vous par qui voit

1 . Il a été parlé plus haut, page 468, note 4, du château de Méréville. Je lis dans une description de Méréville et de son parc, faite en 1819 : « Sur un des points les plus élevés du parc est une colonne dont la hauteur égale celle de la place Vendôme, Du sommet de cette colonne, la vue embrasse tout l'ensemble du parc et une campagne magnifique dont l'horizon s'étend à ▼ingt lieues. »

532 MÉMOIRES d'outre-tombe

« votre maître, qui le remplacez dans chacune da « vos juridictions, gens en place et gens d'affaires, « dont le crédit ne peut que croître ;

« Nous tous mandons qu'entre les nobles de France, « un noble (particulièrement) de Paris, muni de cet « ordre, accompagné d'un janissaire armé et d'un « domestique pour son escorte, a sollicité la permis- « sion et expliqué son intention de passer par quel- « ques-uns des lieux et positions qui sont de vos juri- « dictions, afin de se rendre à Athènes, qui est un « isthme hors de là, séparé de vos juridictions.

« Voilà donc, effendis, vaïvodes et tous autres dési- « gnés ci-dessus, quand le susdit personnage arrivera « aux lieux de vos juridictions, vous aurez le plus « grand soin qu'on s'acquitte envers lui des égards et « de tous les détails dont l'amitié fait une loi, etc., etc. « An 1221 de l'hégire. »

Mon" passe-port de Constantinople pour Jérusalem porte :

« Au tribunal sublime de Sa Grandeur le kadi de « Kouds (Jérusalem), Schérif très excellent effendi :

« Très excellent effendi, que Votre Grandeur placée « sur son tribunal auguste agrée nos bénédictions « sincères et nos salutations affectueuses.

« Nous vous mandons qu'un personnage noble, de « la cour de France, nommé François-Auguste de « Chateaubriand, se rend en ce moment vers vous, « pour accomplir le saint pèlerinage (des chrétiens). »

Protégerions-nous de la sorte le voyageur inconnu près des maires et des gendarmes qui visitent son passe-port? On peut lire également dans ces firmans les révolutions des peuples : combien de laissez-passer

MÉMOIRES d'outre-tombe 533

a-t-il fallu que Dieu donnât aux empires, pour qu'ua esclave tartare imposât des ordres à un vaïvode de Misitra, c'est-à-dire à un magistrat de Sparte; pour qu'un musulman recommandât un chrétien au cadi de Kouds, c'est-à-dire de Jérusalem I

V Itinéraire est entré dans les éléments qui com- posent ma vie. Quand je partis en 1806, un pèlerinage à Jérusalem paraissait une grande entreprise. Ores que la foule m'a suivi et que tout le monde est en diligence, le merveilleux s'est évanoui; il ne m'est guère resté en propre que Tunis : on s'est moins dirigé de ce côté, et l'on convient que j'ai désigné la véritable situation des ports de Carthage. Cette honorable lettre le prouve :

« Monsieur le vicomte, je viens de recevoir un plan « du sol ei des ruines ae Carthage, donnant les con- «i tours exacts et les reliefs du terrain; il a été levé « trigonométriquement sur une base de 1,500 mètres, « il s'appuie sur des observations barométriques faites « avec des baromètres correspondants. C'est un travail « de dix ans de précision et de patience; il confirme « vos opinions sur la position des ports de Byrsa.

« J'ai repris, avec ce plan exact, tous les textes an- « ciens, et j'ai déterminé,je crois, l'enceinte extérieure « et les autres parties du Gothon, de Byrsa et de Mé- « gara, etc., etc. Je vous rends la justice qui vous est « due à tant de titres.

« Si vous ne craignez pas de me voir fondre sur « votre génie avec ma trigonométrie et ma lourde « érudition, je serai chez vous au premier signe de « votre part. Si nous vous suivons, mon pèr*» ^t moi,

534 MÉMOIRES d'outre-tombe

« dans la littérature, longissimo intervallo, au moins « nous aurons tâché de vous imiter par la noble indé- « pendance dont vous donnez à la France un si beau « modèle.

« J'ai l'honneur d'être, et je m'en vante, votre franc « admirateur.

« DuREAU DE La Malle*. »

Une pareille rectification des lieux aurait suffi autre- fois pour me faire donner un nom en géographie. Dorénavant, si j'avais encore la manie de faire parler de moi, je ne sais je pourrais courir afin d'attirer l'attention du public : peut-être reprendrais-je mon ancien projet de la découverte du passage au pôle nord; peut-être remonterais-je le Gange. Là, je verrais la longue ligne noire et droite des bois qui défendent l'accès de l'Himalaya; lorsque, parvenu au col qui attache les deux principaux sommets du mont Gan- ghour, je découvrirais l'amphithéâtre incommensu- rable des neiges éternelles; lorsque je demanderais à mes guides, comme Heber, l'évêque anglican de Cal- cutta ^ le nom des autres montagnes de l'est, ils me répondraient qu'elles bordent l'empire chinois. A la bonne heure 1 mais revenir des Pyramides, c'est comme

1. Adolphe-Jules-César-Auguste Bureau de La Malle (1777- 1857), membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Il a écrit de savants mémoires d'histoire et d'archéologie. Son

•principal ouvrage est l'Economie politique des Romains (1840, 2 vol. in-8o).

2. Reginald Heber (1783-1826). à Malpas (Cheshire), il de- vint en 1822 évêque de Calcutta. Il avait publié, en 1819, un petit volume de Poèmes religieux. Après sa mort, sa femme, Amélie Heber, fit paraître son Récit de voyage à travers let provinces supirieurea de Vlnde, de Calcutta à Bombay (troif Tolumes in-8o).

MÉMOIRES d'outre-tombe 535

si vous reveniez de Montlhéry. A ce propos, je me souviens qu'un pieux antiquaire des environs de Saint- Denis en France m'a écrit pour me demander si Pon- toise ne ressemblait pas à Jérusalem.

La page qui termine V Itinéraire semble être écrite en ce moment même, tant elle reproduit mes senti- ments actuels.

« Il y a vingt ans, disais-je, que je me consacre à « l'étude au milieu de tous les hasards et de tous les « chagrins ; diversa exsilia et désertas quœrere terras : « un grand nombre des feuilles de mes livres ont été « tracées sous la tente, dans les déserts, au milieu des « flots ; j'ai souvent tenu la plume sans savoir com- « ment je prolongerais de quelques instants mon exis- « tence... Si le ciel m'accorde un repos que je n'ai « jamais goûté, je tâcherai d'élever en silence un mo- « nument à ma patrie ; si la Providence me refuse ce « repos, je ne dois songer qu'à mettre mes derniers jours à l'abri des soucis qui ont empoisonné les « premiers. Je ne suis plus jeune, je n'ai plus l'amour « du bruit ; je sais que les lettres, dont le commerce « est si doux quand il est secret, ne nous attirent au « dehors que des orages. Dans tous les cas, j'ai assez « écrit si mon nom doit vivre ; beaucoup trop s'il doit « mourir. »

Il est possible que mon Itinéraire demeure comme un manuel à l'usage des Juifs errants de ma sorte : j'ai marqué scrupuleusement les étapes et tracé une carte routière. Tous les voyageurs à Jérusalem m'ont écrit pour me féliciter et me remercier de mon exac- Utude ; j'en citerai un témoignage :

« Monsieur, vous m'avez fait l'honneur, il y a quel-

536 MÉMOIRES d'outre-tombe

« ques semaines, de me recevoir chez vous, ainsi que c mon ami M. de Saint-Laumer ; en vous apportant « une lettre d'Abou-Gosch, nous venions vous dire « combien on trouvait de nouveaux mérites à votre « Itinéraire en le lisant sur les lieux, et comme on « appréciait jusqu'à son titre même, tout humble et « tout modeste que vous l'ayez choisi, en le voyant « justifié à chaque pas par l'exactitude scrupuleuse « des descriptions, fidèles encore aujourd'hui, sauf « quelques ruines de plus ou de moins, seul change- « ment de ces contrée?., etc.

« Jules FOLENTLOT. » Rue Caumartin, no 23.

Mon exactitude tient à mon bon sens vulgaire; je suis de la race des Celtes et des tortues, race pédestre ; non du sang des Tartares et des oiseaux, races pour- vues de chevaux et d'ailes. La religion, il est vrai, me ravit quelquefois dans ses bras ; mais quand elle me remet à terre, je chemine, appuyé sur mon bâton, me reposant aux bornes pour déjeuner de mon olive et de mon pain bis. Si je suis moult allé en bois, comme font volontiers les François, je n'ai, cependant, jamais aimé le changement pour le changement; la route m'en- nuie : j'aime seulement le voyage à cause de l'indé- pendance qu'il me donne, comme j'incline vers la cam- pagne, non pour la campagne mais pour la solitude. « Tout ciel m'est un, » dit Montaigne, « vivons entre les nôtres, allons mourir et rechigner entre les in- connus. »

Il me reste aussi de ces pays d'Orient quelques autres lettres parvenues à leur adresse plusieurs mois après leur date. Des Pères de la Terre sainte, des

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE 537

consuls et des familles, me supposant devenu puis- sant sous la Restauration, ont réclamé, auprès demoi. les droits de l'hospitalité : de loin, on se trompe et l'on croit ce qui semble juste. M. Gaspari m'écrivit, en 1816, pour solliciter ma protection en faveur de son fils ; sa lettre est adressée : A monsieur le vicomte de Chateaubriand, grand maître de V Université royale, à Paris.

M. Gaffe, ne perdant pas de vue ce qui se passe au- tour de lui, et m'apprenant des nouvelles de son uni- vers, me mande d'Alexandrie : « Depuis votre départ, « le pays n'est pas amélioré, quoique la tranquillité « règne. Quoique le chef n'ait rien à craindre de la « part des Mameluks, toujours réfugiés dans la Haule- « Egypte, il faut pourtant qu'il se tienne en garde. « Abd-el-Ouald fait toujours des siennes à la Mecque. « Le canal de Manouf vient d'être fermé; Méhémet- « Ali sera mémorable en Egypte pour avoir exécuté « ce projet, etc. »

Le 12 août 1816, M. Pangalo fils m'écrivait de Zéa: « Monseigneur,

« Votre Itinéraire de Paris à Jérusalem est parvenu

« à Zéa, et j'ai lu, au milieu de notre famille, ce que

« Votre Excellence veut bien y dire d'obligeant pour

M elle. Votre séjour parmi nous a été si court, que

« nous ne méritons pas, à beaucoup près, les éloges

« que Votre Excellence a faits de notre hospitalité, et

« de la manière trop familière avec laquelle nous vous

« avons reçu. Nous venons d'apprendre aussi, avec la

« plus grande satisfaction, que Votre Excellence se

538 MÉMOIRES d'outre-tombe

« trouve replacée par les derniers événements, et « qu'elle occupe un rang à son mérite autant qu'à « sa naissance. Nous l'en félicitons, et nous espérons a qu'au faîte des grandeurs, monsieur le comte de « Chateaubriand voudra bien se ressouvenir de Zéa, « de la nombreuse famille du vieux Pangalo, son hôte, « de cette famille dans laquelle le Consulat de France « existe depuis le glorieux règne de Louis le Grand, « qui a signé le brevet de notre aïeul. Ce vieillard, si « souffrant, n'est plus ; j'ai perdu mon père ; je me « trouve, avec une fortune très médiocre, chargé de « toute la famille ; j'ai ma mère, six sœurs à marier, « et plusieurs veuves à ma charge avec leurs enfants. « J'ai recours aux bontés de Votre Excellence : je la « prie de venir au secours de notre famille, en obte- « nant que le vice-consulat de Zéa, qui est très néces- « saire pour la relâche fréquente des bâtiments du roi, « ait des appointements comme les autres vice-consu- « lats; que d'agent, que je suis, sans appointement, « je sois vice-consul, avec le traitement attaché à ce « grade. Je crois que Votre Excellence obtiendrait « facilement cette demande en faveur des longs servi- « ces de mes aïeux, si elle daignait s'en occuper, et « qu'elle excusera la familiarité importune de vos « hôtes de Zéa, qui espèrent en vos bontés.

« Je suis avec le plus profond respect, « Monseigneur,

« De Votre Excellence « Le très humble et très obéissant serviteur,

« M. -G. Pangalo. »

Zéa, le 3 août 1816.

MÉMOIRES d'outre-tombe 539

Toutes les fois qu'un peu de gaieté me vient sur les lèvres, j'en suis puni comme d'une faute. Cette lettre me fait sentir un remords en relisant un passage (at- ténué, il est vrai, par des expressions reconnaissantes) sur l'hospitalité de nos consuls dans le Levant : « Mes- « demoiselles Pangalo, dis-je dans Vltinéraire, chan- « tent en grec :

Ah I vous dirai-je, maman î

« M. Pangalo poussait des cris, les coqs s'égosillaient, « et les souvenirs d'Iulis, d'Aristée, de Simonide « étaient complètement effacés. »

Les demandes de protection tombaient presque tou- jours au milieu de mes discrédits et de mes misères. Au commencement même de la Restauration, le 11 oc- tobre 1814, je reçus cette autre lettre datée de Paris :

a Monsieur l'ambassadeur,

« Mademoiselle Dupont, des îles Saint-Pierre et Mi- « quelon, qui a eu l'honneur de vous voir dans ces « îles, désirerait obtenir de Votre Excellence un mo- « ment d'audience. Comme elle sait que vous habitez « la campagne, elle vous prie de lui faire savoir le jour « vous viendrez à Paris et oii vous pourrez lui « accorder cette audience.

« J'ai l'honneur d'être, etc.

« Dupont. »

Je ne me souvenais plus de cette demoiselle de l'é- poque de mon voyage sur l'Océan, tant la mémoiresst

540 MEMOIRES D OLTRE-TOMBE

ingrate 1 Cependant, j'avais gardé un souvenir parfait ds la fille inconnue qui s'assit auprès de naoi dans la triste Cyclade glacée :

« Une jeune marinière parut dans les déclivités su- « périeures du morne, elle avait les jambes nues quoi- « qu'il fît froid, et marchait parmi la rosée. » etc.

Des circonstances indépendantes de ma volonté m'empêchèrent de voir mademoiselle Dupont. Si, par hasard, c'était la fiancée de Guillaumy, quel effet un quart de siècle avait-il produit sur elle? Avait-elle été atteinte de l'hiver de Terre Neuve, ou conservait-elle le printemps des fèves en fleurs, abritées dans le fossé du fort Saint-Pierre?

A la tête d'une excellente traduction des lettres de saint Jérôme, MM. Collombet et Grégoire' ont voulu trouver dans leur notice, entre ce saint et moi, à pro- pos de la Judée, une ressemblance à laquelle je me refuse par respect. Saint Jérôme, du fond de sa soli- tude, traçait la peinture de ses combats intérieurs : je n'aurais pas rencontré les expressions de génie de l'habitant de la grotte de Bethléem ; tout au plus aurais-je pu chanter avec saint François, mon patron en France et mon hôtelier au Saint-Sépulcre, ces deux cantiques en itcdien de l'époque qui précède l'italien de Dante :

In foco l'amor mi mise, In foco raraor mi mise.

J'aime à recevoir des lettres d'outre-raer; ces lettres semblent m'apporter quelque murmure des vents,

1. Lettres de Saint Jérorne, traduites en français par P. Z. Collombet et J.-F. Grégoire, cinq volumes in-S».

MÉMOIRES d'outre-tombe 54i

quelque rayon des soleils, quelque émanation des destinées diverses que séparent les flots et que lient les souvenirs de Ihospilalité.

Voudrais-je revoir ces contrées lointaines? Une ou deux, peut-Atre. Le ciel de TAttique a produit en moi un enchantement qui ne s'efface point; mon imagina- tion est encore parfumée des myrtes du temple de la Vénus au jardin et de l'iris du Céphise.

Fénelon, au moment de partir pour la Grèce, écri- vait à Bossuet la lettre qu'on va lire^ L'auteur futur de Télémaque s'y révèle avec l'ardeur du missionnaire et du poète :

w Divers petits accidents ont toujours retardé jus- ci qu'ici mon retour à Paris; mais enfin, Monseigneur, « je pars, et peu s'en faut que je ne vole. A la vue de « ce voyage, j'en médite un plus grand. La Grèce en- tière s'ouvre à moi, le sultan effrayé recule ; déjà le « Péloponèse respire en liberté, et l'Église de Corintha « va refleurir; la voix de l'apotre s'y fera encore en- « tendre. Je me sens transporté dans ces beaux lieux « et parmi ces ruines précieuses, pour y recueillir, « avec les plus curieux monuments, l'esprit même de « l'antiquité. Je cherche cet aréopage, saint Paul

1, Fénelon songeait aux Missions du Levant, au moment il fut ordonné prêtre, vers 1675. Sa lettre, qui porte simplement comme date : Sarlat, 9 octobre, a être écrite entre 1675 et 1678, époque il fut chargé des Nouvelles Catholiques. Le cardinal de Bausset {Histoire de Fénelon, Livre I, n" 15) conjec- ture qu'elle fut adressée à Bossuet; mais « le titre, ajouté par une main étrangère sur l'original, donne lieu de penser qu'ella fut écrite au duc de Beauvilliers, avec qui Fénelon se lia di très bonne heure, par les soins de M. Tronson, leur comn^n directeur ». [Œuvrer de Fénelon, Edition Lofort, tome Vli, (0.491.)

542 MÉMOIRES d'outre-tombe

t- annonça aux sages du monde le Dieu inconnu; o mais le profane vient après le sacré, et je ne dé- n daigne pas de descendre au Pirée, Socrate tait « le plan de sa République. Je monte au somn.«t du

Parnasse, je cueille les lauriers de Delphes el je « goûte les délices du Tempe.

« Quand est-ce que le sang des Turcs se mêlera

avec celui des Perses sur les plaines de Marathon, « pour laisser la Grèce entière à la religion, à la phi- « losophie et aux beaux-arts, qui la regardent comme » leur patrie?

Arva, beata

Petamus arva divites et insulas.

« Je ne t'oublierai pas, ô île consacrée par les m célestes visions du disciple bien-aimé ; ô heureuse « Pathmos, j'irai baiser sur la terre les pas de TA- « pôtre, et je croirai voir les cieux ouverts. Là, je me « sentirai saisi d'indignation contre le faux prophète, « qui a voulu développer les oracles du véritable, et « je bénirai le Tout-Puissant, qui, loin de précipiter « l'Église comme Babylone, enchaîne le dragon et la « rend victorieuse. Je vois déjà le schisme qui tombe, « l'Orient et l'Occident qui se réunissent, et l'Asie « qui voit renaître le jour après une si longue nuit; « la terre sanctifiée par les pas du Sauveur et arrosée « de son sang, délivrée de ses profanateurs, et revê- « tue d'une nouvelle gloire ; enfin les enfants d'Abra- «< ham épars sur toute la terre, et plus nombreux que « les étoiles du firmament, qui, rassemblés des quatre » vents, viendront en foule reconnaître le Chris*

MÉMOIRES d'outre-tombe 543

« qu'ils ont percé, et montrer à la fin des temps une « résurrection. En voilà assez, Monseigneur, et vous ^ serez bien aise d'apprendre que c'est ma dernière « lettre, et la fin de mes enthousiasmes, qui vous « importuneront peut-être. Pardonnez-les à ma pas- * sion de vous entretenir de loin, en attendant que je « puisse le faire de près.

« Fr. de Fénelok.

C'était le vrai nouvel Homère, seul digne de chan- ter la Grèce et d'en raconter la beauté au nouveau Chrysostome.

Je n'ai devant les yeux, des sites de la SjTie, de l'Egypte et de la terre punique, que les endroits en rapport avec ma nature ^^olitaire; ils me plaisaient indépendamment de l'antiquité, de l'art et de l'his- toire. Les Pyramides me frappaient moins par leur grandeur que par le désert contre lequel elles étaient appliquées; la colonne de Dioclétien arrêtait moins mes regards que les festons de la mer le long des sables de la Libye. A l'embouchure pélusiaque du Nil, je n'aurais pas désiré un monument pour me rappe- ler cette scène peinte par Plutarque :

« L'affranchi chercha au long de la grève il m trouva quelque demeurant du vieil bateau de « pêcheur, suffisant pour brusler un pauvre corps nu « et encore non tout entier. Ainsi, comme il les 0 amassoit et assembloit, il survint un Romain, <( homme d'âge qui, en ses jeunes ans, avoit été à la « guerre sous Pompée. Ah I lui dit le Romain, tu « n'auras pas tout seul cet honneur et te prie,

544 MÉMOIRES d'outre-tombe

« veuille-moi recevoir pour compagnon en une si « sainte et si dévote rencontre, afin que je n'aie point « occasion de me plaindre en tout, ayant, en récom- « pense de plusieurs maux que j'ai endurés, rencontré * au moins cette bonne aventure de pouvoir toucher « avec mes mains et aider à ensevelir le plus grand « capitaine des Romains. »

Le rival de César n'a plus de tombeau près de la Libye, et une jeune esclave libyenne a reçu de la main d'une Pompée une sépulture non loin de cette Rome, d'où le grand Pompéb 4tait banni. A ces jeux de la fortune, on conçoit comment les chrétiens s'allaient cacher dans la Thébaïde :

« Née en Libye, ensevelie à la fleur de mes ans « sous la poussière ausonienne, je repose près de « Rome le long de ce rivage sablonneux. L'illustre « Pompée, qui m'avait élevée avec une tendresse de « mère, a pleuré ma mort et m'a déposée dans un « tombeau qui m'égale, moi pauvre esclave, aux Ro- « mains libres. Les feux de mon bûcher ont prévenu « ceux de l'hymen. Le flambeau de Proserpine i « trompé nos espérances. » (Anthologie.)

Les vents ont dispersé les personnages de l'Europe, de l'Asie, de l'Afrique, au milieu desquels j'ai paru, et dont je viens de vous parler : l'un est tombé de l'Acropolis d'Athènes , l'autre du rivage de Chio ; celui-ci s'est précipité de la montagne de Sion, celui- ne sortira plus des flots du Nil ou des citernes de Carthage. Les lieux aussi ont changé : de même qu'en Amérique s'élèvent des villes j'ai vu des forêts, de même un empire se forme dans ces arènes de l'E- gypte, où mes regards n'avaient rencontré que des

MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 545

horizons nus et ronds comme la bosse d'un bouclier, disent les poésies arabes, et des loups si maigres que leurs mâchoires sont comme un bâton fendu. La Grèce a repris cette liberté que je lui souhaitais en la tra- versant sous la garde d'un janissaire. Mais jouit-elle de sa liberté nationale ou n'a-t-elle fait que changer de joug?

Je suis en quelque façon le dernier visiteur de l'em- pire turc dans ses vieilles mœurs. Les révolutions, qui partout ont immédiatement précédé ou suivi mes pas, se sont étendues sur la Grèce, la Syrie, l'Egypte. Un nouvel Orient va-t-il se former? qu'en sorlira- t-il ? Recevrons-nous le châtiment mérité d'avoir appris l'art moderne des armes à des peuples dont l'état social est fondé sur l'esclavage et la polygamie? Avons- nous porté la civilisation au dehors, ou avons- nous amené la barbarie dans l'intérieur de la chré- tienté ? Que résultera-t-il des nouveaux intérêts, des nouvelles relations politiques, de la création des puis- sances qui pourront surgir dans le Levant? Personne ne saurait le dire. Je ne me laisse pas éblouir par des bateaux à vapeur et des chemins de fer; par la vente du produit des manufactures et par la fortune de quelques soldats français, anglais, allemands, italiens, enrôlés au service d'un pacha : tout cela n'est pas de la civilisation. On verra peut-être revenir, au moyen des troupes disciplinées des Ibrahim futurs, les péril? qui ont menacé l'Europe à l'époque de Charles-Martel, et dont plus lard nous a sauvés la généreuse Pologne. Je plains les voyageurs qui me suivront : le harem ne leur cachera plus ses secrets; ils n'auront point vu le vieux soleil de l'Orient et le turban de Mahomet. Lt»

546 MÉMOIRES d'outre-tombe

petit Bédouin me criait en français, lorsque je pas- sais dans les montagnes de la Judée : « En avant, marche I » L'ordre était donné, et l'Orient a marché. Le camarade d'Ulysse, Julien, qu'est-il devenu? Il m'avait demandé, en me remettant son manuscrit, d'être concierge dans ma maison, rue d Enfer : cette place était occupée par un vieux portier et sa famille que je ne pouvais renvoyer. La colère du ciel ayant rendu Julien volontaire et ivrogne, je le supportai longtemps; enfin, nous fûmes obligés de nous sépa- rer. Je lui donnai une petite somme et lui fis une petite pension sur ma cassette, un peu légère, mais toujours copieusement remplie d'excellents billets hypothéqués sur mes châteaux en Espagne. Je fis en- trer Julien, selon son désir, à l'hospice des Vieillards : il y acheva le grand et dernier voyage. J'irai bientôt occuper son lit vide, comme je dormis au camp d'Etnir-Capi sur la natte d'où l'on venait d'enlever un musulman pestiféré. Ma vocation est définitivement pour l'hôpital gît la vieille société. Elle fait sem- blant de vivre et n'en est pas moins à l'agonie. Quand elle sera expirée, elle se décomposera afin de se repro- duire sous des formes nouvelles, mais il faut d'abord qu'elle succombe ; la première nécessité pour les peuples, comme pour les hommes, est de mourir : H La glace se forme au souffle de Dieu, » dit Job.

APPENDICE

LE rOMTE DU PLESSIX DE PAR8CA0, BEAti-FRBEE DE CHATEAUBRIAND *

Hervé-Louis-Joseph-Aiarie, comte du Plessix de Parscau, à Landerneau le 31 mars 1762, était fils de Louis- Guillaume du Plessix de Parscau, lieutenant des vais- seaux du roi (mort chef d'escadre en 1786), et de Aune- Marie-Geneviève le Roy de Parjean.

A vingt ans il était alors enseigne il assista au siège de Gibraltar à bord du Guerrier, que commandait son père (1782-1783).

11 était lieutenant de vaisseau, lorsqu'il épousa à Saint- Malo, le 29 mai 1789, Anne Buisson de la Vigne, fille de feu Messire Alexis-Jacques Buisson de la Vigne et de Céleste Rapion de la Placelière.

Dès 1791, il émigra avec sa jeune femme et son fils âgé d'un an. Après avoir séjourné quelque temps dans le

1. Voir ci-dessus, p.

548 Mf;M01RES D OUTRE-TuMB?

Hainaut autrichien, il enira dans le régiment d'Hecioi composé d'officiers de marine, fit, en qualité de capi- taine la campagne de 1T93-1794, et se retira en Angle- terre.

En 1799, il fut envoyé par le comte d'Artois aux îles Saint-Marcouff, avec mission de recevoir, d'armer et d'équiper les royalistes qui voulaient passer en Normandie pour s'aller joindre aux troupes commandées par Frotté et le chevalier de Bruslart. De 1803 à 1807, le comte du Plessix de Parscau se fixe à Jersey il continue ae travailler pour la cause royale. En 1807 seulement, car tout espoir semblait désormais impossible, il revient en Angleterre, à Lymington. La chute de Napoléon lui rouvre les portes de la France. Il y rentre après une absence de vingt-trois ans, pendant laquelle il a perdu sa femme, morte à Lymington en 1813, et sept de ses en- fants, qui tous dorment sur la terre étrangère ; il lui en reste encore six, qui voient la France pour la première fois. Pour remplacer auprès d'eux la mère morte en exil, il épouse en 1814 une femme de quarante ans, M"* de Kermalun. Surviennent les Cent-Jours ; menacé d'être arrêté, il s'exile de nouveau, conduit sa famille à Lymington et se rend à Gand, il présente au roi Louis XVIII deux de ses fils qui sont en état de servir, et il retrouve son frère, le chevalier du Plessix de Pars- cau, et Chateaubriand, son beau-frère. Le second retour du roi met fin à son second exil. Nommé en 1816 capi- taine de vaisseau, il reçoit le commandement des élèves de la marine à Brest. Chevaliei de Saint-Louis depuis l'émigration, il est fait commandeur de Saint-Louis en 1823, grâce sans doute à l'appui de Chateaubriand, alors ministre. Les deux beaux-frères restèrent jusqu'à la fin dans les meilleurs termes.

Le comte du Plessix de Parscau fui promu en IS27 au grade de contre-amiral ; mais il dut bientôt prendre sa

MfôMOIHES D'OUTHE-TOMBE 549

retraite, ses infînnités ne lui permettant plus de servii activement. 11 est mort en son château de Kergyon le 11 octobre 1831, à l'âge de soixanle-neuf ans

II

LS MAniAGB DE CHATEAUBRIAND*.

Sainte-Beuve, clans la cinquième leçon du cours pro- fessé par lui à Liège en 1848-1849 sur Chateaubriand et son groupe littéraire sous l'Empire, signalant au passage le mariage du grand écrivain, ajoute en note :

Sur ce mariage, il m'a été raconté d'étranges choses : je dirai peut êire ce que j'en ai su, à la fin de ce volume.

Et il n'y a pas manqué. Dans les Notes diverses qu'il a entassées, à la fin de son livre sur et contre Chateaubriand, il se donne un mal infini pour accréditer sur le mariage du poète et de M"* Buisson de La Vigne certaine histo- riette, qu'il raconte en ces termes :

Le mariage de M. de Chateaubriand a été, dans le temps, l'objet de procès et d'assertions contradictoires singulières. Revenu d'Amérique, et à la veille d'émigrer, M. de Chateau- briand épousa, au commencement de 1792, M"* Céleste de La Vigne-Buisson, petite-fille de M. de La Vigne-Buisson, qui avait été gouverneur de la Compagnie des Indes à Pondichéry

Sainte-Beuve reproduit ici le récit du mariage d'après les Mémoires d' Outre-tombe, et il reprend :

Mais voici bien autre chose, Ce n'est plus du côté d'un oncle maternel démocrate que le ^iiriage est attaqué, c'est du côté de l'oncle paternel, et dans un esprit tout différend. M. de Chateaubriand va se trouver entre deux oncles. Je cite mes auteurs. M. Viennet, dans ses Mémoires (inédits), racontt

1. Ci-dessus, p. 1.

550 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

qu'étant entré en service dans la marine vers 1797, il cownui à Lorient un riche négociant, M. La Vigne-Buisson, et se lia avec lui. Quand l'auteur d'Atala commença à faire du bruit, M. Buisson dit à M. Viennet : « Je le connais ; il a épousé ma nièce, et il l'a épousée de force. » Et il raconta comment M. de Chateaubriand, ayant à contracter union avec M'i" de La Vigne, aurait imaginé de l'épouser comme dans les comédies, d'une façon postiche, en se servant d'un de ses gens comme prêtre et d'un autre comme témoin. Ce qu'ayant appris, l'oncle Buisson serait parti, muni d'une paire de pistolets et accompagné d'un vrai prêtre, et surprenant les époux de grand matin, il aurait dit à son beau-neveu : « Vous allez maintenant, monsieur, épouser tout de bon ma nièce, et sur l'heure. » Ce qui fut fait.

M. de Pongerville, étant à Saint-Malo en 1851, y connut tm vieil avocat de considération, qui lui raconta le n»ôme fait, et «xactement avec les mêmes circonstances.

Naturellement, dans ses Mémoires, M. de Chateaubriand n'a touché mot de cela : il n'a parlé que du procès fait à l'instiga- tion de l'autre oncle. Faut-il croire que, selon le désir de sa mère, ayant à se marier devant un prêtre non assermenté, et s'étant engagé à en trouver un, il ait imaginé, dans son indif- férence et son irrévérence d'alors, de s'en dispenser en impor- visant l'étrange comédie à laquelle l'oncle de sa femme serait venu mettre bon ordre ? Ce point de sa vie, si on le pou- vait, serait à éclaircir et l'on comprendrait mieux encore par les chagrins qu'il donna à sa mère, chagrins causés, dit-il, par ses égarem,ents, et le mouvement de repentir qu'il dut éprouver plus tard en apprenant sa mort avant d'avoir pu la revoir et l'embrasser* .

Certes, Sainte-Beuve savait mieux que personne ce qu'il fallait penser des étranges choses qu'il nous raconte, et qui auraient eu besoin, pour être admises, d'une autre auto- rité que celle de M. Viennet, qui n'a jamais réussi que ses Fables. Très pieuses, ayant en horreur les prêtres intrus, la mère et les sœurs de Chateaubriand étaient sans nul doute restées en rapports avec des prêtres non assermentés, lesquels d'ailleurs, au commencement i7â'2, étaient encore nombreux en Bretagne. EHes

l. Chateaubriand et ton groupe liité'-yire, tome II, p, 405.

MEMOIRES D'OOTaE-TOMRE 554

pouvaienv ^Jnc avoir aucune pvMiîe à en trouver un, poui bénir le mariage de leur fils et de leur frère, et ce sont elles, bien évidemment, qui se sont chargées de le procurer. Elles n'auront pas laissé ce soin à Chateaubriand, qui débar- quait d'Amérique et ne connaissait plus guère personne à Saint-Malo. Le récit des Mémoires d'Ou.tre-tombe a donc pour lui toutes les, vraisemblances, tajidtis que la version s'est complu Sainte-Beuve sonne le faux à chaque ligne. Elle a d'ailleurs contre elle des documents authen tiques, des pièces irréfragables. M. Charles Cunat a relevé sur les registres de l'état civil de Saint-Maio les extraits qui suivent

Du dimanche 18 ma^^s 1792.

Il y a eu promesse de mariage entre :

François-Auguste-René de Chateaubriand, fils mine'ir de feu René-Auguste et de dame Apolline-Jeanne-Suzanne àv Bedée, et demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu lUexis- Jacques et de feue dame Célestp Rapion, tous deu^ origlvaire* et domiciliés de cette ville : \^^ et bans.

Lundi J9 mars 1792.

François-AugusterRené de Chateaubriand, fiJs second et mi neur de feu René-Auguste de Chateaubriand et de dame Apolline- Jeanne- Suzanne de Bedée, et demoiselle Céleste Buisson, fille mineure de feu sieur Alexis-Jacques Buisson et dame Céleste Rapion de la Placelière, tous deux originaires et domiciliés de cette ville, ont reçu de moi, soussigné curé, la bénédiction nuptiale dans l'église paroissiale, ce jour 19 mars ny2, en conséquence d'une bannie faite au prône de notre messe paroissiale, sans opposition, et de la dispense du temps prohibé et de deux bans. La présente cérémonie faite en vertu de deux décrets émanéa de la justice de c^tte ville, attendu la minorité des parties contractantes, en, présence de François- André Buisson, Jean-Fi%nçois Leroy, Michel-Thomas Ba,ssinot et Charles Malapert, qui ont attesté le domicile et la liberté des parties ; et ont signé avec les époux :

Céleste Buisson, François de Chateaubriand, Françotê- Auguste Buisson, Michel Bassinât^ Malapert fils, Leroy.

Duhamel, curé.

552 MÉMOIRES d'outre-tombe

Ce mariage du 19 mars, célébré publiquement, régu- lièrement, après la publication des bans, après deux décrets émanés de la justice de paix, exclut nécessaire- ment le prétendu mariage au pistolet et à la minute de l'oncle Buisson.

Mais il y a plus. Cet oncle Buisson, « le riche négociant de Lorient », n'a jamais existé. La famille de La Vigne n'a jamais entendu parler de lui, ni de son voyage à Saiut- Malo, ni de ce mariage à main armée*.

III

rO.NTANES ET CHATEAUBRIAND».

Voici la réponse de Chateaubriand à la lettre de Fon- tanes qu'on a lue dans le texte des Mémoires :

75 août 1798 (v. s.).

Je ne puis vous dire tout le plaisir que j'ai éprouvé en re- levant votre lettre. 11 a été en proportion de la solitude de ma vie et des longues heures que je passe avec moi-même ; vous «entez combien les marques du souvenir d'un ami de votre espèce doivent être chères alors. Si je suis la seconde personne à laquelle vous avez trouvé quelques rapports d'âme avec vous, vous êtes la première qui ayez rempli toutes les conditions que je cherchais dans un homme : tête, cœur, caractère, j'ai tout trouvé en vous à ma guise, et je sens que désormais je vous suis attaché pour la vie. Il ne me manque plus que de con- naître l'ami dont vous m'avez fait un si grand éloge*, pour vous connaître dans toutes les parties de votre existence.

J'ai appris avec une grande et vraie joie vos heureux travaux au bord de l'Elbe. Vous possédez, sans aucun doute, le plus beau talent de la France, et il est bien malheureux que votre

1. Voir le premier chapitre du très intéressant volume de M. Chédien <ie Robethon sur Chateaubriand et Madame de Custine (1893).

2. Ci-dessus, p. 175. S. Joubert.

MEMOIRES d'OUTKE-TOMBE 553

paresse soit un obstacle qui retarde la gloire dont nous vous ▼erpons briller un jour. Songez, mon cher ami, que les années peuvent vous surprendre, et qu'au lieu des table«.ux immortels que la postérité est en droit d'attendre de vous, vous ne lais- serez peut-être que quelques cartons qui indiqueront seulement ce que vous auriez été. C'est une vérité indubitable qu'il n'y a qu'un seul talent dans le monde. Vous le possédez, cet art qui s'assied sur les ruines des empires et qui seul sort tout entier du vaste tombeau qui dévore les peuples et les temps. Est-il donc possible que vous ne soyez pas touché de tout ce que le ciel a fait pour vous, et que vous songiez à autre chose qu'à la Grèce sauvée? Vous savez que tout ceci n'est pas un pur jargon de ma part, je vous ai souvent parlé à ce sujet ; votre paresse me tient au cœur.

De vous à moi, et de la Grèce sauvée aux Natchez, la chute est immense ; mais vous voulez que je vous parle de moi. Je TOUS dirai que le courage m'a abandonné depuis votre départ ; tout ce que j'ai pu faire a été de mettre au net un troisième livre et d'imaginer une nouvelle division du plan. Chaque livre portera un titre particulier. Les deux premiers, par exemple, s'appelleront les Livres du Récit; le troisième, le Livre de l'Enfer; le quatrième, le Livre des Mœurs; le cinquième, le Livre du Ciel; le sixième, le Livre d'Othaïti: le septième, le Livre des Loix, etc., etc.; de même que les Anciens disaient le Jivre de la Colèrt d'Achille, le livre des Adieux d'Andro- tnaque, etc., et de même qu'Hérodote avait divisé son histoire. Celle sorte de division toute antique que je fais ainsi revivre a quelque chose de singulièrement attrayant, et d'ailleurs favorise beaucoup mon travail.

Au reste, mon cher ami, je passe ma vie fort tristement. J'ai revu la plupart des lieux que nous avions vus ensemble. J'ai dîné seul sur la colline, dans cette petite chambre nous avions vu le soleil couchant ; j'ai visité les jardins sur les bords de la rivière, j'ai eu deux longues conversations avec M. de L[amoignon]. Par ailleurs, j'ai Liissé toutes vos anciennes connaissances. Je ne vois presque plus P[anat]. Quelques per- sonnes m'ont questionné sur votre compte. J'ai répondu comme je le devais. Il paraît que beaucoup de petites gens sont peu contents de vous. Au nom du ciel, évitez tout ce qui peut vous compromettre, laissez à d'autres que vous un métier indigne de vos talents, et qui troublerait le reste de votre vie et celle de vos amis.

Nous reverrons-nous jamais, mon cher ami ? Je ne sais, mais je suis triste. Vous avez beaucoup moin» besoin de moi que je

554 MÉMOIRES d'outre-tombe

n'ai besoin de vous. Votre famille et vos amis vous environnent, et vous trouvez en vous-même plus de ressources que je ne puis en trouver en moi. D'ailleurs, il y a déjà six ans que je vis pour ainsi dire de mon intérieur, et il faut à la fin qu'il s'épuise. Et puis, cet Argos dont on se ressouvient toujours, et qui, après avoir été quelque temps une grande douceur, devient une grande amertume !

Si vous avez quelque humanité, écrivez-moi 9ouven,t, très souvent. Parlez-moi de vos travaux et de cette femme admirable que vous devez beaucoup aimer, car elle a beaucoup fait pour vous. Des hauteurs du bonheur ne m'oubliez pas. Indiquez-moi de nouveau les moyens de correspondre avec vous; je suppose que les premières adresses que vous m'aviez données ne vaienl plus rien. Adieu, croyez au sincère, au très sincère attachement de votre ami des terres de l'exil.

Ne trouvez-vous pas qu'il y ait quelque chose qui parle au cœur dans une liaison comniencée par deux Français malheu- reux, loin de leur patrie ? Cela ressemble beaucoup à celle de René et A'Outougamiz : nous avons j-ur.é dans un désert et sur des tombeaux.

Je ne signe point, ne signez plus. Le cousin vous dit mille choses ainsi que M. de L[amoignon]. Le contrôleur des finances* n'a point tenu sa parole et js suis fort malheureux. Rappeler- moi au souvenir de l'ancien ami F[lins] *.

IV

COMMENT FUT COMPOSÉ LB '< GÉNIE DO CHRISTIANISME »'.

Dans une lettre du 19 août 1799, que nous donnerons tout à l'heure. Chateaubriand annonce à ses amis de France « un ouvrage qui s'imprime à Londres et qui a pour titre : De la Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux Beaux-Arts; cet octavo de grandeur ordi-

1. M. du Theil.

ï. Bibliothèque de Genève. Original autographe, sans suscription aj signature. . Chnieaubriaud, sa l«mn\* «i ies ami*, par l'abbé rajlbès. 3. Ci-dessus, p. 1S1<

KEMOIRES D'OUTRE-TOMRE 553

naire, forme un volume de 430 pages ». D'après M. î'abbé Pailhès, dans son beau livre sur Chcteaubriand, sa femme et ses amis. Chateaubriand ne se serait mis à l'opuvre qu'après avoir appris la mort de sa sœur, M"« de Farcy, et sous le coup de cette mort succédant à celle de sa mère. En un mois, il aurait écrit son ouvrage.

Un mois ne s'était pas écoulé, dit M. Pailhès, du 22 juillet, date de la mort de sa sœui-, au 19 août 1799, date de la lettre à ses amis de France, et déjà le livre s'imprimait ou plutôt ctaii sur le point de s'imprimer. Est-ce croyable ? Oui, si l'on veut bien se rappeler « l'opiniâtreté de Chateaubriand à l'ouvrage » ; oui, si l'on veut bien tenir compte de ce fait que « ses maté- riaux étaient dégrossis de longue main par ses précédente» dtadesi »•

Je ne saurais, je l'avoue, m'associ^r ici aux conclusion« de l'honorable et savant écrivain. M"* de Farcy était morte le 22 juillet 1799. En ce temps-là, et de France en Angleterre, la guerre existant toujours entre les deux pays, les communications étaient rares et difficiles. Chateaubriand ne put recevoir la lettre lui annonçant la mort de sa sœur qu'au bout d'une ou deux semaines, dans les premiers jours d'août au plus tôt. Ce serait donc en moins de quinze jours qu'il aurait formé le plan du Génie du christianisme et qu'il en aurait écrit un volume entier, un in-octavo de 430 pages. Cela est manifestement impos- sible. Ce qui est vrai, c'est ce que Chateaubriand lui- même nous apprend dans ses Mémoires.

Sa mère était morte le 31 mai 1798. M™» de Farcy lui annonça le fatal événement par une lettre, datée de Saint-Servan, l*"" juillet 1798. Lorsque Chateaubriand écrivit à Fontanes, le 15 aoùt^, la douloureuse missive ne lui était pas encore parvenue. 11 ne la reçut qu'assez longtemps après. C'est donc dans les derniers mois de 1798 qu'il conçut la pensée d'expier VEsnai par ua

1. L'abbé Pailhès, p. 41.

3. Voir ci-dessus, Appoodic* o* III.

556 M :moires n'oriRE-TOMbE

ouvrage religieux. Il lui fallut former son plan, amasser ses matériaux ; il ne se mit à la rédaction qu'en 1799 ; c'est encore lui qui nous le dit dans les Mémoires : »< L'ouvrage fut commencé à Londres en 1799. >> Seule- ment, il fut commencé, non au mois de juillet 1799, nous avons vu que c'était impossible, mais dès les premiers jours de l'année, et alors on s'explique très bien que, le 19 août, un volume entier fût déjà composé.

Lisons maintenant la lettre du 19 août. Au point de vue de la composition du Génie du christianisme, elle mérite une très particulière attention. Rien ne saurait nous être indifférent de ce qui se rattache à un livre qui a été un des grands événements de ce siècle. Elle est adressée à Fontanes, sous le couvert de sa femme, la citoyenne Fontanes, à Paris :

19 août 1799 (V. «.).

ClTOYENNK,

On cherche à vendre pour cenl-soixaale pièces de vingt-quatre Kvres, à Paris, les feuilles d'un ouvrage qui s'imprime chez 'étranger et qui a pour titre : De la Religion chrétienne par rapport à la Morale et aux Beaux-Arts. Cet octavo de grandeur ordinaire, et formant un volume d'environ 430 pages, t-st une sorte de répense indirecte au poème de ia Guerre des Dieux, et autres livres de ce genre. Il se divise en sept parties.

La première traite des mystères, des sacrements et des vertus du Christianisme considérés moralement et poétiquement.

La seconde se rapporte aux traditions des Ecritures.

Dans les troisième et quatrième parties, on examine le Chris- tianisme employé comme merveilleux dans la poésie.

La cinquième partie contient ce qui a rapport au culte en général, tel que les fêtes, les cérémonies de l'Eglise, etc., etc.

La sixième parle du culte des tombeaux chez tous les peuples de la terre, et le compare à ce que les chrétiens ont fait pour les morts.

La septième enfin se forme de sujets divers comme de quelques chapitres sur les églises gothiques, sur les ruines, sur les monastères, sur les missions, sur les hospices, sur le «ilte des croix, des saints, des vierges dans le déseii. sur les harmo*

MÉMOIRES d'outre-tombe 537

nies entre les grands etfets de la nature et la religion chré- tienne, etc., etc. Un grand nombre des meilleurs morceaux des Natchez se trouvent cités dans cet ouvrage qui, comme vous le voyez, est du même auteur.

On vous le recommande particulièrement, citoyenne, et pour la vente des feuilles, et pour les papiers publics, lorsqu'il paraîtra. Adressez, nous vous en supplions, le plus tôt possible, à ce sujet, un mot par la voie d'Hambourg, ou tout autre voie, à MM. Dulau et C'«. libraires, Wardour street, à Londres. La maison de ces citoyens est fort connue dans la librairie et est co-propriétaire du manuscrit avec l'auteur. Si quelque libraire de Paris veut acheter les feuilles au prix offert, les citoyens Dulau et les lui feront passer régulièrement et promptement à mesure qu'elles se tireront à Londres, et ils s'engagent de plus à ne publier chez l'étranger que lorsque l'édition de Paris aura été mise en vente. L'arrangement des cent soixante louis n'est pas, au reste, si fixe, que vous ne puissiez le changer à volonté. Que vous obteniez plus ou moins, que l'on fasse le payement en argent ou en livres à votre choix et expédiés pour le citoyen Dulau, tout cela est égal à l'auteur. Vous aurez même les feuilles pour rien, ^ si vous les demandez pour vous-même et dans le dessein de vous en servir pour le mieux. Il n'y a pas un mot de politique, dans l'ouvrage, qui puisse en empêcher la vente. Il est purement littéraire et nous connaissons bien votre indulgence pour l'auteur. Nous croyons cfae vous serez contente de ce que vous verrez. C'est peut-être ce qu'il a fait de mieux jusqu'à présent, outre ce que l'ou- vrage contient par ailleurs des Natchez, afin de donner au public un avant-goût de cette épopée de l'homme sauvage. Le morceau sur le clocher, le to^nbeau dans l'arbre, le coucher de soleil en pleine mer, le couvent au bord d'une grève, et quel- ques autres encore s'y trouvent.

Quel long silence, chère citoyenne, et que de choses d'amitié on aurait à vous dire ! Mais dans ces temps de calamité, il ne faut mettre dans une lettre que les mots absolument indispen- sables. Salut, bonheur et souvenir.

Vous savez que, répondant par Hambourg, il faut avoir un correspondant pour recevoir votre lettre et l'expédier pour l'Angleterre, Vous vous en procurerez un fort aisément*.

{Suscription) A la citoyenne... ...es,

k Pari4.

538 MÉMOIRES D'OtTRE-TOMBE

Deux mois plus tard, le 27 octobre 1799, dans «ne autre lettre à Fontanes, Chateaubriand parle, non plus d'un volume, mais de deux in-octavo de 350 pages cha- cun. Cette lettre, comme celle du 19 août, doit être reproduite en entier. Elle a désarmé Sainte-Beuve lui- même qui, en la publiant, le premier, dans tine de seS Causeries du Lundi, la fit précéder de ces lignes :

La sincérité de rémotion dans laquelle Chateaubriand conçirt la première idée du Génie du christianisme, est démontrée par la lettre suivante écrite à Fontanes, lettre que j'ai trouvée autrefois dans les papiers de celui-ci, dont M™« la comtesse Christine de Fontanes, fille du poète, possède l'original, et qui n'étant destinée qu'à la seule amitié, en dit plus que toutes les phrases écrites ensuite en vue du public.

Voici cette lettre :

Ce 27 octobre 1199 {Londres).

Je reçois votre lettre en date du 17 septembre. La tristesse qui y règne m'a pénétré l'âme. Vous m'embrassez les larmes aux yeux, me dites-vous. Le ciel m'est témoin que les miens n'ont jamais manqué d'être pleins d'eau toutes les fois que je parle de vous. Votre souvenir est un de ceux qui m'attendris- sent davantage, parce que vous êtes selon les choses de mon cœur, et selon l'idée que je m'étais faite de l'homme à grandes espérances. Mon cher ami, si vous ne faisiez que des vers comme Racine, si vous n'étiez pas bon par excellence, comme vous l'êtes, je vous admirerais, mais vous ne posséderiez pas toutes mes pensées comme aujourd'hui, el mes vœux pour votre bonheur ne seraient pas si constamment attachés à mon admi- ration pour votre beau génie. Au reste, c'est une nécessité que je m'attache à vous de plus en plus, à mesure qne tous mes autres liens se rompent sur la terre. Je viens encore de perdre ma sœur' que j'aimais tendrement et qui est morte de chagrin dans le lieu d'indigence lavait reléguée Celui qui frappe souvent ses serviteurs pour les éprouver et les récompenser dans une autre vie. Une âme telle que la vôtre, dont les amitiés doivent être aussi durables que sublimes, se persuadera malai' sèment que tout se réduit à quelques jours d'attachement dans un monde dont les figures changent si vite, et tout

l. M"" de Farcjr.

MEMOIRES D'OUÏKE-TOMBE 539

consiste à acheter si chèrement un tombeau. Toutefois, Dieu, qui voyait que mon cœur ne rnarchait point dans les voies iniques de l'ambition, ni dans les abominations de l'or, a bien BU trouver l'endroit il fallait le frapper, puisque c'était lui qui en avait pétri l'argile et qu'il connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que j'aimais mes parents et que était ma vanité : il m'en a privé afin que j'élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu'il m'a données vers sa gloire, cer- tain que je Suis que gît la souveraine beauté et le souverain génie, est un Dieu immense qui fait cingler les étoiles sur la mer des cieux comme une flotte magnifique, et qui a placé le cœur de l'honnête homme dans un fort inaccessible aux méchants.

il faut que je vous parle encore de l'ouvrage auquel vous vous intéressez. Je ne saurais guère vous en donner une idée à cause de l'extrême variété des tons qui le composent ; mais je puis vous assurer que j'y ai mis tout ce que je puis, car j'ai senti vivement l'intérêt du sujet. Je vous ai déjà marqué que vous y trouveriez ce qu'il y a de mieux dans les Natchez. Puisque je vous ai entretenu de morts et de tombeaux au commencement de cette lettre, je vous citerai quelque chose de mon ouvrage à ce sujet. C'est dans la septième partie où, après avoir passé en revue les tombeaux chez tous les peuples anciens et modernes, j'arrive aux tombeaux chrétiens. Je parle de cette tausse sagesse qui fit transporter les cendres de nos pères hors de l'enceinte des villes, sous je ne sais quel prétexte de santé. Je dis : « Un peuple est parvenu au moment de sa dissolution etc *... »

Dans un autre endroit, je peins ainsi les tombeaux de Saint- Denis avant leur destruction : « On frissonne en voyant ces vastes ruines sont mêlées également la grandeur et la peti- tesse, les mémoires fameuses et les mémoires ignorées, etc^... »

Je n'ai pas besoin de vous dire qu'auprès de ces couleurs sombres on trouve de riantes sépultures, telles que nos cime- tières dans les campagnes, les tombeaux chez les sauvïiges de

\. Chateaubriand cite ici tout un morceau de son livre, qui se retrouve, avec beaucoup de changements et de corrections, dans le Génie du christianisme [4' partie, livre II, au chapitre des Tombeaux chrétiens).

2. Ici encore. Chateaubriand envoie à son ami un long passage de son livre, reproduit également, avec des corrections, dans le chapitre du Génie du christianisme intitulé : Saint-Denis (chapitre IX du livre II 4o la quatrième partie).

n!() MEMOIRES D OUTRE-TOMBE

l'Amérique (où se trouve le tombeau dam l'arbre), etc. Ja vous avais mal cité le titre de l'ouvrage ; le voici : Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supério- rité sur tous les autres cultes de la terre. Il formera deux volumes in-S" de 350 pages chacun.

Mais, mon cher ami, ce n'est pas de moi, c'est de vous que je devrais vous entretenir. Travaillez-vous à la G[rèce sauvée] ? Vous parlez de talents : que sont les nôtres auprès de ceux que vous possédez ! Comment persécute-on un homme tel que TOUS ? Les misérables ! mais enfin ils ont bien renié Dieu qui a fait le ciel et la terre ; pourquoi ne renieraient-ils pas les hommes en qui ils voient reluire, comme en vous, les plus beaux attributs de cet Etre tout puissant?

Tâchez de me rendre service touchant l'ouvrage en question ; mais au nom du Ciel, ne vous exposez pas. Veillez aux papiers publics lorsqu'il paraîtra ; écrivez-moi souvent. Voici l'adresse à employer : A M. César Godefroy, négociant à Ham,bourg sur la première enveloppe, et, au dedans, à MM. Dulau et C'«. libraires. Mon nom est inutile sur l'adresse; mettez seulement après Dulau, deux étoiles...

Je suis à présent fort lié avec cet admirable jeune homme auquel vous me léguâtes à votre départ'. Nous parlons sans cesse de vous. Il vous aime presque autant que moi. Adieu, que toutes les bénédictions du ciel soient avec vous! Puissé-je TOUS embrasser encore avant de mourir !

Après avoir eu d'abord un volume (août 1T99), aprè? en avoir ensuite formé deux (octobre 1799), l'ouvrage de Chateaubriand en aura quatre lorsqu'il paraîtra le 14 avril 1802. L'éditioB en deux volumes, imprimée déjà en partie à Londres, avait été interrompue par le retour en France de l'auteur, au mois de mai 1800. Chateaubriand s'était alors déterminé à recommencer l'impression à Paris et à refondre le sujet en entier, d'après les nouvelles idées qu'avait fait naître en lui son changement de posi tion. Nous aurons à y revenir.

1 . Chrisuau de Lamoignon.

«LMuIHES D'OUTHE-ÏOMBE 6lil

LA RENTREE EN FRANCE *.

Lorsque Chateaubriand eut décidé de rei itrer en France, il avisa Fontanes de sa résolution par la lettre suivante, la dernière de l'exil :

Ce 19 février 1300 (v. s.).

Depuis cette première lettre, écrite de votre solitude, vous m'annonciez que vous alliez me récrire incessamment, je n'ai plus reçu de nouvelles de vous. Est-ce, mon cher ami, que les jours de la prospérité vous auraient fait oublier un malheureux ? Je ne puis croire qu'avec vos beaux talents vous soyez fait comme un autre homme. Je vous gronder'^is bien fort, si j'ignorais les dangers que vous avez courus; je suis encore trop alarmé pour avoir le loisir d'être en colère. Etes-vous bien remis au moins ? Ne vous sentez-vous plus de votre chute ? Dépéchez-vous de me tranquilliser là-dessus.

L'ami commun qui vous remettra cette lettre vous instruira de mes projets et de l'espoir que j'ai de vous embrasser en peu de temps ; pourvu toutefois que vous ne soyez pas aussi pa- resseux et que vous songiez un peu plus à moi. Le citoyen du B... vous dira aussi j'en suis de mon travail, les succès qu'on veut bien me promettre, etc. J'arriverai auprès de vous avec une moitié de l'ouvrage imprimée et l'autre manuscrite . le tout formera deux volumes in-S" de 350 pag^s. Vous serez peut-être un peu surpris de la nouveauté du cadre, et de la manière toute singulière dont le sujet est envisagé. Vous y re- trouverez, en citation, les morceaux oui vous ont plu davantage dans les Natchez.

Je désire donc, mon cher ami, que vous prépariez les voie» auprès d'un libraire. C'est mon unique espérance. Si je réussis, je suis tiré d'affaire pour longtemps : si je sombre, je suis un homme noyé sans retour. Tâchez donc de vous donner un peu de mouvement sur cet article, et ensuite sur un autre très essentiel, dont du B. .. tous parlera (radiation de la list«

l. Ci-desaus, p. Q2S. r. II.

S'^^

Çfi? MÉMOIRES d'outre-tombe

des émigrés). On dit que cela est fort aisé ; je compte sur votre crédit, votre amitié et votre zèle. Si vous mettez de la prompti- tude dans vos démarches, si je puis compter sur un libraire en arrivant, je serai au village dans le commencement d'avril.

Du B... vous dira que j'amène avec moi quelqu'un que vous connaissez et qui vous aime presque autant que moi». Peut- être même cette personne me devancera-t-elle. Elle compte bien vous gronder pour votre paresse envers vos amis.

Ecrivez-moi sur le champ un petit mot; notre ami du B... 98 chargera de me le faire passer. J'espère que nous nous con- naîtrons un jour davantage, et que vous vous repentirez de m'avoir traité si froidement. Mille et mille bénédictions, mon cher et admirable ami ; puissé-je vous voir bientôt et vous dire combien je vous suis sincèrement et tendrement attaché. Rap- pelez-moi donc vite sous l'influence de cette belle muse dont la mienne a un si grand besoin pour se réchauffer. Souvenez-vous que vous m'avez écrit que vous ne seriez heureux que lorsque vous m'auriez préparé ime ruche et des fleurs à côté des vôtres'^.

En débarquant à Calais, le 8 mai 1800, Chateaubriand écrivit à Fontanes ce petit mot :

Calais, 18 floréal au VIII (8 mai 1800).

J'arrive, mon cher et aimable ami, M™« Jacquet ^ veut bien me donner une place dans sa voiture. Je descendrai chez vous, et je vous prie de me chercher un logement tout près du vôtre. Nous serons à Paris le 10.

Tâchez de redoubler d'amitié pour moi, car j'aurai bien besoin de vous, et je vais vous mettre à de rudes épreuves. Annoncez-moi à M™^ F[ontanes] et réclamez pour moi ses bontés.

J'ai bien changé, mon cher ami, depuis que j'ai quitté la Suisse, pour voyager chez les Xatchez, et vous aurez peine à me reconnaître. Je vous embrasse tendrement.

La Sagnk*.

1. Lamoi^Don.

2. Bibliothèque de Oeoèv*».. Orif^inal autographe sans suscriptioa.

3. Sans doute M"' Lindsay, et non M"" d'Aguesseau, comme le dit Villemain. Voir ci-dessus, page 2'20 des Mémoires.

4. Bibliothèque de Genève. Original autoçr

MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 563

VI

LE G^NIE DU CHRISTIANISMB*.

Le Génie du christianisme fut mis en vente, le 14 avril 1802 (24 germinal an X), chez Migneret, rue du Sépulcre, faubourg Saint-Germain, 28, et chez Le Norraant, rue des Prêlres-Saint-Germain-l'Auxerrois, n" 43 * L'ouvrage formait cinq volumes in-8° ; mais le cinquième se compo- sait exclusivement des Notes et éclaircissements.

Chateaubriand avait d'abord projeté de donner pour titre à son livre : De la reliçjion chrétienne par rapport à la morale et aux beaux-arts^. Un peu plus tard, il avait songé à l'intituler comme suit : Des beautés poétiques et morales de la religion chrétienne et de sa supériorité sur tous les autres cultes de la terre ^. C'était beaucoup trop long ; Chateaubriand le comprit, et lorsque son livre parut, ce fut avec ce titre, qui disait tout en deux mots et qui allait si vite devenir immortel : Génik du christia- nisme ou Beautés de la religion chrétienne, par François- Auguste Chateaubriand. A la première page de chaque volume se trouvait l'épigraphe suivante, supprimée de- puis :

Chose admirable I la religion chrétienne, qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.

MovTBSQniBU, Esprit des Lois, livre XXIV, Gh. m.

La Préface que l'auteur avait mise en tête d? son ouvrage a également disparu des éditions postérieures. Comme elle renferme des détails d'nn réel intérêt, ji crois devoir la reproduire ici tout entière :

1. Ci-dessus, p. 280.

9. Journal des Débats, 14 et 29 ^ermit\al an X.

S. Lettre A Foniaoes, du 19 août n99.

4. Lettre à FoDiaoes, du 27 oc '«bre \T:>^

564 MÉMOIHES D OUTRE-TOMCE

PRÉFACE

Je donne aujourd'hui au public le fruit d'un travail de plusieurs années; et comme j'ai réuni dans le Génie du christianisme d'anciennes observations que j'avais faites ser la littérature, et une grande partie de mes recherches sur l'histoire naturelle et sur les mœurs des sauvages de l'Amérique, je puis dire que ce livre est le résultat des études de toute ma vie.

J'étais encore à l'étranger lorsque je livrai à la presse le premier volume de mon ouvrage. Cette édition fut interrompue par mon retour en France, au mois de mai 1800 (floréal an VIII).

Je me déterminai à recommencer l'impression à Paris et à l'efondre le sujet en entier, d'après les nouvelles idées que mon changement de position me fit naître : on ne peut écrire avec mesure que dans sa patrie.

Deux volumes de cette seconde édition étaient déjà imprimés, lorsqu'un accident me força de publier sépa- rément l'épisode d'Atal'i, qui faisait partie du second volume et qui se trouve maintenant dans le troisième ' .

L'indulgence avec laquelle on voulut bien accueillir cette petite anecdote ne me rendit que plus sévère pour moi-uième. Je profitai de toutes les critiques, et, malgré le mauvais état de ma fortune, je rachetai les deux volumes imprimés du Génie du christianisme, dans le dessein de retoucher encore une fois tout l'ouvrage.

C'est cette troisième édition que je publie. J'ai été forcé d'entrer dans ces détails, premièrement : pour montrer que si mes talents n'ont pas répondu à mon zèle, du moins j'ai suffisamment senti l'importance de mon sujet; secondement : pour avertir que tout ce que le public connaît jusqu'à présent de cet ouvrage a été cité très incorrectement, d'après les deux éditions manquées. Or,

1. C'est l'histoire de René qui remplace aujourd'hui celle d'Atala AAhs le second volume. (Note de Chateaubriand.)

MEMOIRES d'outre-tombe 5G5

on sait de quelle importance peut être un seul mot changé, ajouté ou omis dans une matière aussi grave que celle que je traite.

Il y avait dans mon premier travail plusieurs allusions aux circonstances je me trouvais alors. J'en ai fait disparaître le plus grand nombre ; mais j'en ai laissé qu<^lques-unes : elles serviront à me rappeler mes malheurs, si jamais la fortune me sourit, et à me mettre en garde contre la prospérité.

Le chapitre d'introduction servant de véritable préface à mon ouvrage, je n'ai plus qu'un mot à dire ici.

Ceux qui combattent le christianisme ont souvent cherché à élever des doutes sur la sincérité de ses défenseurs. Ce genre d'attaque, employé pour détruire l'effet d'un ouvrage religieux, est fort connu. Il est donc probable que je n'y échapperai pas, moi surtout à qui l'on peut reprocher des erreurs.

Mes sentiments religieux n'ont pas toujours été ce qu'ils sont aujourd'hui. Tout eu avouant la nécessité d'une religion et en admirant le christianisme, j'en ai cependant méconnu plusieurs rapports. Frappé des abus de quelques institutions et du vice de quelques hommes, je suis tombé jadis dans les déclamations et les sophismes. Je pourrais en rejeter la faute sur ma jeunesse, sur le délire des temps, sur les sociétés que je fréquentais, mais j'aime mieux me condamner : je ne sais point excuser ce qui n'est point excusable. Je dirai seulement de quel moyen la Providence s'est servie pour me rappeler à mes devoirs.

Ma mère, après avoir été jetée à 72 ans dans des cachots elle vit périr une partie de ses enfants, expira dans un lieu obscur, sur un grabat ses malheurs l'avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements répan- dit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma sœur me manda le vœu de ma mère ; quand la lettre me parvint au delà des mers, ma sœur elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux

566 MÉMOIRES d'outre-tombe

voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'inter- prète à la mort m'ont frappé. Je suis devenu chrétien. Je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie du cœur : jai pleuré et j'ai cru.

On voit par ce récit combien ceux qui m'ont supposé animé de l'esprit de parti se sont trompés. J'ai écrit pour la religion, par la même raison que tant d'écrivains ont fait et fontencoredeslivres contre elle;où l'attaque est permise, la défense doit l'être. Je pourrais citer des pages de Mon- tesquieu en faveur du christianisme, et des invectives de J.-J. Rousseau contre la philosophie, bien plus fortes que tout ce que j'ai dit, et qui me feraient passer pour un fanatique et un déclamateur si elles étaient sorties de ma plume.

Je n'ai à me reprocher dans cet ouvrage, ni l'intention, ni le manque de soin et de travail. Je sais que dans le genre dapologie que j'ai embrassé, je lutte contre des difficultés sans nombre ; rien n'est malaisé comme d'effacer le ridicule. Je suis loin de prétendre à aucun succès; mais je sais aussi que tout homme qui peut espérer quel- ques lecteurs rend service à la société en tâchant de ral- lier les esprits à la cause religieuse ; et dût-il perdre sa réputation comme éérivain, il est obligé en conscience de joindre sa force, toute petite qu'elle est, à celle de cet homme puissant qui nous a retirés de l'abîme.

« Celui, dit M. Lally-Tolendal, à qui toute force a été « donnée pour pacitier le monde, à qui tout pouvoir a « été confié pour restaurer la France, a dit au prince des « prêtres, comme autrefois Cyrus : Jéhovah, le Dieu du « ciel, in'a livré les royaumes de la terre, et il rri'a commis « pour relever son temple. Allez, montez sur la montagne « sainte de Jérusalem, rétablissez le temple de Jéhovah *. »

A cet ordre du libérateur, tous les juifs, et jusqu'au moindre d'entre eux, doivent rassembler des matéiiaux pour hâter la reconstruction de l'édifice. Obscur Israélite, j'apporte aujourd'hui mon grain de sable. Je n'ose

1 Lettres de M. Laliy-ToIendal. p. 27.

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 567

flatter que, du séjour immortel qu'elle habite, ma mère ait encouragé mes efforts; puisse-t-elle du moins avoir accepté mon expiation !

Cetie Préface est une vraie page de mémoires, écrite, non après coup, à distance, mais au moment même de l'événement, et toute vibrante encore de l'émotion res- sentie. Elle est de plus le millésime qui marque la vraie date de l'apparition de l'ouvrage de Chateaubriand. A ce double titre, elle n'aurait jamais perdre, et, à l'avenir, il est essentiel qu'elle reprenne sa place en tête du Génie du christianisme.

La première édition du Génie du christianisme fui tirée à quatre mille exemplaires. Dans une seule journée, le libraire Migneret vendait pour mille écus, et il parlait déjà d'une seconde édition. L'ouvrage, je l'ai dit, avait paru le 24 germinal. Le lendemain 25, Fontanes l'annonçait et le mettait, dès ce premier jour, à sa vraie place, dans un article publié dans le Mercure. L'heure, certes, était pro- pice et solennelle. On était à trois jours du dimanche 28 germinal an X*, le jour de Pâques de l'année 1802, la plus grande journée du siècle, plus glorieuse même que Marengo, plus éclatante encore qu'Austerlitz. Ce jour-là, à six heures du matin, une salve de cent coups de canon annonça au peuple, en même temps que la ratification du traité de paix entre la France et l'Angleterre, la promul- gation du Concordat et le rétablissement de la religion catholique.

(Quelques heures plus tard, suivi des premiers corps de l'Etal, entouré de ses généraux en grand uniforme, le premier Consul se rendait du palais des Tuileries à l'église métropolitaine de Notre-Dame, le cardinal Caprara, légat du Saint-Siège, après avoir dit la messe, entonnait

1. 18 avril 1802.

568 MÉMOIRES d'outre-tombe

le Te Deum, exécuté par deux orchestres que conduisaient Méhul et Cherubini '. Ce même iour, le Moniteur emprun- tait au Mercure et reproduisait l'article de Fontanes sur le Génie du christianisme.

Ce n'est pas sans émotion qu'aujourd'hui encore, après un siècle bientôt écoulé, on lit dans le Journal des Débats du samedi 27 germinal an X : « Demain, le fameux bour- don de Notre-Dame retentira enfin, après dix ans de silence, pour annoncer la fête de Pâques. » Combien dut être profonde la joie de nos pères, lorsqu'au matin de ce J8 avril 1802, ils entendirent retentir dans les airs les joyeuses volées du bourdon de la vieille église I Dans les villes, dans les hameaux, d"unboutdela France à l'autre, les cloches répondirent à cet appel et firent entendre un immense, un inoubliable Alléluia ! Le Génie du christia- nisme mêla sa voix à ces voix sublimes ; comme elles, i' rassembla les fidèles et les convoqua aux pieds des autels.

VII

CHATEAUBRIAND ET M™* HB CD^TIVR*.

Sur les relations de Chateaubriand et de M"'* de Cusline, nous n'avons pas moins de deux volumes publiés, le pre- mier en 1888 par M. Agénor Bardoux, le second en 1893 par M. Chédieu de Robethon.

Déjà en 1885, M. Bardoux avait consacré un volume à la Comtesse Pauline de Beaumont ; son livre sur Madame de Custine en était comme la suite. Certes, dans ces deux volumes, l'auteur a mis de l'esprit, de l'intérêt, de la délicatesse. On me permettra cependant de tenir pour fâcheuses de telles publications. Que Chateaubriand,

1. Journal de Paris, 29 germina) an X.

2. Ci-dessas, p. 2^t'i.

MËMOIRF.S d'outre-tombe 509

puisqu'il appartieut à l'histoire, relève de la chronique, je le veux bien ; mais ces femmes qui ont vécu dans l'ombre, qui n'ont jamais joué aucun rôle, a-t-on le droit aujour- d'hui de les mettre en scène, de venir, après un demi- siècle et plus, raconter leurs amours, vider leurs tiroirs et jeter en pâture à la malignité publique leurs lettres les plus intimes?

Quoiqu'il en soit, M. Bardoux a pris texte des relations de M"" de Custine et de Chateaubriand pour présenter sous un jour odieux le caractère du grand écrivain. Il a fait de M™* de Custine une victime misérablement trahie, lâchement abandonnée ; il a fait de Chateaubriand un froid adorateur, sans scrupules, sans remords et sans pitié.

Il y avait peut-être quelque témérité, de la part de M. Bardoux, à mettre ainsi tous les torts à la charge de l'une des parties, alors que les pièces principales du procès lui faisaient défaut. De la correspondance échan- gée entre Chateaubriand et M™« de Custine, il ne possé- dait rien, en effet, si ce n'est une lettre et quelques billets à peu près insignifiants. Celte correspondance existait pourtant ; elle était aux mains d'un heureux collectionneur, M. Chédieu de Robethon. Ce dernier n'avait pas moins de quarante lettres de Chateaubriand à M'"^ de Custine. Or, ces lettres, loin de s'accorder avec les sévérités dont l'illustre écrivain venait d'être l'objet, le disculpaient, au contraire, complètement. Ne devenait- il pas dès lors nécessaire de les publier? .M. de Robethon l'a pensé avec d'autant plus de raison, qu'il ne pouvait être accusé de révéler au public les faiblesses de la vie de M™* de Custine: après le livre de M. Bardoux, il ne restuit plus une indiscrétion à commettre.

A quelle époque Chateaubriand et M"" de Custine se Bont-ils connus? comment est ce long aH^'^h^menf

570 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

qui a traversé tant de fortunes diverses et que la mort seule a brisé? D'après M. Bardoux, ils se seraient vus pour la première fois en 1803, dans le salon de Mm* de Rosambo, alliée au frère aîné de Chateaubriand, qui avait été une des compagnes de M™" de Custine à la prison des Carmes*. M. de Robethon est d'avis que leur première rencontre remonte un peu plus haut, peut-être jusqu'à l'année 1801, et qu'elle a eu lieu dans des circonstances très différentes. 11 croit, en effet, trouver un indice de leurs premières relations dans la page des Mémoires d'Outre-tombe Chateaubriand raconte que, après l'ap- parition du Génie du christianisme, au milieu de l'enthou- siasme des salons, il fut enseveli sous un amas de billets parfumés : « Si ces billets, continue-t-il, n'étaient aujour- d'hui des billets de grand'mère, je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable, comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe suscrite par moi, et comment, avec rou- geur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d'une longue chevelure. » Ce dernier trait s'ap- pliquait évidemment à une seule personne et à un fait particulier ; c'est une émotion unique que le poète a res- sentie à ce larcin, gage indiscret d'un naissant amour, qui se dérobait « sous le voile d'une longue chevelure ». Cette longue chevelure, nous la retrouvons deux fois dans la page des Mémoires que je viens de rappeler. Chateau- briand semble en avoir fait pour M™« de Custine une sorte d'auréole, un charme distinctif qui n'appartient qu'à elle.

A l'appui de la conjecture, déjà très plausible, de M. de Robethon, il est permis aujourd'hui d'apporter une preuve directe et décisive. Parmi les lettres inédites de Chateaubriand à Fontanes, récemment publiées par

1. Bardoux, p. 131.

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 571

M . Tabbé Pailhès, j'en trouve une, en date du 8 septembre 1802, qui commence ainsi :

Eh bien, mon cher enfant, les vers ? Vous êtes un maudit homme. Pas un signe de vie de voire part...

Comment va M™« Fontanes, et l'enfant >, et la sœur, et l'oncle? Que vous êtes heureux d'avoir tant de cœurs qui s'in- téressent à vous ?

La grande voyageuse*, comment est-elle? Je ne sais si elle <t reçu ma lettre.

A propos de lettres, il vient de m'arriver, par la poste, toute décachetée une lettre qui me fait peine si F... l'a vue. On se plaint de mes rigueurs et on m'offre des merveilles. Je ne sais comment faire pour empêcher les indiscrètes bontés de m'arri- ver par le grand chemin...

F... ne peut être que Fouché. C'est lui, en sa qualité de ministre de la police, et lui seul, qui a pu voir cette lettre, si même ce n'est pas lui qui l'a décachetée ; car une lettre mise à la poste, une lettre contenant d'indis- crètes bontés, et de nature à intéresser Fouché, n'a pas pu n'être pas cachetée avec soin. Or, Fouché, à cette époque, et depuis plusieurs années déjà, était le protecteur actif, l'admirateur passionné, le grand ami de M™" de Custine. De là, l'eunui éprouvé par Chateaubriand, à la pensée que la lettre « décachetée » avait passé sous les yeux du ministre de la police.

Il est donc impossible de ne pas faire remonter à cette date de septembre 1802 le début des relations de M™« de Custine avec Chateaubriand.

Si la date de 1803, donnée par M. Bardoux, est inexacte, celle de 1801, mise en avant par M. de Robethon, est également erronée. Il dit en ellet lui-même et avec raison que la première rencontre eut lieu peu après l'apparition du Génie du christianisme. Or, le Génie du christianisme a paru, non en 1801, mais le 14 avril 1802.

1. Christine de Foataaes. 9. bacciuoUi.

572 MÉMOIRES d'outre-tombe

Après avoir reproduit une lettre du l*' août 1804, M. Bardoux ajoute : « Le Chateaubriand quinteux, per- sonnel, méfiant, est tout entier dans cette lettre * » De quoi s'agit-il donc ? M. Bardoux ne nous le dit pas, par cette excellente raison qu'il n'en sait rien lui-même. Prise isolément, la lettre qu'il avait sous les yeux n'était pas seulement obscure, elle était inintelligible. Mais alors pourquoi s'emparer de cette lettre, à laquelle on ne com- prend rien, dont on ignore par conséquent le caractère et la portée, pour s'en faire une arme contre son auteur, pour en tirer des conclusions défavorables à son caractère ?

Aujourd'hui, grâce à la publication de M. Chédieu de Robethon, nous savons exactement ce qui s'est passé.

Désintéressé, généreux, n'entendant rien aux affaires, Chateaubriand était parfois à court d'argent. Pendant son séjour à Rome, il avait épuisé ses dernières ressources au cours de la maladie de M™* de Beaumont; il ne pouvait pas, et pour rien au monde il n'aurait voulu, en un tel moment, lui exposer sa détresse, lui demander un crédit, et se faire rembourser en quelque sorte des soins qu'il lui avait prodigués. Il y avait une question de délica- tesse et d'honneur. C'est dans ces circonstances qu'il s'adressa à M™« de Custine. Celle-ci refusa. Elle n'avait vu qu'une rivale, elle ne devait voir qu'une infor- tunée et une mourante. Chateaubriand était rentré en France depuis quelques mois, lorsqu'il apprend que cet incident connu de lui seul et de M™« de Custine est tombé dans la bouche du public et que les détails en courent les salons. Atteint jusqu'au fond du cœur, il écrit à M"" de Custine la lettre qu'on va lire :

Lundi, 16 Juillet 1804.

Je ne sais si vous ne finirez point par avoir raison, si tous vos noirs pressentiments ne s'accompliront point. Mais je sais

1. Bardoux, p. 15S.

MEMOIRES D OUTRE-TOMBE 573

que j'ai hésité à vous écrire n'ayant que des choses fort tristes à vous apprendre. Premièrement, les embarras de ma position augmentent tous les jours et je vois que je serai forcé tôt ou tard à me retirer hors de France ou en province; je vous épargne les détails. Mais cela ne serait rien si je n'avais à me plaindre de vous. Je ne m'expliquerai point non plus : mais quoique je ne croie point tout ce qu'on m'a dit, et surtout la manière dont on me l'a dit, il reste certain toutefois que vous avez parlé d'un service que je vous priais de me rendre lorsque j'étais à Rome, et que vous ne m'avez pas rendu. Ces choses-là tiennent à l'honneur, et je vous avoue qu'ayant déjà le tort du refus, je n'aurais jamais voulu penser que vous eussiez voulu prendre encore sur vous le plus grand tort de la révélation. Que voulez-vous ? On est indiscret sans le vouloir, et souvent on fait un mal irréparable aux gens qu'on aime le plus.

Quant à moi, madame, je ne vous en demeure pas moins attaché. Vous m'avez comblé d'amitiés et de marques d'intérêt et d'estime ; je parlerai éternellement uo vous avec les senti- ments, le respect, le dévouement que je professe pour vous. Vous avez voulu rendre service à mon ami ' et vous le pouvez plus que moi puisque Fouché est ministre. Je connais votre générosité, et l'éloignement que vous pouvez ressentir pour moi ne retombera pas sur un malheureux injustement persécute. Ainsi, madame, le ciel se joue de nos projets et de nos espérances. Bien fou qui croit aux sentiments qui paraissent les plus fermes et les plus durables. J'ai été tellement le jouet des hommes et des prétendus amis, que j'y renonce. Je ne me croirai pas, comme Rousseau, haï du genre humain, mais je ne me fierai plus à ce genre humain. J'ai trop de simplicité et d'ouverture de cœur pour n'être pas la dupe de quiconque voudra me tromper.

Cette lettre très inattendue vous fera sans doute de la peine. En voilà une autre sur ma table que je ne vous envoie pas et que je vous avais écrite il y a sept ou huit heures. J'ignorais alors ce que je viens d'apprendre, et le ton de cette lettre était bien diflerent du ton de celle-ci. Je vous répète que je ne crois pas un mot des détails honteux qu'on m'a communiqués, mais il reste un fait : on sait le service que je vous ai demandé et, comment peut-on savoir ce qui était sous le sceau du secret dans une de mes lettres, si vous ne l'aviez pas dit vous-même ?

Adieu.

l. M. Bonm l'aîaé. Voir la aote 4 do la paye HSJ.

5T4 mEmoihes d'outre-iùmbe

Dans sa réponse, M"* de Custine essaya sans doute d'une diversion et rejeta probab-'ement les torts sur une personne qu'elle craignait de se voir préférer et dont la perfidie aurait machiné cette dénonciation. La seconde lettre de Chateaubriand ne fut pas moins digne et moins noble que la première :

Il ne s'agit pas de comparaison, car je ne vous compare à personne, et je ne vou3 préfère personne. Mais vous vous trom- pez si vous croyez que je tiens ce que je vous ai dit de celle que vous soupçonnez. Si je le tenais d'elle, je pourrais croire que la chose n'est pas encore publique ; or ce sont des gens qui vous sont étrangers qui m'ont averti des bruits qui couraient. Il me serait encore fort égal, et je ne m'en cacherais pas, qu'on dit que je vous ai demandé un service. Mais ce sont les cir- constances qu'on ajoute à cela qui sont si odieuses que je ne voudrais pas même les écrire et que mon cœur se soulève en y pensant. Vous vous êtes fort trompée si vous avez cru que Madame... m'ait jamais rendu des services dans le genre de ceux dont il s'agit* ; c'est moi, au contraire, qui ai eu le bonheur de lui en rendre. J'ai toujours cru, au reste, que vous avez eu tort de me refuser. Dans votre position, rien n'était plus aisé que de vous procurer le peu de chose que je vous demandais; j'ai vingt amis pauvres qui m'eussent obligé poste pour poste, si je ne vous avais donné la préférence. Si jamais vous avez besoin de mes faibles ressources, adressez-vous à moi et vous verrez si mon indigence me servira d'excuse.

Mais laissons tout ''-ela. Vous savez si jusqu'à présent j'avais gardé le silence, et si, bien que blessé au fond du cœur, je vous en avais laissé apercevoir la moindre chose, tant était loin de ma pensée tout ce qui aurait pu vous causer un moment de peine ou d'embarras. C'est la première et la dernière fois que je vous parlerai de ces choses-là. Je n'en dirai pas un mot à la personne, soit que cela vienne d'elle ou non. Le moyen de faire vivre une pareille affaire est d'y attacher de l'importance et de faire du bruit ; cela mourra de soi-même comme tout meurt en ce monde. Les calomnies sont devenues pour moi des choses toutes simples ; on m'y a si fort accoutumé que je trou'

1. Esi-ce à .M"" de Beaumont iju'il fait allusion? Ces suppositioos de M"* de Custine auraient été bien blessantes pour Chateaubriand. Aoit de M. Chédieu de Robethon

MÉMOIRES d'outre-tombe 575

«erais presque étrange qu'il n'y en eût pas toujours quelques- unes de répandues sur mon compte.

C'est à vous maintenant à juger si cela doit nous éloigner l'un de l'autre. Pour blessé, je l'ai été profondément ; mais mon attachement pour vous est à toute épreuve ; il survivra même à l'absence, si nous ne devons plus nous revoir.

Je vous recommande mon ami <.

Paris, 4 thermidor (juillet 23).

M™« de Custine, dans sa réponse, chercha, paraît-il, à expliquer le refus du service que Chateaubriand lui avait demandé. Elle laissa entendre qu'elle s'était sentie frois- sée à l'idée de subvenir aux dépenses nécessitées par la présence à Rome de Mn^s de Beaumont. C'est ici que se place la lettre de Chateaubriand, du l*"" août 1804, citée par M. Bardoux, et dont voici le début :

Je vois qu'il est impossible que nous nous entendions jamais par lettre. Je ne me rappelle plus pour quel objet je vous avais demandé ce service ; mais si c'est pour celui que TOUS faites entendre, jamais, je crois, preuve plus noble de l'idée que j'avais de votre caractère n'a été donnée ; et c'est une grande pitié que vous ayez pu la prendre dans un sens si opposé; je m'étais trompé...

Cependant, malgré l'aigreur de ces premières lignes, Chateaubriand s'adoucit: il ne demande qu'à pardonner, à tout oublier, et la lettre se termine par un mot char- mant : « Adieu, j'ai encore bien de la peine à vous dire quelque mots aimables, mais ce n'est pas faute d'envie. Le post-scriptum renouvelle la demande de pressantes démarches auprès de Fouché en faveur de « l'ami malheu- reux et persécuté ». Ainsi, même dans ces circons- tances où il semblerait devoir être tout entier à sa légi- time irritation et à sa vive douleur, pas un seul instant il n'oubliera son ami. N'en déplaise à M. Baiiioux, il me

1. Toujours M. Bertli.

576 MEMOIRES D OUTRE-TOMBS

semble bien (jue cet épisode est tout k l'honneur de Chateaubriand.

Nous ne sommes encore qu'en 1804. M™* de Custine ne mourra que vingl-deux ans plus tard. Jusqu'à la fin, la correspondance publiée par M. de Robethon le démontre, Chateaubriand resta son ami.

Pendant son ambassade à Londres, en 1822, le fils de M">« de Custine, Astolphe, vint en Angleterre : « Une fois à son poste, dit M. Bardoux, il (Chateaubriand) n'écrivait plus ; el Astolphe alla passer quelques jours en Angleterre pour rapporter de ses nouvelles. » Cela encore n'est point exact. 11 ne s'agissait point dune simple course à Londres pour que le fils rapportât à sa mère des nouvelles de l'ambassadeur trop lent à écrire, mais d'un voyage en An- gleterre et en Ecosse, qui dura plus de deux mois, du 26 juillet au 30 septembre. Du 26 juillet au 8 septembre, époque à laquelle Chateaubriand quitta Londres pour se rendre au Congrès de Vérone, très nombreuses son*, ses lettres à M™* de Custine, et toutes témoignent de sa solli- citude pour le fils de son amie.

De retour à Paris, Chateaubriand reprit ses relations assidues avec M'"^ de Custine, qui, comptant avec raison sur son dévouement et sur le crédit qu'elle-même possé- dait à la cour, entreprit alors de faire de son fils un pair de France, ou tout au moins, s'il n'était pas possible d'atteindre immédiatement à ce rang élevé, de lui créer des titres par de hautes fonctions diplomatiques. Chateau- hi iand approuva ces projets, et peut-être en fut-il l'inspi- rateur.

Uuand il arriva au ministère avec M. de Villèle, au mois de décembre 1822, la confiance de M"» de Custine dans le succès de ses espérances s'en accrut encore. Renonçant pour Astolphe à cette sorte de stage dans la diploininlie qui, une première fois du reste, lui avait assez ma! r^'ussi

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 577

e)!)! sollicita directement la pairie avec l'ardeur fiévreuse et l'obstination qu'elle mettait à toutes choses. Elle ne 'aissera plus à Chateaubriand une heure de répit. Elle le poursuit, elle le harcèle, et comme la nomination ne vient pas, elle se répand en plaintes et en reproches. M. Bar- doux les tient naturellement pour fondés. Il accuse Chateaubriand d'oublier « au milieu des enivrements du pouvoir » et son amie et le jeune Astolphe. « De toutes les amies, fort anxieuses de lui, dit-il, M™» de Custine était la plus négligée ; les billets que Chateaubriand, ministre, lui envoie, sont bien écrits de sa main, mais il ne prend plus le temps de mettre l'adresse; c'est un secré- taire qui s'en charge*. » Chateaubriand est ministre des affaires étrangères ; la France est en guerre avec l'Espagne ; c'est sur lui que pèsent à ce moment les plus lourdes responsabilités ; il lui faut faire face à l'opposition de M. Canning et aux attaques des libéraux ; dans le sein même du cabinet, il a des luttes à soutenir; et s'il lui arrive de charger un secrétaire de mettre une adresse sur un billet, il sera démontré qu'il n'est qu'un égoïste et un lâcheur ! ! Ici, du reste, comme tout à l'heure pour l'inci- dent de 1804, M. Bardoux n'a pas eu de chance. On ne lui a communiqué que des billets, des billets de deux ou trois lignes et il en prend texte pour accuser Chateau- briand d'ingratitude. Mais à côté de ces billets un peu laconiques, il y en a d'autres qui sont charmants et il ne les a pas connus. Il y a aussi des lettres, de vraies lettres, et il ne les a pas connues davantage. Lettres et billets prouvent que Chateaubriand ne négligeait rien pour faire réussir la candidature d'Astolphe à la pairie. TJn moment, il crut avoir partie gagnée, mais le succès espéré ne vint pas. Dans la lettre suivante, il rend coiUDt« i M"» ae Custine de ce qui s'est passé :

i. Bardoux, p. 861.

T_ ÎT. <Jl 1

578 MÉMOIRES d'outre-tombe

Mercredi 24 décembre 1823.

J'avais de grandes espérances. Elles ont été trompées pour le moment. Le roi n'a voulu nommer, je crois, que des députes, des militaires et des hommes de sa maison et de celles ias princes. Mais j'ai la promesse pour Astolphe pour une autre circonstance qui n'est pas très éloignée. Ne croyez pas que je vous oublie et que vous n'êtes dans ma vie au nombre de me» plus doux et de mes plus impérissables souvenirs.

Mille tendresses à tous.

Ch. »

La promesse faite ne fut pas tenue, mais ce ne fut ni la faute de Chateaubriand, ni celle du gouvernement de la Restauration. C'est à lui-même et à lui seul qu'Astolphe de Custine doit imputer d'avoir tout perdu. Son nom fut mêlé, à ce moment, à une aventure honteuse, au plus abominable des scandales. M. Chédieu de Robethon s'est vu dans la nécessité d'en parler, au moins sommaire- ment. Il me serait impossible de reproduire ici son récit. A peine y puis-je faire allusion. Ce récit, d'ailleurs, n'étonnera aucun de ceux qui ont lu les pages consacrées par Philarète Chasles, dans ses Mémoires, au marquis de Custine.

A partir de ce déplorable événement, tout fut fini pour M°^e de Custine. Sa vie était brisée ; elle mourut le 25 juillet 1826, à l'âge de 56 ans.

VHP

LA VORT DE LA HARPR.

Ce sera l'honneur de La Harpe d'avoir, lui le disciple de Voltaire d'avoir compris et salué, dès le premier jour, le géittie de Chateaubriand. d'avoir selon l'expression de

1. Chidieu de Sobeihon. p. 951.

t. Ci-desaus, p. 329.

MÉMOIRES d'outre-tombe 579

Sainte-Beuve, « donné en mourant la main à Chateau- briand, à Fontanes, à tout ce jeune groupe littéraire en qui était alors l'avenir ».

Bien avant l'apparition du Génie du christianisme, il avait commencé une Apologie de la religion chrétienne, que la mort ne lui a pas permis de finir, mais dont il reste de très beaux fragments. D'autres à sa place eussent vu avec ennui, avec dépit sans doute, l'entrée en scène du jeune rival dont l'œuvre allait rejeter la sienne dans l'ombre. La Harpe, au contraire, l'accueillit avec un sincère en- thousiasme, avec une sorte de tendresse, non comme un rival, mais comme un fils. 11 inscrivit son nom sur sou testament, le priant « de se souvenir combien il lui était attaché ». Chateaubriand ne fut pas ingrat. Il publia, dans le Mercure, au lendemain des funérailles de La Harpe, un article, oii il disait :

... Les obsèques furent célébrées, le dimanche matin, k Notre-Dame. Il s'était retiré depuis quelques années dans le cloître de cette cathédrale, comme s'il avait voulu se réfugier, loin d'uH monde peu charitable, à l'ombre de la maison du Dieu de miséricorde. Ceux qui ont vu les restes de cet auteur célèbre renfermés dans un chétif cercueil ont pu sentir le néant des grandeurs littéraires, comme de toutes les autres grandeurs ; heu- reusement, c'est dans la mort que le chrétien triomphe, et sa gloire commence quand toutes les autres gloires finissent.

Le convoi est parti à une heure pour le cimetière de la bar- rière de Vaugirard. Nous avons sincèrement regretté de ne pas Toir marcher à la tête du cortège cette croix qui nous afflige et nous console, et par laquelle un Dieu compatissant a voulu se rapprocher de nos misères. Lorsqu'on est arrivé au cimetière, on a déposé le cercueil au bord de la fosse, sur le petit morceau de terre qui devait bientôt le recouvrir. M. de Fontanes a prononce alors un discours noble et simple sur l'ami qu'il venait de perdre. Il y avait dans l'organe de l'orateur attendri, dans les tourbil- lons de neige qui tombaient du ciel, et qui blanchissaient le drap mortuaire du cercueil, dans le vent qui soulevait ce drap mor- tuaire, comme pour laisser passer les paroles de l'amitié jusqu'à l'oreille de la mort; il y arait, disons-nous, dans ce concours de

580 MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE

circonstances, quelque chose de touchant et de lugubre... Le« pestes de M. de La Harpe n'étaient pas encore recouverts de terre ; nous pleurions encore autour de son cercueil, près de sa fosse ouverte ; et dans le moment même M. de Fontanes nous assurait que toutes les injustices allaient s'ensevelir dans cette tombe, que tout le monde partageait nos regrets, un journal in- sultait aux cendres d'un homme illustre ; on l'accusait d'avoir déshonoré le commencement de sa carrière par ses neuf dernières années. Nous appliquerons aux auteurs de cet article les paroles de l'Écriture que M. de La Harpe a citées à la fin de son dernier morceau sur l'Encyclopédie, et qui sont aussi les dernières pa- roles que ce grand critique a fait entendre au public : Malheur à voxis qui appelez mal ce qui est bien et bien ce qui est mal.

Trente-cinq ans plus lard, dans ses Mémoires, rendant à La Harpe un dernier hommage, Chateaubriand évoquait le souvenir de cette journée de deuil du 12 février 1803, et du discours de M. de Fontanes.

Voici ce discours :

Les lettres et la France regrettent aujourd'hui un poète, un orateur, un critique illustre. La Harpe avait à peine vingt-cinq ans, et son premier essai dramatique l'annonça comme le plus digne élève des grands maîtres de la scène française : l'héritage de leur gloire n'a point dégénéré dans ses mains, car il nous a transmis fidèlement leurs préceptes et leurs exemples. Il loua les grands hommes des plus beaux siècles de l'éloquence et de la poésie, et leur esprit, comme leur langage, se retrouve toujours dans les écrits d'un disciple qu'ils avaient formé. C'est en leur nom qu'il attaqua jusqu'au dernier moment les fausses doctrines littéraires; et, dans ce genre de combat, sa vie entière ne fut qu'un long dévouement au triomphe des vrais principes. Mais si ce dévouement courageux fit sa gloire, il n'a pas fait son bon- heur. Je ne puis dissimuler que la franchise de son caractère e la rigueur impartiale de ses censures éloignèrent trop souven de son nom et de ses travaux la bienveillance et même l'équité Il n'arrachait que l'estime tant d'autres auraient obtenu en- thousiasme. Souvent les clameurs de ses ennemis parlèrent plus haut que le bruit de ses succès et de sa renommée. Mais à l'as- pect de ce tombeau, tous les ennemis sont désarmés. Ici les haines finissent, et la vérité seule demeure. Les talents de La Harpe ne seront plus enfin contestés. Tous les amis des lettrM,

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 581

quelles que soient leurs opinions, partagent maintenant notr» deuil et nos regrets. Les circonstances la mort le frappe, ren- dent sa perte encore plus douloureuse. Il expire dans im âge la pensée n'a rien perdu de sa vigueur, et lorsque son talent s'é- tait agrandi dans un autre ordre d'idées qu'il devait au spectacle extraordinaire dont le monde est témoin depuis douze ans. Il laisse malheureusement imparfaits quelques ouvrages dont il attendait sa plus solide gloire, et qui seraient devenus ses pre- miers titres dans la postérité. Ses mains mourantes se sont dé- tachées avec peine du dernier monument qu'il élevait. Ceux qui en connaissent quelques parties avouent que le talent poétique de l'auteur, grâce aux inspirations religieuses, n'eut jamais au- tant d'éclat, de force et d'originalité. On sait qu'il avait embrassé, avec toute l'énergie de son caractère, les opinions utiles et con- solantes sur lesquelles repose le système social ; elles ont enrichi, non seulement ses pensées et son style de beautés nouvelles, mais elles ont encore adouci les souffrances de ses derniers jours. Le Dieu qu'adoraient Fénelon et Racine a consolé, sur le lit de mort, leur éloquent panégyriste et Théritier de leurs leçons. Les amis qui l'ont vu dans ce dernier moment oii l'homme ne déguise plus rien, savent quelle était la vérité de ses senti- ments ; ils ont pu juger combien son cœur, en dépit de la ca- lomnie, renfermait de droiture et de bonté. Déjà même les sen- timents les plus doux étaient entrés dans ce cœur trop méconnu, et si souvent abreuvé d'amertumes. Les injustices se réparaient. Nous étions prêts à le revoir dans ce sanctuaire des lettres et du goût, dont il était le plus ferme soutien ; lui-même se félici- tait naguère encore de cette réunion si désirée ; mais la mort a trompé nos vœux et les siens. Puissent au moins se conserver à jamais les traditions des grands modèles qu'il sut interpréter avec une raison si éloquente ! Puissent-elles, mes chers confrères, en formant de bons écrivains, donner un nouvel éclat à cette Académie française qu'illustrèrent tant de noms fameux depuis cent cinquante ans, et que vient de rétablir on grand homme, •i supérieur à celui qui l'a fondée I

Les ennemis de La Harpe (et Fontanes vient de nous dire combien ils Riaient nombreux) affectaient de ne pas croire à la sincérité de sa conversion. Ils savaient bien, au fond, que cette sincérité ne pouvait être mise en doute. Elle est attestée par tous les actes, par tous les écrits de •es neuf dernières années. S'il était besoin d'une autre

S62 MÉMOIRES d'outre-tombe

preuve, oh la trouverait dans les termes mêmes de son testament :

Je lègue, j est-il dit, 200 francs aux pauvres de ma paroisse. Ma nièce n'ayant rien, et ce que je laisserai étant peu de chose, il ne m'est pas possible de faire davantage pour cette classe qui est si à plaindre. J'engage chaque Français à se rappeler que la religion fait un devoir sacré de soulager les indigents, et de faire tout ce qu'on peut pour adoucir le sort des infortunés : je remercie monsieur et madame de Talaru * des marques d'amitié qu'il? m'ont données; j'en conserverai le souvenir jusqu'au der- nier moment. Je remercie également les respectables docteurs Malhouet et Portai, des soins qu'ils ont bien voulu me donner, avec un grand zèle, dans ma maladie. Je prie MM. de Fontanes, Chateaubriand, de Courtivron, de Chabannes, Récamier, de He- rain, Liénard, Migneret et Agasse de se souvenir combien je leur étais attaché. Je nomme M. Boulard, notaire, mon ami depuis vingt ans, mon exécuteur testamentaire. Je supplie la divine Providence d'exaucer les vœux que je fais pour le bonheur de mon pays. Puisse ma patrie jouir longtemps de la paix et de la tranquillité 1 Puissent les saintes maximes de l'Evangile être généralement suivies pour le bonheur de la société/

Dans un codicille joint à ce testament, La Harpe avait ajouté la déclaration suivante :

Ayant eu le bonheur de recevoir hier, pour la seconde fois, le saint viatique, je crois devoir faire encore une dernière déclara- tion des sentiments que j'ai publiquement manifestés depuis neuf ans et dans lesquels je persévère. Chrétien parla grâce de Dieu, et professant la religion catholique, apostolique et romaiine, dans laquelle j'ai eu le bonheur de naître et d'être élevé, et dans la- quelle je veux finir de vivre et mourir, je déclare que je crois fermement tout ce que croit et enseigne l'Eglise romaine, seule fondée par Jésus-Christ; que je condamne d'esprit et de cœur tout ce qu'elle condamne; que j'approuve de même tout ce qu'elle approuve; en conséquence, je rétracte tout ce que j'ai écrit et imprimé, ou qui a été imprimé sous mon nom, de con-

1. La veuve du comte Stanislas de Clermont-Tonnerre, remariée au marquis do Talaru. EUe avait puissamment contribué, avec deux évêques, l'évêque de Montauban et l'évèque de Saint-Brieuc. à la coa- version de La Harpe en 1794. La marquise le Talaru était Ift cousine Chateaubriand.

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traire à la foi catholique ou aux bonnes moeurs : le désavouant, et, en tant que je puis, en condamnant et dissuadant la promul- gation, la réimpression et représentation sur les théâtres. Je ré- tracte également et condamne toute proposition erronée qm aurait pu m'échapper dans ces différents écrits. J'exhorte tous mes compatriotes à entretenir des sentiments de paix et de con- corde; je demande pardon à ceux qui ont cru avoir à se plaindre de moi, comme je pardonne bien sincèrement à ceux dont j'ai eu à me plaindre.

Après de telles paroles, dites à l'heure suprême, qui pourrait encore suspecter la sincérité des sentiments reli- gieux de La Harpe? 11 en avait d'ailleurs donné une preuve non moins éclatante à l'époque de ce second mariage, sous le Directoire, dont parle Chateaubriand. L'épisode est des plus intéressants, et vaut, je crois, d'être rappelé.

La Harpe avait pour ami M. Récamier, le mari de la belle Juliette. L'optimisme de M. Récamier le poussait volontiers à se mêler de mariage : il y avait la main malheureuse, mais ses insuccès ne le décourageaient point. Il connaissait de vieille date une M™« de Hatte-Longuerue, veuve, sans fortune, chargée de deux enfants : un fils et une fille fort belle, âgée de vingt-trois ans. La demoiselle était difficile à établir, attendu la pauvreté de sa famille; M. Récamier eut l'idée de la faire épouser à La Harpe. H avait trente-quatre ans de plus que la jeune fille, et celle-ci n'était pas sans ressentir quelque répugnance à l'accepter. Mais la mère cacha avec soin cette disposition à Tépou- seur, et entraîna sa fille. Celte union, conclue le 9 août 1797, ne dura point et ne pouvait durer.

Au bout de trois semaines, M"» de Longuerue déclarait que sa répugnance était invincible et demandait le di- vorce. La Harpe, vivement blessé dans son amour-propre et dans sa conscience, se conduisit en galant homme et en chrétien : il ne pouvait se prêter au divorce interdit par la loi religieuse, mais il le laissa s'accomplir, et il pardonna à la jeune ûlJe l'éclat et le scandale de cette

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rupture. « J'ai toujours entendu dire à M"» Récamier, écrit M™* Lenormant dans ses Souvenirs (I, o"), que les procédés, le langage, les sentiments que fit entendre et voir M. de La Harpe dans cette pénible affaire avaient été pleins de modération, de droiture et de sincère humilité. >♦ Il y avait d'autant plus de mérite, qu'il se voyait à ce moment doublement frappé, la demande en divorce de M"^ de Longuerue coïncidant avec le décret de proscrip- tion lancé contre lui par les auteurs du coup d'État du

18 fructidor (4 septembre 1797).

Le divorce civil une fois prononcé, M"« de Longuerue entreprit de faire annuler son mari?ge devant l'autorité religieuse. Ici encore, l'attitude et la conduite de La Harpe furent de tous points irréprochables. On en pourra juger par la lettre suivante, qu"il écrivit à M™* Récamier, le

19 mai 1798, de l'asile il se tenait alors caché, à Cor- beil:

Tout considéré, Madame, je vous avouerai que je répugn» extrêmement à des explications par écrit qui ne sauraient que m'être trop pénibles et qui ne sont bonnes à rien. Vous savei mieux que personne combien dans cette malheureuse affaire mes intentions étaient pures, quoique ma conduite n'ait pas été pru- dente.

Ma confiance a été aveugle et on en a indignement abusé. J'ai été trompé de toutes manières par celle à qui je ne voulais faire que du bien, et Dieu s'est servi d'elle pour me punir du mal que j'avais fait à d'autres. Que sa volonté soit faite, et qu'il daigne lui pardonner comme à moi, et comme je lui pardonne de tout mon cœur! Plus on a eu de torts envers moi et moins je veux me permettre les reproches, et c'est ce que toute explication entraînerait nécessairement. Le mal est fait, et il est de natur« à ce que Dieu seul puisse le réparer, puisqu'il peut tout. Les moyens qu'on veut employer aujourd'hui, uniquement dictés par les intérêts humains, ne me paraissent pas faits pour réussir, quoi qu'il me soit permis, ce me semble, de le désirer, au moins pour la satisfaction personnelle d'une personne que la jeunesse expose plus que toute autre et qui doit toujours m'être chère à cause du lien qui nous unit devant Dieu.

Je TOUS supphe donc de lui dire, soit de vire voix, soit même

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBE 585

•n lui communiquam cette lettre, que la sienne ne contient rien qui ne m'ait paru fort honnête, et que si je n'y réponds pai directement, c'est par égard pour elle et pour moi; que je trouve tout naturel, humainement parlant, le désir qu'elle a de rompre légalement une union qui n'a eu que des suites fâcheuses, mais qui n'aurait jamais eu lieu, si elle eût eu avec moi autant de bonne foi que j'en avais avec elle; que je l'excuse bien volon- tiers, mais que je ne crois pas qu'aucune autorite ecclésiastique l'excuse d'avoir donné, à vingt-trois ans, un consentement par- faitement Libre et dont elle devait savoir toutes les conséquences, à une union que son cœtir n'approuvait pas ; que sa mère est sans doute beaucoup plus condamnable qu'elle de l'avoir enga- gée à n'écouter que des vues d'intérêt qui n'étaient point dans »on âme, et que la Providence a bientôt rendues Ulusoires pour notre punition commune et légitime; mais qu'en fait de sacre- ments, les lois de l'Eglise n'admettent pour excuse ni la dissi- mulation ni l'intérêt; que sa demande pourrait avoir lieu, si elle s'était éloignée de moi sur-le-champ, en réclamant contre une espèce de contrainte ou de tromperie quelconque, mais qu'ayant habité avec moi librement et publiquement, pendant trois se- maines comme ma femme, elle ne sera pas probablement admise à donner comme moyen de nullité ce qu'elle a pu montrer de répugnance à remplL? le vœu du mariage; moyen que tant de raisons péremptoires ne permettent de valider dans aucun tri- bunal, surtout dans un tribunal ecclésiastique, le seul qu'elle ptxisse invoquer, puisqu'elle est déjà divorcée dans les tribunaux civils, elle ne peut prétendre davantage; qu'au reste je ne mettrai pas plus d'opposition aux démarches qu'elle peut faire potir annuler le mariage devant l'Egiise, que je n'en ai mis au divorce devant les juges civils; qu'il me suffit de rester étranger à l'un et à l'autre, parce que l'un et l'autre sont contraires à la loi de Dieu; que si j'étais dans le Cis d'être appelé, ce que je ne crois pas, je dirais la vérité, et rien que la vérité, comme je la dois dans tous les cas.

Voilà ce que je puis dire en mon âme et conscience, et je (ié- iire qu'elle en soit satisfaite .

La mésaventure de La Harpe pouvait bien réjouir ses ennemis : ils avaient pour eux les rieurs. Sa conduite en toute cette affaire n'en fut pas moins celle d'un galant homme el d'un vrai chrétien.

1. Souvtnirt et Corrttpond-anee tirés dei papUrt Madame BécO' mitr, paj M"' Charlei Ltnorm&m, wi&e I, p. 60.

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iX

I.S9 QUATRS CLAOSEX.*.

Jean-Claude Clausel de Coussergues, à Coussergnei (Aveyron), le 4 décembre 1759, était entré de bonne heure dans la magistrature et avait succédé à son père, le 26 octobre 1789, comme conseiller à la cour des aides de Montpellier, Il émigra, servit dans l'armée de Condé, rentra en France sous le Consulat et se fit libraire et jour- naliste. C'est alors qu'il connut Chateaubriand et que se noua entre eux une amitié que la mort seule devait rompre. Bien des choses d'ailleurs les rapprochaient. Emi- grés tous les deux, ils avaient combattu sous le même dra- peau. Leur exil avait eu même durée. Comme Chateau- briand, Clausel avait commencé par être philosophe, et l'un des tenants les plus fanatiques de Jean-Jacques ; puis la Révolution lui avait ouvert les yeux, il avait pleuré, lui aussi, et il avait cru. On avait vu alors son ardeur philo- sophique se changer en une piété tendre. Il fut donc de ceux qui, par leurs articles, contribuèrent à l'immense succès du Génie du Christianisme. Mais il ne s'en tint pas à des articles de journaux. De Rome, le 20 décembre 1803, Chateaubriand écrivait à Gueneau de Mussy :

Je vous prie de veiller un peu à mes intérêts littéraires ; son- gez que c'est la seule ressource qui va me rester. Migneret a bien vendu ses éditions, mais il a confié sa marchandise à des fripons, et j'ai éprouvé cinq banqueroutes. Engagez M. Clausel à commencer le plus tôt possible son édition chrétienne. Si j'en crois ce qu'il m'a mandé, elle se vendra bien, et cela me rendra encore quelque argent. Le monument de M™» de Beaumont me coûtera 9,000 frauics. J'ai vendu tout ce (^ue j'avais pour en payer ane partie...

1. Ci-dessoB, page 403.

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Les cinq volumes du Génie étaient trop gros et trop chers pour aller à tous les acheteurs ; ils renfermaient, par endroits, de trop vives peintures, pour être mis dans toutes les mains. Une édition chrétienne, c'est-à-dire abrégée et corrigée, à l'usage de la jeunesse et des écoles, était demandée. Pour se livrer à un travail de ce genre et y réussir, il fallait, avec une grande délicatesse d'âme et de foi, le sincère dévouement d'un ami. Glausel remplis- sait à merveille ces conditions; aussi s'acquitta-t-il de sa tâche avec un plein succès. Son édition abrégée du Génie du Christianisme fut plusieurs fois réimprimée.

Glausel avait moins bien réussi dans ses propres entre- prises de librairie ; ses dernières ressources commençaient à s'épuiser. Il fut donc heureux d'être choisi par le Sénat, le n février 1807, comme député de l'Aveyron au Corps législatif, mandat qui lui fut renouvelé le 6 janvier 1813. Une indemnité de 10,000 francs était alors allouée à chaque député. En 1811, Cambacérès, son ancien collègue à la cour des aides de Montpellier, le fit nommer conseiller i la cour d'appel de cette ville. Comme il n'y avait pas d'incompatibilité entre ces fonctions et celles de membre du Corps législatif, il continua d'habiter Paris une partie de l'année, et alors il voyait chaque jour les Chateaubriand et les Joubert. Madame de Chateaubriand l'appelait, dès cette époque « notre meilleur ami ». Il était pourtant à Montpellier au mois de juillet 1811, ce qui lui valait de recevoir cette charmante lettre de M™» de Chateaubriand, l'une des plus jolies qu'elle ait écrites :

Val-du-Loup, ce 27 juillet 1811.

Bien que l'air et Je ton de "** me déplaisent également, il suffit, mon cher ami, que vous l'aimiez pour que j'aie nn grand plaisir à faire quelque chose qui lui soit agréable. J'irai donc incessamment à la Marine solliciter un brevet de mort pour son nereo.

588 MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE

Je vous défie de nous écrire d'un pays plus chaud qu* le nôtre; ▼oilà deux jours qu'on ne peut respirer. Il est vrai qu'il y en » trois qu'on se chaufifait à grand feu : pour le chaud, c'est la sai- son ; pour le froid, c'est la comète. "Vous avez grand tort de comparer le lieu nous vivons au paradis terrestre ; si ce n'est qu'on y trouve aussi des serpents, et, si vous avpiz à Montpellier des procès à débrouiller et des chicanes à réprimer, nous avons ici des voleurs à pendre ; en conséquence, M. de Chateau- briand vient d'être nommé juré, pour juger les pauvres gens qu'il renverra sur les grands chemins sains et saufs, s'il plaît à Dieu. Mais ce qui nous déplaît beaucoup à nous, c'est que nous ▼oilà obligés d'aller à Paris, et il est si triste et si justement triste en ce moment que rien qu'à y penser on tourne à la mort. Pas une âme, ou sinon des âmes en peine; des rues désertes, des maisons vides et des arbres poudrés à blanc, voilà ce que nous allons trouver.

Il nous serait beaucoup plus agréable d'aller vous faire une petite visite dans votre cabinet exposé au nord et placé au milieu d'une belle campagne ; mais on ne peut pas dire à présent, voyage qm voudra. Nous vous attendons donc ici ; car vous y viendrez, •t j'espère même que vous y resterez ; et, comme alors vous serez questeur, nous aurons une voiture.

Joubert est dans l'admiration et dans l'attendrissement def lettres que vous lui écrivez, d'où je conclus que ce ne sont pas vos chefs-d'œuvre. Il est retombé dans sa manie universitaire ; il n'a pas de plus grand bonheur que de pouvoir s'enfermer avec quelques inspecteurs, recteurs ou proviseurs, et de les pérorer tant et si longtemps qu'il est ensuite obligé de se coucher pen- dant huit jours et qu'il a le plaisir de se plaindre éternellement. M. de Bonald est ici depuis un mois, mais nous ne l'avons point vu, du moins moi. M. de Chateaubriand l'a rencontré l'autre jour, chez le restaurateur. On dit qu'il s'est livré aux petits lit- térateurs; il les a choisis pour ses amis et pour ses juges. Il & grand tort pour l'avenir, mais il a raison pour le présent. Il paraît qu'il veut des trompettes pour son nouvel ouvrage ; il est vrai que celles d'aujourd'hui ne retentissent pas au loin, mais elles assourdissent ceux qui sont près.

Nous avons depuis huit jours un vent épouvantable, tantôt froid, tantôt chaud, c'est-à-dire aussi extraordinaire que la sai- son. Comme Je ne suis point mëlanbolique et que j'ai peissé l'âge l'on aime à soupirer, n'aime ni le vent ni la lune ; je ne me pl&is qu'à la pluie poor mon gazon, et an soleil pour me r^otdr. Mais voilà une des plus longues lettres que j'aie jamais écrites. Aussi je permets bien à votre distraction de penser à

MÉMOIRES D OUTRE-TOMBR 589

kutre chose en la lisant. Souvenez-vous seulement toujours du tendre et sincère attachement que je vous ai voué.

J'ai le plus grand plaisir à recevoir de vos lettres, je le» lii très bien; ainsi ne m'imputez point votre silence.

M. Clausel fit partie, en 1813, de l'opposition qui se manifesta au Corps législatif contre la politique impériale ; il accueillit avec joie la Restauration et fut, en 1814, l'un des commissaires chargés de préparer la rédaction de la Charte. Nommé conseiller à la Cour de cassation le 15 février 1815, il était élu député, le 22 août de la même année, par le collège du département de l'Aveyron. Il fit partie des Chambres jusqu'en 1827. Le 14 février 1820, au lendemain de l'assassinat du duc de Berry, il se laissa égarer par l'excès de son indignation et de sa douleur au point de proposer à ses collègues « de porter un acte d'accusation contre M. Decazes, ministre de l'intérieur, comme complice de l'assassinat du prince ». Il commit, ce jour-là, une grave faute ; mais si sévèrement qu'on la doive juger, il n'en faut pas moins reconnaître en même temps que M. Clausel de Coussergues, orateur énergique, vigoureux, souvent passionné, parfois violent, était, au demeurant, le plus honnête et le meilleur des hommes. Selon le mot de Joubert, il était à la fois ardent et doux.

Pardonnez-moi donc, lui écrivait l'aimable moraliste, le 10 décembre 1809, aimez-nous et soyez toujours pour nous, comme pour le reste du monde, le doux et ardent Clausel*. Adieu, lui écrivait encore Joubert, le 20 septembre 1817, adieu, bonne âme, ange de paix, dont tant de tourbillons se jouent à rendre inutile la primitive destination. Nous aimerions mieux vous voir et vous savoir en repos qu'en mouvement, conformément à votre essence. Mais, en mouvement comme en repos, nous vous aimerons toujours également à cause de l'in- corruptibilité de votre nature. Adieu, aimei-nous aussi et vivez longtemps*.

I. Penaéea, Essais, itaximet et Corrttpandanc» de M. Joubert, t. H

f. 430.

S. Joubert, Urne II, p. 439.

596 MÉMOIRES d'outre-tombe

En 1824, à l'occasion du sacre de Charles X, M. Clausel publia un très savant volume, que Chateaubriand appré- ciera plus tard en ces termes, dans la préface des Etudes historiques : « Sous ce titre modeste : Du sacre de nos rois, M, Clausel de Coussergues a écrit un livre qui restera; les amateurs de la clarté et des faits bien classés, sans prétention et sans verbiage, y trouveront à se satisfaire. »

Le 30 septembre 1830, ne voulant pas prêter serment au gouvernement de la révolution de Juillet, il donna sa démission de conseiller à la Cour de cassation. Il vivra désormais dans la retraite, quelquefois à Paris, le plus souvent à Coussergues, jusqu'à la fin viendront le trouver les aimables et spirituelles lettres de M™» de Cha- teaubriand. La dernière est du dO février 1844. M. Clausel a 85 ans ; M™* de Chateaubriand en a 70, mais son esprit est toujours jeune. La lettre est très longue. En voici les dernières lignes :

...Nous sommes toujours dans notre rue du Bac, noui resterons, parce qu'il nous faut un rez-de-chaussée pour M. de Chateaubriand et un jardin pour trois douzaines d'oiseaux qui chantent sous ma fenêtre dans une volière (comme on dit) modèle ils vivent heureux à l'abri des chats et de la poli- tique.

Que vous avez été sage d'être allé, sans trop vous embarrasser du vide que vous laissez ici, vivre paisiblement dans vos mon- tagnes où il ne pénètre de mauvais que les journaux, que vous pouvez ne pas lire mais que vous lisez. C'est cependant une habitude dont on devrait se aéfaire quand on a promis de renoncer à Satan et à ses œuvres; mais je ne sache que moi qui n'aie point ce huitième péché mortel à me reprocher.

Vous savez que M. de Chateaubriand n'a pas été à Barèges, autrement il aurait été vous voir, malgré mes craintes de le savoir traversant vos montagnes, d'où l'on ne sort vivant que par miracle.

Adieu, mon cher ministre ' sans portefeuille, voilà votre vieil

1. M*" de Chateaubriand avait l'habitude d'appeler le complaisant Clsnsel, toujours prêt à lai obéir, «on serviteur Clausel, son cher ministre.

MÉMOIRES d'outre-tombe 591

ami qui prend la plume pour tous répéter ce que je vous dis en TOUS quittant, que nous tous aimons aujourd'hui comme nous TOUS aimions il 7 a quarante ans et plus.

La V"» DE Chatbaubriaki».

Et au-dessous de la signature de sa femme, de ses pauvres doigts tout noués par la goutte, qui pouvaient à peine retenir la plume et marquer les lettres, Chateau- briand écrivit ces deux lignes :

Vous ne voyez plus, mon cher ami, et moi, je ne puis plus écrire : ainsi tout finit, excepté notre fidèle et constante amitié.

Chateaubriand *.

M. Clausel de Coussergues mourut le7 juillet 1846. Deux ans après, presque jour pour jour, le 4 juillet 1848, son vieil ami le suivait dans la tombe. M™" de Chateaubriand était morte le 9 février 1847.

Les noms de Clausel et de Chateaubriand ne se sau- raient séparer. Dans l'Appendice du Génie du Christia- nisme, on trouve une Note ainsi conçue :

M. de Cl..., obligé de fuir pendant la Terreur avec un de ses frères, entra dans l'armée de Condé ; après y avoir servi honorablement jusqu'à la paix, il se résolut de quitter le monde. Il passa en Espagne, se retira dans un courent de trappistes, y prit l'habit de l'ordre, et mourut peu de temps après avoir pro- noncé ses vœux : il avait écrit plusieurs lettres à sa famille et à ses amis pendant son voyage en Espagne et son noviciat chez les trappistes. Ce sont ces lettres que l'on donne ici. On n'a rien voulu y changer : on y verra une peinture fidèle de la vie de ces religieux. Dans ces feuilles écrites sans art, il règne sou- vent une grande élévation de sentiments, et toujours une naïveté d'autant plus précieuse, qu'elle appartient au génie français, et qu'elle se perd de plus en plus parmi nous. Le sujet de ces lettres se lie au souvenir de nos malheurs ; elles repré- ntent un jeune et brave Français chassé de sa famille par la.

1. Madame de Chateaubriand. Lettre* inédites à M. CUtusel •« t'ow«- êergues, par l'abbé Pailhès (1888).

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Révolution et s'immolant dans la solitude, victime Tolontair* offerte à l'Eternel, pour racheter les maux et les impiétés la patrie : ainsi saint Jérôme, au fond de sa grotte, tâchait en versant des torrents de larmes, et en élevant ses mains vers le ciel, de retarder la chute de l'empire romain. Cette corres- pondance offre donc une petite histoire complète, qui a son commencement, son milieu et sa an. Je ne doute point que ^ on la publiait comme un simple roman, elle n'eût le plus grand succès...

M. de CI... était le frère de Clausel de Coussergues. II mourut, le 4 janvier 1802, au monastère de Sainte- Suzanne de N.-D.-de-la-Trappe, dans la province d'Ara- gon. Ses lettres, écrites de 1799 à 1801, justiflent pleine- ment les éloges que leur accorde Chateaubriand. Mais le malheur est qu'elles se trouvent dans un Appendice, et le lecteur (peut-être a-t-il tort?) lit encore moins les appendices que les préfaces.

Tout le monde avait du talent dans la famille des Clausel. Un autre frère de M. Clausel de Coussergues, l'abbé Clausel de Montais publia, dans les derniers mois de 1816, un livre dont le titre seul renferme une grande pensée : La Religion chrétienne prouvée par la Révolution française. Le Journal des Débats en rendit compte dans son numéro du 27 janvier 1817 :

Je ne sais, disait l'auteur de l'article, si c'est la première fois que M. Clausel de Montais fait imprimer : son style annonce une grande habitude d'écrire et de rendre sa pensée plus forte en la resserrant. Frère de M. Clausel de Coussergues, membre de la Chambre des députés, et de M. Clausel, grand vicaire d'Amiens, résidant à Beauvais, qui prononça, devant l'assem- blés électorale du département de l'Oise, un discours que tous les gens de goût conserveront, il n'a rien à envier à ses atnés...

L'abbé Clausel de Montais fut appelé à l'épiscopat en 1824. L'éclat avec lequel il a occupé pendant près da *jente ans le siège de Chartres, l'énergie avec laquelle,

uËHOiRES d'outre-tombe 593

étant déjà plus que septuagénaire, il a engagé le premier au mois de mars 1841, cette lutte en faveur de la liberté de l'enseignement, cette campagne des évêques d'où est sortie la loi du 25 mars 1850, les remarquables écrits qu'il a publiés pendant ces dix années et qui s'élèvent ou chiffre de quarante, font de Mgr Clausel de Montais une des grandes figures de l'épiscopat au xix* siècle.

Dans l'cirticle du Journal des Débats, il est question de M. Clausel, grand vicaire d'Amiens. Membre du Conseil royal de l'instruction publique sous la Restauration, il a mérité que ses adversaires lui rendissent, dans la Biogra- phie des Contemporains, ce témoignage : « M. l'abbé Clausel de Coussergues honore le royalisme ardent qu'on lui connaît par une loyauté et une noblesse de caractère dont il a donné plusieurs preuves publiques*. » Il prit une part brillante aux polémiques soulevées, de 1817 à 1830, par les ou7rages de l'abbé de la Mennais, et mourut en 1 835. «Peu d'hommes, dit Biographie universelle^, oni eu plus d'agrément dans l'esprit. Sa conversation étincelanle, et pleine de saillies, avait un agrément tout particulier ; mais ses saillies étaient tempérées par la droiture de ses jugements et par ses excellentes qualités. »

M. et M"»' de Chateaubriand ne m'en auraient pas voulu, j'en suis sûr, de m'être un peu étendu sur les frères de leur meilleur ami.

X

LE CAHIER ROUGE *

M. Maxime du Camp écrivait, en 1882, dans ses Souve- nirs littéraires :

1 . Biographie des Contemporains, T. IV, p. iîA. S. Deuxième édition, tome VIII, p. 365. S. Ci-dessus, p. 403.

T. II. 38

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Sainte-Beuve, dont une femme d'esprit disait : « Il ressemble i une vieille femme qui a oublié de mettre son tour » ; Sainte- Beuve, dont l'âme ne péchait point par l'excès des qualités chevaleresques; Sainte-Beuve a jugé Chateaubriaud avec une sévérité dont l'acrimonie n'est point absente. Lui, si bien in- formé d'habitude et amateur passionné de documents inédits, il n'a pas su que M™^ de Chateaubriand écrivait, elle aussi, ses mémoires , qui se développaient parallèlement à ceux de son mari, les complétaient et dans bien des cas les éclairadent. Ces mémoires, écrits sur des cahiers reliés en maroquin rouge, jfc les ai lus ' .

La révélation de Maxime du Camp ne laissa pas de cau- ser quelque surprise. On savait bien par Joubert que les lettres de M™* de Chateaubriand étaient pleines d'esprit, à ce point qu'il s'empressait souvent de les copier pour en faire jouir leurs amis communs. « Vraiment, écrit-il, sa femme (de Chateaubriand) entend mieux que lui les petites choses... Si le Publiciste lisait ses lettres, il les trouverait de bon goût et dignes de ses feuilletons. Je vais vous en transcrire quelque chose : cette plume vive et leste, mé- rite, je crois, de vous faire quelque plaisir. >> Et après avoir cité un long passage, il ajoute : « Je n'ai pas sous les yeux la deuxième lettre à ma femme et qui est encore plus pi- quante 2, )) On avait lu cette page des Mémoires d'Outre- tombe : « Je ne sais s'il a jamais existé une intelligence plus fine que celle de ma femme : elle devine la pensée et la parole à naître, sur le front ou sur les lèvres de la per- sonne avec qui elle cause : la tromper en rien est impos- sible. D'un esprit original et cultivé, écrivant de lama nière la plus piquante, racontant à merveille^... » Par M. Da- nielo, qui fut pendant vingt ans le secrétaire de M. de Chateaubriand, on savait « qu'elle avait plus d'esprit que

1. Souvenirs littéraires, tome L p. 382.

2. Pensées, Essais, Maximes et Correspondance de M. Joubert, tome IL S. Mémoires d'Outre-tombe, tome I. p. 408.

MÉMOIRES d'outre-tombe 595

son mari », et que, plus que lui, elle était prompte pour la répartie * . . .

Avec son esprit mordant, avec sa verve railleuse et « sa plume vive et leste », M™« de Chateaubriand était donc assez bien armée pour écrire des mémoires. Mais, d'autre part, cette femme d'un homme de génie n'était, à aucun degré, une femme littéraire. Chez elle, pas la moindre trace de bas-bleuisme. Elle était « adverse aux lettres », selon le mot de son mari, qui ajoute : « M™« de Chateaubriand m'admire sans avoir jamais lu deux lignes de mes ou- vrages 2. » Il advint même qu'elle vendit au rabais, petit à petit, au profit de ses pauvres, la bibliothèque de son mari, ce dont celui-ci, d'ailleurs, ne fût pas autrement fâché. Ses lectures se bornaient à quelques ouvrages de piété « elle trouvait ses délices '. » Sa grande affaire, c'é- tait la charité, c'était la visite des pauvres ou l'Œuvre de la Sainte-Enfance, c'était surtout rinflrmerie de Marie- Thérèse, fondée par elle et elle passait presque toutes ses journées. En fait de livres, ce qui la préoccupait sur- tout, c'était de vendre beaucoup de livres. . . de chocolat. Elle en avait établi une fabrique dans son Infirmerie, et ses amis n'avaient pas le droit de se fournir ailleurs, quitte à eux, pour se consoler, à l'appeler la vicomtesse Chocolat, titre dont elle était aussi fîère que de celui de vicomtesse de Chateaubriand. Ses succès comme marchande ne se comptaient pas ; il lui arriva même un jour de faire un vrai miracle : elle vendit à Victor Hugo trois livres de cho- colat, au prix fort! Il est vrai que Victor Hugo était jeune en ce temps-là*.

Et maintenant, vous figurez-vous cette sainte femme,

1. Les Convertaliont de M. Chateaubriand, par M. Danielo, insé- rées à la suite des Mémoires d' Outre-tombe, tome XII de la première édition.

2. Mémoires d'Outre-tomb*, tome I, p. 408.

3. J. Danielo, loc. cit.

4. Vicior Hugo raconté par un témoin de sa r<«, tMU* II, p. 13.

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tout entière vouée aux œuvres de charité, dont elle ne veut pas se laisser distraire même par les ouvrages de son mari, vous la figurez-vous se mettant à sa table de travail et écrivant l'histoire de sa vie comme M™® George Sand? J'en suis fâché pour M. Maxime du Camp, mais il l'a ca- lomniée, sans le vouloir, lorsqu'il l'a représentée « écri- vant ses Mémoires ». Et pourtant le Cahier rouge existe. Dans quelles circonstances, comment et pourquoi il a été écrit, c'est ce qu'il nous faut dire.

En 1834, lorsqu'eurent lieu, à l'Abbaye-au-Bois, les pre- mières lectures des Mémoires (V Outre-tombe, Chateaubriand avait terminé, d'une part, la première partie de ses récits, celle qui s'achève avec son émigration et se clôt par sa rentrée en France au printemps de 1800; il avait, d'autre part, retracé sa carrière politique, la seconde Restaura- tion, la révolution de Juillet, les deux voyages à Prague, le voyage à Venise, ses relations avec la famille royale déchue. Il ne lui restait plus qu'à faire revivre les années qui vont de 1800 à 1815, à'Atala et du Génie du christia- nisme à la brochure de Bonaparte et les Bourbons et à la Monarchie selon la Charte

Avant d'entreprendre cette dernière partie de sa tâche, et pour la rendre plus facile à la fois et plus sûre. Cha- teaubriand prie sa femme de jeter sur le papier les sou- venirs qui lui sont restés de cette époque. M^» de Cha- teaubriand se met à l'œuvre; elle prend un grand cahier et commence d'écrire tout en haut de la première page, sans laisser le plus petit espace pour un titre général. A quoi bon un titre, pour des notes qui ne seront lues que par une seule personne? Elle entre en matière, sans autre préambule, par une simple date : 180S, et débute ainsi : M Lorsque M. de Chateaubriand revint de Rome au mois de février, nous prîmes un logement à V Hôtel de France, rue de Beaune. » D'elle-même et de sa vie avant 1804, pas un mot, parce que ce n'est pas sa vie, ce ne sont pas ses

MÉMOIRES d'outre-tombe 597

mémoires qu'elle écrit. C'est en 1804 qu'a eu lieu, après une séparation de douze années, sa réunion avec son mari c'est donc à partir de ce moment seulement que ses sou- venirs pourront être utiles à ce dernier, et comme c'est pour lui seul qu'elle écrit, elle ne songe pas un instant à "éprendre les choses de plus haut. De même, elle termi- aera ses notes avec la fin des Cent-Jours, parce qu'au delà de cette date elles ne serviraient de rien à M. de Cha- teaubriand. Ce qui achève de prouver que le Cahier rouge n'avait pas d'autre but que de fournir à l'illustre écrivain des notes et des points de repère, c'est qu'on n'y trouve rien, absolument rien, qui soit personnel à M"« de Cha- teaubriand. M. Maxime du Camp dit, il est vrai, dans ses Souvenirs, à la suite du passage que j'ai cité : u Plusieurs anecdotes, relatées dans ces mémoires avec une sincérité toute conjugale, expliquent l'ennui morbide qui a toujours pesé sur Chateaubriand; elles ont trait à des faits intimes, à des faits de famille que je ne crois pas avoir le droit de révéler. » I.es souvenirs de M. Maxime du Camp l'ont ici mal servi. Les « faits intimes », les « anecdotes conju- gales », brillent, dans le Cahier rouge, par leur absence, toujours par le même motif. Les incidents de la vie de famille, les impressions personnelles de M™" de Chateau- briand ne pouvaient pas trouver place dans les Mémoires de son mari ; elle n'avait pas dès lors à en parler, et elle n'en a pas parlé.

M. l'abbé Pailhès a publié le Cahier rouge, en 1887, dans son livre sur Madame de Chateaubriand d'après ses mémoires et sa correspondance. Il nous a ainsi mis à même d'apprécier la façon dont en a usé Chateaubriand avec les notes écrites par sa femme à son intention et sur sa demande.

Lorsqu'on rapproche les deux textes, le Cahier rouge et les Mémoires d'OiUre-tombe, ce qui frappe tout d'abord, c'est que Chateaubriand n'a pas romancé les souvenirs de sa femme. Il les a suivis pas à pas, mot à mot. sans y rieo

598 ' MÉMOIRES d'outre-tombe

ajouter de son chef, sans rien inventer. On a la preure, pour la partie des Mémoires qui va de 1804 à 1815, qu'ils sont scrupuleusement, minutieusement exacts. Nous sa- vons déjà qu'il en est de même pour la partie antérieure à 1804. Peut-être aurons-nous à constater plus tard qu'il n'en va pas autrement pour les années qui suivent 181"), Chateaubriand, je viens de le dire, ne s'est jamais écarté, dans ses récits, des indications qui lui étaient fournies par les notes de sa femme. Il ne cesse de les suivre que lorsqu'il y rencontre sur quelques-uns de ses contempo- rains des jugements trop rigoureux. Charitable envers les pauvres, douce aux malheureux, M""" de Chateaubriand n'était pas toujours tendre pour les puissants du monde, surtout s'ils étaient soupçonnés de n'admirer pas suffi- samment son mari. Sur le cardinal Fesch, en particulier, et sur le duc de Richelieu, elle a des passages extrême- ment durs. Elle a de très jolies malices à l'endroit de M™« de Staël, de M. Beugnot ou de M, Pasquier. Chateau- briand reproduit ce qui précède et ce qui suit, il supprime les duretés et les malices. Dans un certain sens, au moins, il y avait quelque chose de vrai dans le mot que répétait souvent l'auteur du Cahier rouge : « M. de Chateaubriand est meilleur que moi. »

XI

LB CONSBILLKR R^AL ET l'ANECDOTE DU DOC DE ROVIGO '

Voici l'anecdote :

Après l'exécution du jugement, dit le duc de Rovigo, je repris le chemin de Paris. J'approchais de la barrière, lorsque je ren- contrai M. Real qui se rendait à Vincennes en costume de conseiller d'Etat. Je l'arrêtai pour lui demander il allait : « A Vin- cennes, me répondit-il; j'ai reçu hier au soir l'ordre de mj

1. Ci-dessus, page 449.

MÉMOIRES d'outre-tombe 399

transporter pour interroger le duc d'Enghien, » Je lui raconta ee qui venait de se passer, et il me parut aussi étonné de ce que je lui disais que je le paraissais de ce qu'il m'avait dit. Je com- mençai à rêver. La rencontre du ministre des relations exté- rieures (Talleyrand) chez le général Murât me revint à l'esprit, je commençai à douter que la mort du duc d'Enghien fut l'ou- vrage du premier Consul.

M. Thiers, qui plaide, lui aussi, non coupable, poHr le premier Consul, s'est naturellement emparé de Vanecdote du duc de Rovigo, et il a échafaudé sur elle tout son sys- tème de défense.

Cependant, écrit-il, tout n'était pas irrévocable dans les ordres du premier Consul : il restait un moyen encore de sauver le prince infortuné. M. Real devait se transporter à Vincennes pour l'interroger longuement et lui arracher ce qu'il savait sur le complot... M. Maret (secrétaire général et chef du cabinet du premier Consul) avait lui-même, dans la soirée, déposé chez le conseiller d'Etat Real l'injonction écrite de se rendre à Vin- cennes pour voir le prisonnier. Si M. Real voyait le prison- nier.., se sentait touché par sa franchise. . . M. Real pouvait communiquer ses impressions à celui qui tenait la vie du prince dans ses puissantes mains. . . M. Real, exténué de fatigue par un travail de plusieurs jours et de plusieurs nuits, avait défendu à ses domestiques de l'éveiller. L'ordre du premier Consul ne lui fut remis qu'à cinq heures du matin. . .

El M. Thiers ajoute :

CT était un accident, un pur accident qui avait ôté au prince infortuné la seule chance de sauver sa vie et au premier Consul une heureuse occasion de sauver une tache à sa gloire... On est à la merci d'un hasard, d'une légèreté! La vie des accusés, l'honneur des gouvernements dépendent quelquefois de la ren- contre la plus fortuite!

Le hasard a bon dos; mais il ne faudrait pourtant pas trop charger ses épaules.

A qui fera-t-on croire que le conseiller d'Etat Real, dans des circonstances comme celles l'on se trouvait, avait intimé à ses domestiques une défense de l'éveiller, qui se •erait appliquée même au premier Consul et au chef de

600 MÉMOIRES d'outre-tombe

son cabinet? Comment admettre que Maret, fort de l'an- torité de son maître et dans une occasion la gloire de ce dernier était en jeu, n'aurait pas "-^rcé la consigne?

M. Thiers a dit lui-même, à propos des ordres signés par Bonaparte et remis à Savary : « Ces ordres étaient complets et positifs... Ils contenaient l'injonction. , . de se réunir immédiatement pour tout finir dans la nuit et si, comme on ne pouvait en douter, la condamnation était une condamnation à mort, de faire exécuter sur-le-champ le prisonnier. » On est au soir (c'est encore M. Thiers qui nous le dit), encore quelques heures, et le prince sera fusillé. Bonaparte, cependant, est revenu à d'autres senti- ments : il veut essayer d'un moyen de sauver le prince, et c'est à M. Real qu'il va confier cette mission. Comme il n'y a pas une minute à perdre, Maret, son envoyé, verra donc Real sur-le-champ, il le verra coûte que coûte, il ne sortira pas de son hôtel qu'il ne l'ait vu partir pour Vin- cennes au galop de ses chevaux 1 . . . Maret arrive à l'hôtel du conseiller d'État. Monsieur est couché, disent les domestiques... Et discrètement Maret se retire, non pourtant sans laisser un pli chez le concierge 1 !

La brochure du duc de Rovigo donna naissance, en 1823, à plusieurs autres écrits, dont l'un, intitulé : Extrait de Mémoires inédits sur la Révolution française, avait pour au- teur Méhée de la Touche, ancien chef de division aux ministères des relations extérieures et de la guerre, qui avait joué, lui aussi, un rôle important dans l'affaire du duc d'Enghien.

Je déclare, écr'^it Méhée, qu'il n'est pas vrai que M. de Ro- vigo ait rencontré, le jour de l'assassinat, en habit de conseiller d'Etat, M. Real, qui avait, dit-il, ordre de Napoléon d'aller in- terroger le duc d'Enghien. Cette journée était assez remarquable pour être restée dans la mémoire de beaucoup de personnes qui «ont, je n'en doute pas, à même d'attester le même fait. Je défie- rais M. Real de nier qu'ayant reçu de lui, de la part du premier

MEMOIRES d'outre-tombe 601

Consul, l'ordre de me rendre le matin dans son bureau, pour des affaires qui seront éclaircies dans une autre occasion, je n'aie été le prendre dans sa maison et qu'après avoir assisté à sa toilette il n'y avait rien du costume de conseiller, nous nous soyons rendus ensemble dans ses bureaux, rue des Saints-Pères, je passai plusieurs heures à écrire des détails que Napoléon lui avait ordonné de me demander. Je soutiendrai à quiconque vou- drait donner le change à l'opinion, qu'à deux heures après-midi M. Real n'était pas sorti et qu'il n'a pas pu avoir d'entretien avec M. de Rovigo sur la route de Vincennes, il n'avait pas besoin d'aller pour savoir ce qui se passait et il n'y avait plus d'interrogatoire à faire.

Méhée, sans doute, n'est point de ceux dont le témoi- gnage s'impose; mais il faut bien croire que son démenti n'était point ici sans valeur, puisque le duc de Rovigo, en 1828, reproduisant, au tome II de ses Mémoires, sa bro- chure de 1823, a eu bien soin de supprimer tout ce qui avait trait à sa rencontre avec Real sur la route de Vin- cennes. De la fameuse anecdote, il n'est plus dit un traître mot!

Dans ses Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous Napoléon (1833), Desmarest, le confident et le bras droit de Real, a tout un chapitre sur l'Enlèvement et la Mort du duc d'Enghien. Il n'y est point parlé de la mis- sion que Bonaparte aurait confiée à Real, ni de la visite de Maret, ni de la rencontre sur la route de Vincennes. Et de tout cela non plus il n'est rien dit dans les Souvenirs mêmes de Real, publiés en 1835 sous ce titre : Indiscré- tions (1798-1830); Souvenirs anecdotiques et politiques tirés du portefeuille d'un fonctionnaire de l'Empire, mis en ordre par M. Desclozeaux (Paris, Dufey, 2 vol. in-8°).

Chateaubriand a donc eu raison de mettre en doute Vanecdote contée par le duc de Rovigo et de tenir pour « non recevable » l'argument qu'en ont touIu tirer lei avocats de Bonaparte.

80S MÉMOIRES d'outre-tombe

XII

LA COMTESSE DE NOAILLES *

Nathalie-Lace-Léontine-Joséphine de Laborde de Méré- ville, fille de M, de Laborde, banquier de la cour, avait épousé, en 1790, Arthur-Jean-Tristan-Charles-Languedoc, comte de Noailles, fils aîné du prince de Poix et petit-fils de cet héroïque duc de Mouchy qui, allant à la guillotine, le 27 juin 1794, à ceux qui lui criaient : « Courage, mon- sieur le maréchal! » répondait d'un ton ferme : « A quinze ans j'ai monté à l'assaut pour mon roi; à près de quatre- ringts je monterai à l'échafaud pour mon Dieu! » A la mort de son beau-père (15 février 1819), M™* de Noailles devint duchesse de Mouchy. C'est elle que Chateaubriand a peinte, dans les Aventures du dernier Abencerage, sous le nom de Blanca, comme il s'est peint lui-même sous le nom d'Aben-Hamet :

Les mois s'écoulent, écrivait-il : tantôt errant parmi les ruine» de Carthage, tantôt assis sur le tombeau de Saint-Louis, TAben- cerage exilé appelle le jour qui doit le ramener à Grenade. Ce jour se lève enfin : Aben-Hamet monte sur un vaisseau et fait tourner la proue vers Malaga Avec quel transport, avec quelle joie mêlée de crainte il aperçoit les premiers promontoires de l'Espagne! Blanca l'attend-elle sur ces bords? Se souvient-ell« encore d'un pauvre Arabe qui ne cesaa de l'adorer sous le pal- mier du désert?

Sur cette rencontre à Grenade de Chateaubriand et de M°»' de Noailles, M. Hyde de Neuville, alors proscrit de France et réfugié en Espagne, nous a donné, dans sea Mémoires, d'intéressants détail* *

1. Ci-dessas, pag« âSS.

MÉMOIRES d'outre-tombe 603

M™« de Noailles, depuis duchesse de Mouchy, dit-il, si juste- ment nommée la belle Nathalie, voyageait depuis six mois en Espagne avec ses enfants et faisait d'assez longs séjours dans les villes qui pouvaient offrir de l'intérêt à sa curiosité artistique. Elle témoigna le désir de nous voir, et nous fûmes heureux de rencontrer une femme aussi aimable que bonne, qui connaissait tous nos amis de Paris, et qui, en nous parlant d'eux, réveillait nos plus chers souvenirs.

Mme de Noailles, dont l'éclat et la beauté avaient fait du bruit k son entrée dans le monde, n'avait plus cette première fraîcheur que je lui avais vue et qui n'appartient qu'à l'extrême jeunesse; mais elle avait conservé sa grâce, ses traits charmants et cette physionomie expressive et touchante qui ajoute tant à la beauté. Mme de Noailles était M"» de Laborde; elle avait la distinction, l'instruction et tous les talents qui sont de tradition dans cette famille •, et, ce qui vaut mieux encore, beaucoup de bonté. Je n'ai pas connu une âme plus noble et plus généreuse. C'est à elle que j'ai une amitié précieuse qui est devenue un des liens puissants de ma vie. Elle était très liée avec M. de Chateau- briand, alors en Terre-Sainte. Elle me parlait de lui sans cesse, et lorsque je le rencontrai peu de temps après, je crus le recon- naître sans jamais l'avoir vu.

M™e de Noailles avait passé deux mois à Grenade pour dessi- ner tous les monuments que les Maures y ont laissés. Elle par- lait de l'Alhambra avec l'enthousiasme d'une artiste... Les Maures exaltaient tellement son imagination que nous fûmes sur le point de faire avec elle une course en Afrique, dont la traversée n'é- tait que de quelques heures... C'est de ce grand enthousiasme pour ces mœurs dont Mme de Noailles était animée qu'est née la charmante nouvelle que Chateaubriand a appelée le Dernier Abencerage. Blanca y est bien l'image fidèle de l'aimable Natha- lie, et dans la description de cette dame gracieuse et noble il a peint la fille des Espagnes, j'ai cru souvent revoir l'amie commune qui nous avait charmés bien des fois en essayant les danses si attrayantes des pays que nous visitions ensemble. {Mémoires et Souvenirs du baron Hyde de Neuville, tome I, p. 444 et suiv.).

1. La supériorité d'esprit de la vicomtesse de Noailles, flUe de la da- chesse de Mouchy, est connue. Elle a écrit la Vie de la princesse <U Poix, sa grand-mère. Cet écrit, publié en 1855, est un chef-d'œuvre de finesse et de grâce aristocratique. Une notice non moins remarquable sur la vicomtesse de Noailles est due à la plume de M** Standish, né« Sabine de Noailles (Note de M Ujde de Neuville).

604 MÉMOIRES d'outre-tombe

A quelques années de là, M™* de Noailles devenait folle. Le 20 septembre 1817, la duchesse de Duras écrivait à M™* Swetchine :

Je vous ai montré des lettres de ma pauvre amie... ; vous avez admiré avec moi la supériorité de son esprit, l'élévation de ses sentiments, et cette délicatesse, cette fierté blessée, qui depuis longtemps empoisonnait sa vie, car il n'y a pas de situation plus cruelle, selon moi, que de valoir mieux que sa conduite : on se juge avec tant de sévérité et pourtant l'abaissement est si pénible! et quand on a réuni tout ce que la beauté, la grâce, l'esprit, l'élégance des manières peuvent inspirer d'admiration, qu'on a joui de cette admiration et qu'on sent qu'on vous la dis- pute, quelles affreuses réflexions ne doit-on pas faii-e 1 Et puis, il faut joindre à cela des sentiments blessés ou point compris, enfin ce malaise d'un cœur mal avec lui-même, et cependant trop haut pour exiger. Enfin, chère amie, tout l'ensemble de cette situation a produit ce que cela devait produire : sa tête s'est égarée, son imagination s'est frappée, et elle a perdu la raison. Sa folie n'est point violente, mais elle est déchirante. La terreur la saisit, elle croit qu'on va l'assassiner, que tout ce qu'elle prend est empoisonné, que nous allons tous périr tôt ou tard par l'effet d'une conspiration, mais qu'elle est particulièrement dé- vouée, que tous ses domestiques sont des demi-soldes déguisés * ; enfin mille folies. Elle s'est confessée; elle croit toujours mourir la nuit qui va suivre; mais elle dit qu'elle est heureuse. Elle m'a chargée de la justifier après sa mort, de dire qu'elle ne mé- ritait pas l'abandon on l'avait laissée, enfin des choses l'on retrouvait, à travers sa folie, les pensées que je savais trop lui être habituelles. Cela est déchirant. On voit, dans cet état Ion ne déguise rien, combien son âme était douce et combien elle a souffrir... Vous sentirez tout cela. Je ne connais que M. de Chateaubriand et vous qui puissiez m'entendre sur ce sujet. Il sera bien affligé ; je ne lui ai écrit qu'il y a trois jours, j'espérais que cet horrible état s'améliorerait, mais il n'a fait qu'empirer. Je ne puis penser qu'à cela. {Madame Swetchine, »a vie et ses œuvres, par le comte de Falloux, tome I, p. 184.)

I. Officiers récemment congédiés par une mesure qui aT&it fait beaur eoup de mécontents.

TABLE DES MATIÈRES

PREMIERE PARTIE

LIVRE VII

'• rais trouver ma mère. A Saint-Malo. Progrès de la Révolution. Mon mariage. Paris. Anciennes et nouvelles connaissances. L'abbé Barthélémy. Saint-Ange. Théâtre. Changement et physionomie de Paris. Club des Cordeliers. Marat. Dantou.

Camille Desmoulins. Fabre d'Eglantine. Opinion de M. de Malesherbes sur l'Emigration. Je joue et je ptrds. Aventure du fiacre. M™« Roland. Barère à l'Ermitage. Seconde fédération du i4 juillet. Préparatifs d'émigration. J'émigre avec mon frère.

Aventure de Saint-Louis. Nous passons la fron- tière. — Bruxelles. Dîner chez le baron de Breteuil.

Rivarol. Départ pour l'armée des princes. Route,

Rencontre de l'armée prussienne. J'arrive à Trêves,

Armée des princes. Amphithéâtre romain. Atala.

Les chemises de Henri IV, Vie de soldat, Der- nière représentation de l'ancienne France militaire. Commencement du siège de Thionville. Le chevalier de la Baronnais. Continuation du siège. Contraste.

Saints dans les bois. Bataille de Bouvines. Pa- trouille. — Rencontre imprévue. Eli'ets d'un boulet et d'une bombe. Marché du camp. Nuit aux faisceaux d'armes. Chiens hollandais. Souvenir des Martyrs.

Quelle était ma compagnie. Aux avant-postes. Eudore, Ulysse, Passage de la Moselle, Combat,

Libba sourde et muette. Attaque soua Thionville.

Levée du siège. Entrée à Verdun. Maladie prussienne. Retraite. Petite vérole. Les Ardennes.

Fourgons du prince de Ligne. Femmes de Namur.

Je retrouve mon frère à Bruxelles. Nos derniers •dieux. Ostende. Passade à Jersâjr. Ou me met

606 TABLE DES MATIÈRES

à terre à Guernesey. La femme du pilote. Jersey.

Mon oncle de Bedée et sa famille. Description de l'île. Le duc de Berry. Parents et amis disparus. Malheur de vieillir. Je passe en Angleterre. Der- nière rencontre avec Gesri! 1

LIVRE VIII

Literary Fund. Grenier de Holborn. Dépérissement de ma santé. Visite aux médecins. Émigrés à Lon- dres. — Peltier. Travaux littéraires. Ma société avec Hingant. Nos promenades. Une nuit dans l'église de Westminster. Détresse, Secours imprévu.

Logement sur un cimetière. Nouveaux camarades d'infortune. Nos plaisirs. Mon cousin de la Boùé- tardais. Fête somptueuse. Fin de mes quarante écus. Nouvelle détresse. Table d'hôte. Evêques.

Dîner à London-Tavern. Manuscrits de Camden.

Mes occupations dans la province. Mort de mon frère. Malheurs de ma famille. Deux Frances. Lettres de Hingant. Charlotte. Retour à Londres.

Rencontre extraordinaire. Défaut de mon carac- tère. — h'Essai historique sur les révolutions. Son effet. Lettre de Lemierre, neveu du poète. Fontanes.

Cléry 10!

LIVRE IX

Mort de ma mère. Retour à la religion. Génie du Christianisme. Lettre du chevalier de Panât. Mon oncle M. de Bedée : sa fille aînée. Littérature an- glaise. — Dépérissement de l'ancienne école. Histo- riens. — Poètes. Publicistes. Shakespeare. Ro- mans anciens. Romans nouveaux. Richardson. Walter Scott. Poésie nouvelle. Beattie. Lord Byron. L'Angleterre de Richmond à Greenwich. ^ Course avec Peltier. Blenheim. Stowe. Hampton- Court. Oxford. Collège d'Eton. Mœurs privées.

Moeurs politiques. Fox. Pitt. Burke. George III. Rentrée des émigrés en France. Le ministre de Prusse me donne un faux passeport sous le nom de La Sagne, habitant de Neuchâtel en Suisse. Mort de lord Londonderry. Fin de ma carrière de «oldat et de voyageur. Je débarque à Calais 171

TABLE DES MATIÈRES 601

DEUXIÈME PARTIE

LIVRE PREMIER

Séjour à Dieppe. Deux sociétés. en sont mes Mé- moires. — Année 1800. Vue de la France. J'arrive à Paris. Changement de la société. Année de ma vie 1801. Le Mercure. Atala. Année de ma vie 1801 M™« de Beaumont, sa société. Année de ma vie 1801. Eté à Savigny. Année de ma vie 1802.

Talma. Années de ma vie 1802 et 1803. Génù du christianisme. Chute annoncée. Cause du succès finaL Génie du christianisme; suite. Défauts de l'ouvrage %2i

LIVRE II

Années de ma vie 1802 et 1803. Châteaux. M"« de Custine. M. de Saint-Martin. M™» d'Houdetot et Saint- Lambert. Voyage dans le midi de la France, 1802. Années de ma vie 1802 et 1803. M. de la Harpe. Sa mort. Années de ma vie 1802 et 18('3.

Entrevue avec Bonaparte. Année de ma vie 1803.

Je suis nommé premier secrétaire d'ambassade à Rome.

Année de ma vie 1803. Voyage de Paris aux Alpes de Savoie. Du mont Cenis à Rome. Milan et Rome.

Palais du cardinal Fesch. Mes occupations. Année de ma vie 1803. Manuscrit de M™* de Beaumont. Lettres de M™« de Caud. Arrivée de M™« de Beau- mont à Rome. Lettres de ma sœur. Lettre de M"8 de Krùdener. Mort de M™« de Beaumont. Funérailles. Année de ma vie 1803. Lettres de M. ChênedoUé, de M. deFontanes, de M. Necker et de Mme de Staël. Années de ma vie 1803 et 1804. Première idée de mes Mémoires. Je suis nommé mi- nistre de France dans le Valais. Départ de Rome. Année de ma vie 1804. République du Valais. ^ Visite au château des Tuileries. Hôtel de Montmo- rin. J'entends crier la mort du duc d'Enghiop. Je donne ma démission 293

608 TABLE DES MATIÈRES

UVRE III

Mort du duc d Enghien. Année de ma vie 1804. Lg général Hulin. Le duc de Rovigo. M. de Talleyrand. Part de chacun. Bonaparte, son sophisme et ses remords. Ce qu'il faut conclure de tout ce récit. Inimitiés enfantées par la mort du duc d'Enghien. Un article du Mercure. Changement dans la vie de Bona parte. Abandon de Chantilly 409

LIVRE IV

Année de ma vie 1804. Je viens demeurer rue Miro- mesnil. Verneuil. Alexis de Tocqueville. Le MénLl. Mézy. Méréville. M™» de Coislin. Voyage à Vichy, en Auvergne et au mont Blanc. Re- tour à Lyon. Course à la Grande Chartreuse. Mort de M"» de Caud. Années de ma vie 1805 et 1806. Je reviens à Paris. Je pars pour le Levant. Je m'embarque à Constantinople sur un bâtiment qui por- tait des pèlerins pour la Syrie. De Tunis jusqu'à ma rentrée en France par l'Espagne. Réflexions sur mon voyage. Mort de Julien 465

Tablb 605

APPENDICE

I. Le Comte du Plessii de Parscau, beau-frère de

Chateaubriand 547

II. Le mariage de Chateaubriand 549

III . Fontanes et Chateaubriand 552

IV . Comment fut composé le « Génie du Christianisme » . 554 V . La rentrée en France 561

VI. Le Génie du christianisme 563

VII . Chateaubriand et M™* de Custine 568

VIII . La mort de La* Harpe 578

IX . Les quatre Clausel 586

X . Le cahier rouge 593

XI. Le Conseiller Real et l'anecdote du duc de Rovigo. 598

XII La comtesse de Noailles 6ÛS

Paris. (France). Imp. PiUL DtjpoNi (Cl.).

DATE DUE

PRINTED m USA.

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